Saint Just
Il y a bien longtemps, j’ai posé cette question à Milton Friedman : « Comment se fait-il que la moitié au moins des grands théoriciens du libéralisme dans l’histoire aient été français (Montaigne, Montesquieu, Turgot, J-B Say, Benjamin Constant, Tocqueville, Bastiat, Molinari, et plus récemment Jouvenel, Raymond Aron, Raymond Boudon, J-F Revel…) et que la France n’ait jamais vraiment connu un régime libéral ?
À cette question il avait répondu en riant beaucoup « Charles, pour bien décrire le paradis, il faut vivre en enfer ». Et, comme nous le savons tous, dans une plaisanterie il y a souvent plus de vérité que dans un long traité de sciences politiques. Mais je suis reparti perplexe en me demandant ce qu’il avait bien pu vouloir dire… Il n’empêche, cette question me tarabuste depuis toujours et comme plusieurs de nos lecteurs me l’ont posé, il me faut y répondre. Et je crois avoir compris.
Je vais commencer par une évidence : le libéralisme n’est pas une doctrine économique et encore moins une idéologie politique. C’est tout simplement une pratique juridique empreinte du pragmatisme le plus total cherchant à établir dans un pays ce qu’il est convenu d’appeler un «état de Droit», c’est-à-dire un système politique où la Loi est la même pour tous, État y compris.
Le début historique de cet effort a eu lieu en Grande-Bretagne en 1215 avec la signature de la Magna Carta sous la pression des barons et des évêques, par Jean sans Terre, le Roi de l’époque (le frère de Richard Cœur de Lion). Très grossièrement mais très clairement, la Magna Carta pose les quatre principes essentiels à partir desquels le libéralisme en tant que doctrine de contrôle du pouvoir qui détient le monopole de la violence légitime s’est développé :
- Le pouvoir ne peut supprimer les libertés coutumières dont les villes et l’Église bénéficient.
- Le pouvoir ne peut pas intervenir dans les règles d’accession à la propriété.
- Le financement du pouvoir par les impôts ne peut se faire qu’avec le consentement des ceux qui vont les payer (à l’époque les barons), et ces prélèvements devaient être acceptés par 15 barons héréditaires qui ne pouvaient être remplacés (les ancêtres de la Chambre des Lords).
- Le pouvoir ne peut emprisonner quiconque arbitrairement –habeas corpus– et ceux qui jugeront un prévenu devront être recrutés parmi ses pairs et rassemblés dans un jury, et non pas par des magistrats attachés au pouvoir.
On peut dire sans se tromper beaucoup que la quasi totalité des Constitutions des États modernes dans les pays de « Common Law », c’est-à-dire les pays de Droit Anglais, repose sur ces quatre principes dont les conséquences ont été immenses.
Le premier principe interdit que le détenteur du privilège de la violence légitime ne se serve de ce pouvoir exorbitant pour accroitre ses pouvoirs de façon exagérée au détriment des autres corps constitués, tels les villes ou l’Église. Le deuxième garantit le droit de propriété qui seul permet l’exercice de la liberté individuelle. Le troisième empêche le pouvoir central de spolier les sujets du fruit de leur travail, puisque ceux-ci vont voter les impôts, et enfin le quatrième garantit l’indépendance de la Justice par rapport au pouvoir politique.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité apparait donc le principe de la nécessaire séparation des pouvoirs entre exécutif (le Roi), législatif (vote des impôts et des lois) et judiciaire (indépendance des Tribunaux). Est également rappelé le principe essentiel du Droit Romain que le droit de propriété et la liberté individuelle sont antérieurs et supérieurs au pouvoir du Roi. Et donc, philosophiquement, le libéral n’est rien d’autre que quelqu’un pour qui la séparation des pouvoirs est absolument essentielle à la bonne marche d’une société composée d’hommes libres et responsables.
Pour résumer, le libéralisme c’est la primauté du Droit qui s’applique à tout le monde de la même façon. Un exemple anecdotique : L’impératrice d’Autriche, Sissi, devait venir en Grande-Bretagne et elle avait un chien qu’elle adorait. Elle écrivit à la Reine Victoria pour lui demander de l’autoriser à amener son petit compagnon. Victoria lui répondit qu’elle n’était pas dans une position qui lui permettait de solliciter des passe-droits…
Cette forme d’organisation force en fait le pouvoir exécutif à chercher perpétuellement des compromis avec les autres branches du gouvernement plutôt que d’imposer sa volonté par la force brute, ce qui permet d’éviter l’apparition de « tyrans ». Et comme de bien entendu, toute l’histoire du XXe siècle a montré qu’être contre le libéralisme, c’est-à-dire contre la séparation des pouvoirs et l’égalité de tous devant la Loi, c’est dans le fond être pour la tyrannie.
