Par Philippe Fabry
Le titre n’est même pas de moi mais du Weekly standard, et il est vrai que la question mérite d’être posée, tant est vive l’escalade des tensions entre les deux pays, à l’initiative évidente d’une Turquie qui recherche la confrontation. L’une de ses nombreuses manifestations d’agressivité depuis le coup d’Etat manqué contre Erdogan, lequel, ayant échappé de peu à la mort à cette occasion, semble être entré dans une mentalité « on ne vit qu’une fois » et est décidé à poursuivre avec une brutalité croissante ses ambitions néo-ottomanes, très clairement formulées le 13 février dernier dans un discours inquiétant : « Ceux qui pensent que nous avons effacé de nos cœurs les terres dont, il y a cent ans, nous nous sommes retirés en larmes, ont tort, a lancé Recep Erdogan devant son parti, l’AKP. Nous disons à chaque occasion que la Syrie, l’Irak et d’autres endroits de la carte de nos cœurs ne sont pas différents de notre propre patrie. Partout où l’appel à la prière est entendu, nous luttons pour qu’un drapeau étranger ne soit pas brandi. Les choses que nous avons faites jusqu’ici ne sont rien en comparaison des attaques encore plus grandes que nous prévoyons dans les prochains jours. ».
L’Empire ottoman en 1912 en bleu clair, la Turquie d’aujourd’hui en bleu foncé. Cela donne une idée des terres dont parle Erdogan.
Il faisait évidemment référence à l’opération en cours contre les Kurdes d’Afrine, qui devrait être suivie d’une attaque sur Manbij avec dans le viseur une conquête de tout le Rojava. Mais il voit peut-être d’ores et déjà plus loin, et envisage peut-être, en fonction des résultats en Syrie, de pousser vers le Kurdistan Irakien et Mossoul. Il peut penser que la recomposition en cours du Moyen Orien pourrait ouvrir la voie à des compromis lui autorisant ce gain territorial en laissant l’Iran dominer la partie chiite de l’Irak, dans un premier temps.
Même la mégalomanie d’Erdogan n’envisage vraisemblablement pas, à l’heure actuelle, de reprendre la Libye, mais les îles de l’est de l’Egée, aujourd’hui territoire grec, peuvent lui sembler un bon objet d’irrédentisme, étant plus proches de la côte anatolienne que du territoire continental grec.
De fait, le comportement de l’armée turque envers la Grèce est inadmissible : l’an passé, les violations turques de l’espace aérien grec ont augmenté de 450%. Si la Turquie n’était pas membre de l’OTAN, cela aurait sans doute déjà conduit à l’envoi de forces alliées en Grèce et dans la mer Egée, comme cela est fait dans les pays baltes pour prévenir les manoeuvres russes. Mais la Turquie jouit d’une sorte d’impunité en raison de sa position stratégique : elle est la seule à pouvoir fournir des bases aériennes aux Etats-Unis si près des opérations à mener en Irak et en Syrie. Elle se situe sur la route des réfugiés vers l’Europe. Elle se tient sur le flanc sud de Poutine. Cette position dissuade d’exclure la Turquie, comme elle le mériterait, de l’OTAN.
Erdogan peut donc se croire en mesure de se permettre toutes les pressions, tous les chantages, et chaque nouveau chantage qui ne reçoit pas de réponse ferme en appelle nécessairement un plus hardi. Jusqu’à déclencher une guerre contre un partenaire de l’OTAN ?
C’est un cas que l’on craint depuis des décennies et l’affaire chypriote. Un cas susceptible sinon de faire à lui seul éclater l’Alliance, du moins de la paralyser. Un conflit gréco-turc éclatant serait une opportunité fabuleuse pour des mouvements russes sur le flanc est de l’Alliance : comment pourrait-on réagir rapidement en cas d’invasion des pays baltes si le Conseil Atlantique est déjà en train d’essayer de résoudre une crise entre deux membres historiques ? Le coup de boutoir pourrait alors être fatal.
Disposons-nous d’un exemple historionomique permettant d’anticiper une telle guerre gréco-turque, après avoir identifié dans un précédent billet l’invasion du kurdistan syrien, avec la relative bénédiction de Moscou, comme la conquête de sa moitié de la Pologne par Staline ?
De fait, oui, et le parallèle nous semble se trouver aisément dans la guerre d’hiver contre la Finlande, conduite par Staline la même année 1939. Comme pour la moitié de la Pologne – et aujourd’hui le Rojava pour Erdogan – il s’agissait de reprendre les territoires perdus à l’occasion de la défaite de 1918.
Le territoire russe (ocre) à la veille de la guerre de 1914, et à la veille de l’invasion de la Pologne et des pays baltes, en application du Pacte germano-soviétique, et de la Finlande.
L’invasion par Staline de la Finlande avait pour but d’acquérir une zone de profondeur stratégique garantissant la sécurité de Léningrad, comme les vraisemblables ambitions d’Erdogan sont d’expulser la Grèce de l’Est égéen pour porter une éventuelle ligne de front au large de la mer Egée, et non directement sur la côte anatolienne.
Erdogan peut croire que l’OTAN serait paralysée suffisamment longtemps, suivant l’exemple de l’invasion de Chypre en 1974, pour permettre à l’armée turque de prendre toutes les îles convoitées avant de stopper l’offensive et de négocier la fin des hostilités, en se disant que les Alliés ne se lanceraient pas dans une guerre contre son pays pour reprendre quelques îles grecques et admettraient le fait accompli.
Cette attaque contre la Grèce orthodoxe pourrait être, par ailleurs, le casus belli idéologique d’une guerre russo-turque à grande échelle que j’avais eu des difficultés à discerner à l’époque de la rédaction de mon Atlas des guerres à venir : l’occasion serait trop belle, pour la Russie, de prendre une nouvelle fois la pose de la défense du christianisme oriental contre l’islam, en secourant les frères orthodoxes, de réactiver le vieux rêve de la reprise de Constantinople et, peut-être surtout, de se poser en protecteur de l’Europe plus fiable que l’OTAN, qui aurait abandonné l’allié grec.
Désormais, il nous faudra donc surveiller la Turquie d’Erdogan comme nous surveillons depuis des années la Russie de Poutine et la Chine de Xi. J’invite à cet effet mes lecteurs à suivre une nouvelle page de veille, La guerre d’Erdogan.