Atlantico : Le sommet de l’OTAN s’ouvrira pour deux jours, ces 11 et 12 juillet à Bruxelles, en présence d’un Donald Trump qui avait déjà pu qualifier l’organisation « d’obsolète » dès 2016. Une position qui s’est renforcée au fil des mois, jusqu’à en arriver à ses déclarations du 5 juillet dernier « Vous savez, Angela, nous vous protégeons et cela signifie beaucoup plus pour vous, parce que je ne sais pas quelle protection nous obtenons en vous protégeant ». « Je vais dire à l’OTAN : vous devez commencer à payer vos factures. Les Etats-Unis ne vont pas s’occuper de tout ». Dans un tel contexte, et en prenant au mot Donald Trump sur cette notion d’obsolescence, l’Occident peut-il survivre à l’OTAN ?? Inversement, l’OTAN peut-il survivre à un délitement de l’Occident ?
Philippe Fabry : Avant tout, je voudrais faire un petit rappel historique : après la fin de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis avaient la volonté de retourner outre-Atlantique, par un retour du puissant isolationnisme d’avant-guerre. Si l’OTAN a été créée en 1949, c’est à la demande des Européens, trop affaiblis par la guerre pour faire face à une URSS devenue un colosse militaire et dont le Coup de Prague de 1948 a effrayé les Alliés.
A partir de là s’est mise en place une relation étroite entre les Etats-Unis et la vieille Europe, par ailleurs arrosée de dollars par le plan Marshall (1947-1951). L’Europe a effectué un effort de réarmement, notamment l’Allemagne de l’Ouest, alors en première ligne contre le Pacte de Varsovie.
Par ailleurs, à l’époque, le monde développé se résumait pratiquement aux Etats-Unis et à ses alliés de l’OTAN.
C’est là qu’est née cette notion « d’Occident » moderne, rassemblant un ensemble de pays très homogène au plan du développement économique et des valeurs politiques et sociales. Elle reposait, bien évidemment, non seulement sur ces résultats de la Seconde guerre que je viens de rappeler mais aussi sur une évolution historique plus profonde et ancienne – bien exposée par Philippe Nemo dans son « Qu’est-ce que l’Occident ? », lequel plaidait d’ailleurs pour une forme d’Union euro-atlantique.
L’Histoire récente donne donc à voir une sorte d’équivalence entre OTAN et Occident, de sorte qu’il peut être difficile de penser l’un sans l’autre : on ne voit pas pourquoi l’OTAN, alliance militaire à vocation essentiellement défensive, pourrait disparaître tant que l’Occident conserve une certaine unité, mais il paraît difficile d’imaginer l’OTAN survivre à un délitement de l’Occident, c’est-à-dire un éloignement civilisationnel qui ferait disparaître le socle des valeurs communes. Cependant, un tel éloignement, une rupture des valeurs communes me semble improbable, dans la mesure où, en réalité, on observe toujours, et peut-être plus que jamais, une similitude des débats politiques et des fractures de part et d’autre de l’Atlantique : à l’arrivée au pouvoir de Trump répond le basculement progressif de l’Europe vers les « populistes ». Je pense que les Etats-Unis et l’Europe continuent d’évoluer de conserve, et que nous assistons plutôt à une rupture interne de l’ensemble de la société occidentale, c’est-à-dire présente autant en Europe qu’aux Etats-Unis, qu’à une rupture entre l’Europe d’un côté, et les Etats- Unis de l’autre. C’est donc une crise d’évolution de l’Occident, plus qu’une crise de l’unité de l’Occident.
Atlantico : Si du temps de l’existence de l’URSS, l’OTAN pouvait exister en se reposant sur des intérêts stratégiques communs, ou sur un modèle commun de démocratie libérale, en quoi ces liens se sont-ils effilochés ? Dans quelle mesure l’émergence d’un nouvel « ennemi », reprenant le rôle passé de l’URSS – la Chine – pourrait-elle permettre un resserrement de ces liens ?
