20 septembre 2017
Vers le grand retour des blocs ? Ce nouvel ordre mondial qui se met en place pendant que l’Occident divisé rêve de multilatéralisme.
L’assemblée générale de l’ONU est l’occasion pour chaque pays de faire valoir sa vision du monde. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’un décalage de plus en plus sérieux se creuse entre les différentes représentations.
Atlantico : Après un discours fleuve de Donald Trump à l’Assemblée générale des Nations-unies, les positions américaines semblent affirmées dans un monde qui semble aujourd’hui refermer la page de la fin de la guerre froide, se structurant autour de deux blocs, entre un monde occidental mené par les États Unis, et un bloc composé d’un bloc nouveau; entre Chine, Russie, Iran, et d’une Turquie encore hésitante. Quel a été le processus de formation de ce « nouvel ordre mondial », en quoi est-il en train de devenir une réalité ?
Philippe Fabry : L’idée des deux blocs pourrait donner faussement l’illusion que nous sommes revenus à quelque chose comme la bipolarité de la guerre froide. Ce n’est certainement pas le cas : les États-Unis demeurent la seule hyperpuissance mondiale ; ni la Chine, ni la Russie ne peuvent rivaliser non seulement en termes de puissance militaire globale, mais surtout en termes de réseau d’alliance : chacun de ces pays est plutôt isolé dans sa région, et cela vaut aussi pour l’Iran et, de plus en plus, la Turquie. Par ailleurs, contrairement à l’époque de la Guerre froide, ce groupe de contestataires de l’ordre international ne bénéficie pas du ressort d’une idéologie puissante permettant de séduire des partisans à l’étranger et de redouter un effet domino ; on ne séduit pas grand-monde en invoquant seulement le droit de défendre ses intérêts, voire ambitions, nationales, et la realpolitik. Enfin, il faut garder à l’esprit que chacun des états appartenant à ce front contestataire de l’ordre américain, spécifiquement les deux géants russe et chinois, ont leur propre agenda et sont plutôt des alliés objectifs qu’autre chose.
En réalité, ce à quoi l’on assiste n’est pas la formation d’un nouvel ordre mondial, c’est seulement une fronde contre l’ordre mondial existant. Quel est cet ordre mondial ? Une monarchie tempérée des États-Unis d’Amérique sur le monde. Je m’explique : ce à quoi nous assistons au niveau mondial depuis 1945 et la mise en place de l’ONU est parfaitement similaire à ce qui s’est passé, à une autre échelle, dans tous les grands pays d’Europe, à savoir la construction d’un État central par la monarchie. Partout, les monarchies européennes ont réussi à construire un État en dépassant la féodalité, qui est un éclatement de la puissance publique en une multitude d’acteurs. Au départ, le monarque n’était qu’un aristocrate parmi d’autres, souvent élu par un conseil de pairs, les « grands » qui gouvernaient leurs territoires de façon autonome. Le dépassement de la féodalité a été possible par la constitution d’assemblées représentatives du royaume : les États Généraux en France, le Parlement modèle en Angleterre, le Reichstag dans le Saint Empire, le Zemski Sobor en Russie, le Riksdag en Suède, le Rigsdag au Danemark, etc. L’institution de ces assemblées a permis partout aux princes, suzerains dans l’ordre féodal, de devenir véritablement souverains, détenteurs d’un pouvoir d’une autre nature, qui ne dépendait plus du consentement des pairs. La plupart des sujets des royaumes y trouvaient leur compte, et soutenaient généralement ce mouvement. Les grands seigneurs féodaux, en revanche, y perdaient leur autonomie et leur pouvoir, et dans toutes les histoires nationales européennes, on retrouve des périodes de fronde aristocratique, dont le souverain sortait généralement vainqueur et son pouvoir renforcé, car non seulement la défaite affaiblissait les contestataires, mais elle rappelait au reste du corps social combien l’ordre féodal était instable et dangereux, et l’ordre monarchique sûr et apaisé, ce qui facilitait de nouvelles avancées du pouvoir monarchique.
Précisément, depuis 1945, les États-Unis sont le prince des nations, et l’assemblée générale de l’ONU est l’assemblée représentative mondiale, les Etats-Généraux des nations du monde. Ce n’est pas un hasard si elle siège à New York, la capitale culturelle des États-Unis. Quand Donald Trump a commencé son discours en disant « Welcome to New York », ce n’est pas une salutation anodine : il rappelle à tous où l’on se trouve, pourquoi c’est là qu’on se trouve, et donc qui est le patron. Dans l’esprit américain, aujourd’hui, et spécifiquement depuis la victoire totale de 1991 sur le rival soviétique, tout pays du monde est un sujet des États-Unis. La Chine, la Russie, l’Iran, la Corée du Nord et dans une moindre mesure jusqu’à présent, la Turquie, sont des vassaux récalcitrants.
Donald Trump a commencé son discours sur un mode « la fête est finie » en disant que l’économie américaine a recouvré ses forces et que, bientôt, l’armée américaine serait plus puissante que jamais, puis a listé les frondeurs, nominalement ou par suggestion, en expliquant que les États-Unis veillaient au grain et que les contrevenants seraient matés. C’est un discours fondamentalement unipolaire, qui remet les pendules à l’heure à l’adresse des tenants de la « multipolarité », qui est présentée en filigrane comme un mode de gouvernement mondial instable et dangereux.
Donc, un nouvel ordre mondial, pas vraiment. Une contestation temporaire, oui, et qui pourrait devenir bien plus violente qu’elle ne l’est actuellement, mais pas un nouvel ordre. L’ordre mondial actuel, fondamentalement, c’est la monarchie américaine appuyée sur l’ONU, et le passage de cette crise ne fera que le renforcer.
Comment l’Europe peut-elle s’inscrire dans ce nouvel ordre mondial ? Alors que la tradition gaulliste de la France a été de ne pas vouloir s’aligner, qu’en est-il aujourd’hui ? Ou en est Emmanuel Macron dans sa volonté de retrouver une diplomatie gaullo-mitterrandienne ?
Philippe Fabry : Le seul choix censé pour l’Europe est de ne pas se joindre au concert des frondeurs, qui ont en commun d’avoir une vision des relations internationales comme du gouvernement intérieur radicalement contraires aux valeurs européennes. Ce sont précisément les malheurs de l’Europe qui ont conduit à l’apparition de l’ONU, et les états européens constituent le noyau primordial des vassaux de l’Amérique, le pilier de son pouvoir mondial – ce que disait feu Brzezinski, d’ailleurs.
Inversement, cependant, être le premier cercle du prince donne des devoirs, de loyauté notamment, mais aussi des privilèges. Une voix au conseil, certes – au Conseil de Sécurité pour ce qui est du Royaume-Uni et de la France – mais aussi des fonctions spéciales. La France est un auxiliaire important dans le rôle américain de gendarme du monde : on nous délègue de nombreuses missions, en Afrique notamment. C’est grâce à cela que nous tenons encore notre rang international et que nous pouvons recevoir le président américain pour le 14 juillet, entre autres. Une autre fonction spéciale envisageable est celle de médiateur : nous pouvons ainsi recevoir l’un des frondeurs, Poutine, en grande pompe afin d’engager un dialogue, ce que le souverain américain ne peut pas faire, car il doit demeurer au-dessus et ne peut pas dérouler le tapis rouge à ceux qui contestent son autorité. Ou alors, quand il le fait, il prend soin, là encore, de rappeler qui commande. Souvenez-vous de la manière dont Barack Obama a été traité lors de son dernier voyage en Chine, privé de tapis rouge. Je pense qu’il y avait une forme de sanction dans la manière humiliante dont Trump a raconté à la presse comment il a bombardé la Syrie au moment du dessert, et l’a annoncé devant une part de gâteau au chocolat à un Xi Jinping qui a demandé à son interprète de répéter, ayant peut-être cru l’espace d’un instant que le président américain lui parlait de la Corée du Nord.
Dans son discours, Donald Trump a mis à l’honneur « l’État nation » et les « patriotes » de tous les pays, marquant une nouvelle fois son retrait de toute forme de multilatéralisme. Comment ce souhait de retour à l’État Nation, par opposition au multilatéralisme, s’inscrit-il dans ce nouvel ordre mondial ? Peut-on y voir une forme de paradoxe, alors que Chine, Russie, ou encore l’Iran semblent les plus fervents défenseurs de l’État nation ?
Philippe Fabry : Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un retrait de toute forme de multilatéralisme, au contraire. Dans son discours, Donald Trump a dit que l’intérêt des États-Unis primait pour lui, mais a aussitôt rappelé qu’il est de l’intérêt de tous les pays du monde d’avoir la concorde, la prospérité et des institutions internationales qui fonctionnent. La vision qu’il porte est donc bien celle d’un concert d’États-nations, mais sous l’égide américaine, au sein de l’ONU.
Alors, certes, la Chine, la Russie, l’Iran se présentent comme des défenseurs de la liberté nationale, qui devrait s’épanouir dans la multipolarité. Mais précisément, cela se recoupe avec le parallèle que je faisais plus haut : lors de ses frondes contre le pouvoir monarchique, l’aristocratie a toujours mis la liberté en avant, la liberté féodale, les « bonnes coutumes » de jadis, qu’il fallait préserver. En face de cela, les monarques s’appuyaient plutôt sur la liberté des sujets, sous la protection du gouvernement monarchique. Et le second discours était généralement plus convaincant que le premier, pour la bonne raison que pour la plupart, les petits, la liberté de quelques grands signifie l’oppression. Quand la Chine et la Russie parlent de liberté nationale, cela implique leur droit à avoir une sphère d’influence, c’est-à-dire des voisins soumis. Les voisins en question, eux, préfèrent un ordre international où ils peuvent se plaindre à l’ONU et faire appel à la puissance monarchique, en l’occurrence l’armée américaine, pour les défendre. Quand les États-Unis disent qu’ils oeuvrent pour la liberté de navigation dans la mer de Chine méridionale, c’est exactement de cela qu’il s’agit : ils empêchent la Chine de s’imposer à ses petits voisins. Idem en Ukraine.
Donc, en réalité, quand Trump parle de la liberté des États-nations, il faut comprendre ceux que la Chine et la Russie souhaiteraient pouvoir dominer sans que les États-Unis ne s’interposent avec leur « gros bâton », pour reprendre l’expression de Théodore Roosevelt , l’initiateur du mouvement vers la monarchie américaine, qui avait déclaré : « « L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte d’un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger, en fin de compte, en Amérique ou ailleurs, l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, […] forcer les États-Unis, à contrecœur cependant, dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police international. » Le discours de Donald Trump aux Nations Unies était tout à fait dans cette veine, et je n’arrive personnellement toujours pas à comprendre comment d’aucuns ont pu penser qu’il serait un président isolationniste.