Philippe Fabry : De fait, une sorte d’Union euro-atlantique a bien existé durant toute la Guerre froide : les Américain se chargeaient pour une bonne moitié des dépenses militaires de l’OTAN, tandis que les Européens d’une part maintenaient des budgets élevés, et d’autre part, via le privilège du dollar, finançaient le Trésor américain, et donc le budget militaire américain. De sorte que, de manière informelle, il y avait une sorte de « budget occidental ». Cet équilibre « comptable » s’est rompu avec la fin de la Guerre froide : aujourd’hui les Etats- Unis financent les trois quarts des dépenses militaires de l’OTAN, alors-même que celle-ci s’est accrue de nombreux membres, et que depuis la création de la zone euro les échanges intra européens échappent au dollar, ce qui signifie que les Européens contribuent moins au financement de l’effort américain. Les Etats-Unis ont donc perdu sur les deux tableaux. C’est pourquoi, depuis des années, les présidents américains successifs demandent de manière plus ou moins pressante aux pays européens de payer leur part. Trump incarne l’impatience américaine qui finit par se manifester après des années durant lesquelles nous avons fait la sourde oreille, et spécialement certains pays dont l’incurie confine à l’irresponsabilité, comme l’Allemagne. Aujourd’hui, un fossé s’est brutalement creusé entre l’Europe et les Etats-Unis parce qu’à ces considérations s’est ajouté le basculement américain dans le nouvel ordre « populiste », tandis que les élites européennes au pouvoir sont encore des représentants de « l’ancien ordre », produit de soixante-dix ans de paix, technocratique, immigrationniste, supranationaliste. Lorsque l’on parle d’une « rupture », je pense qu’il faut avoir en tête que la situation existante entre Europe et Etats-Unis est très temporaire : tous les six mois en Europe, un gouvernement de l’ancien ordre tombe et est remplacé par un gouvernement « populiste ». Et ces gouvernements « populistes » ont tendance à se rapprocher les uns des autres, notamment parce qu’ils partagent des idées similaires sur le problème qui est la première cause directe de leur accession au pouvoir : l’immigration. Il est vraisemblable que l’Allemagne également basculera à plus ou moins brève échéance, et à ce moment-là il se pourrait que le fossé idéologique apparu entre Amérique et Europe se résorbe de lui-même, et qu’un nouveau mode de fonctionnement interne à l’Occident soit trouvé de façon assez naturelle – et à ce titre l’opposition avec la Chine, et même avec l’axe russo-chinois, pourrait effectivement pousser à resserrer les rangs une fois une certaine homogénéité idéologique retrouvée.
Atlantico : Du point de vue de l’Europe et des Etats-Unis, quels seraient les efforts à consentir pour parvenir à un nouvel équilibre de l’Occident ? Quelles seraient les bases d’un tel équilibre ?
Philippe Fabry : La première condition, disais-je, est le retour d’une certaine unité idéologique. Sans parler d’alignement pur et simple sur le trumpisme ou le populisme européen, une adaptation des anciennes élites aux volontés populaires, spécifiquement concernant l’immigration, et l’apparition d’une nouvelle concorde entre les peuples occidentaux et leurx classes dirigeantes est une nécessité. Il semble que cela commence dans plusieurs endroits : au Danemark, les sociaux-démocrates sont nombreux à dire que l’immigration de masse n’est pas compatible avec le maintien de l’Etat-providence. En France, la politique s’est un peu durcie depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron et cela pourrait se poursuivre à mesure que nos voisins prennent des mesures drastiques. Il faudrait, ensuite, la mise en place d’un nouveau « deal »économique, pour reprendre le vocabulaire trumpien, entre l’Europe et les Etats-Unis. Avec la montée en puissance de la Chine, cela semble une nécessité : ensemble, les deux rives de l’Atlantique continuent de peser deux fois plus dans l’économie mondiale que le géant asiatique, et pourraient s’imposer bien plus aisément que seuls. Pour conclure, il me semble que le pivot, aujourd’hui, est l’Allemagne d’Angela Merkel. C’est le principal obstacle à de bonnes relations entre l’Europe et les Etats-Unis, et le pays qui joue vraisemblablement la partie la plus dissonante et la plus égoïste de tout l’Occident : l’Allemagne est le pays au sein de l’OTAN, compte tenu de sa taille et de la faiblesse de son investissement militaire, qui manque le plus à ses obligations, dans le même temps qu’Angela Merkel est une critique virulente de l’Amérique de Trump qu’elle accuse, avec une immense hypocrisie, de vouloir abandonner l’Europe ; l’Allemagne est le pays qui, avec le projet de gazoduc North Stream 2, est dans la position stratégique la plus délicate envers la Russie de Poutine ; l’Allemagne de Merkel est le pays qui a, par les décisions catastrophiques d’Angela Merkel, aggravé la crise migratoire. Enfin, l’Allemagne refuse de se brouiller avec la Chine, qui est son premier partenaire commercial, sans considérer le danger que représente ce pays à l’échelle globale pour la liberté et la démocratie : la Chine, c’est un régime qui ne donne aucun signe de démocratisation, bien au contraire Xi a restauré le despotisme personnel du temps de Mao. Un pays dont le projet « One Belt, One Road » vise principalement à faire tomber tout un tas de pays d’Eurasie dans un piège d’endettement afin de les asservir à Pékin. Un pays qui ne respecte pas la propriété intellectuelle des entreprises occidentales, et qui pratique sur son étranger proche les mêmes méthodes d’intimidation que la Russie de Poutine.