Dans l’histoire politique de l’Angleterre, ces quatre principes, consacrées par la Magna Carta disparurent souvent sous les coups de boutoir de différents exécutifs, comme pendant la Guerre des Deux roses, puis avec les Stuart, pour réapparaitre cependant à chaque fois un peu plus prégnants. Avec l’arrivée de Guillaume d’Orange chassant les Stuart en 1688, à l’occasion de ce que le peuple britannique appelle la « Glorieuse révolution », ces droits devinrent réellement respectés, et quelque chose d’inouïe se produisit en conséquence : on assista aux débuts de la première révolution industrielle et au surgissement de la puissance anglaise.
Car, à partir du moment où le droit de propriété est respecté, la Justice indépendante et les impôts votés par ceux qui les payent, le pouvoir exécutif ne peut plus se livrer à son sport favori qui est de spolier ceux qui ont travaillé au profit de ceux qui ont une plus grosse massue… Et donc l’économie pût enfin se mettre à croitre. Le libéralisme est en effet le seul système juridique qui permet l’accumulation du capital sous contrôle privé, condition indispensable à toute croissance économique, et de cette croissance vient l’amélioration du sort des plus démunis.
Ce qui permet la croissance, ce n’est donc pas une série de règles économiques plus ou moins efficaces, mais la sécurité juridique qui est offerte aux entrepreneurs.
La croissance économique se produit tout simplement parce que le vol étatique n’est plus possible. Et comme l’a fort bien montré Locke, le libéralisme amène automatiquement à l’interdiction de l’esclavage, ce qui veut dire que la seule façon de faire monter son niveau de vie c’est d’économiser le travail… Et économiser le travail (qui devient de plus en plus cher au fil du temps) ne peut se faire qu’en remplaçant l’homme par des machines, ce qui induit le progrès technique. Ainsi, il y a trois siècles, il fallait travailler plusieurs heures pour acheter une livre de pain. Aujourd’hui, le travailleur de base y consacre dix minutes.
Pour reprendre les théories de John Rawls, le libéralisme est donc le seul système qui soit moralement juste, puisque c’est le seul système qui ait amené à une amélioration constante du sort des plus démunis… Tous les autres systèmes – le communisme en premier et le socialisme juste derrière – conduisent à des jeux à somme nulle et donc à la baisse du niveau de vie des plus démunis.
Celui qui est contre le libéralisme est donc ipso facto soit un esprit religieux, sans aucune culture historique, soit un partisan de l’appauvrissement ou du massacre des plus pauvres au profit des plus puissants (c’est-à-dire ceux qui détiennent les plus grosses massues), comme le montre parfaitement l’exemple actuel du Venezuela, qui n’est que le dernier du longue, très longue série incluant la Révolution française et les massacres en Vendée, la Russie sous Lénine et Staline, l’Allemagne sous Hitler, le Cambodge sous Pol Pot, la Chine sous Mao… et j’ai presque envie de dire la France sous messieurs Mitterrand et Hollande.
Ce qui m’amène à notre pays et à la question de départ : Pourquoi la France n’a-t-elle jamais été libérale ? Cette question est éminemment complexe et fort naturellement je vais essayer d’y répondre de façon simpliste. Dans un monde libéral, le Droit est au-dessus du Roi et la Loi est la même pour tous, Roi y compris. Le libéralisme c’est l’égalité devant la Loi. Remplaçons « Roi » par « État » et considérons la situation de notre pays. Grâce à Napoléon, nous n’avons pas UN droit mais DEUX. Nous avons le droit civil et le droit administratif, ce qui revient à dire que l’État ne se soumet en rien au droit commun puisqu’il a son droit à LUI. Puisque le libéralisme et l’état de droit sont l’envers et l’endroit d’une même pièce de monnaie, chacun se rend compte qu’il ne peut pas y avoir deux droits dans un état de Droit, un pour l’État et l’autre pour le vulgum pecus car automatiquement le droit de l’État sera prédominant sur le droit de tout un chacun.
Entre le « droit de l’État » et « l’état de Droit », il faut choisir, et la France, depuis le boucher corse, a choisi le droit de l’État au détriment de l’état de Droit.
La réponse à la question que je posais à Milton Friedman est donc toute simple : nous n’avons jamais eu de régime libéral en France parce que nous n’avons JAMAIS été un état de Droit, c’est-à-dire que nous n’avons jamais été un pays ou les citoyens peuvent faire reculer l’État grâce aux tribunaux. Et les pays ou ce genre de situation existe ne peuvent reformer leur Etat et vont de révolution inutile en homme providentiel dans une noria qui jamais ne s’achève… La preuve en est que les pays qui connaissent l’état de Droit ont une stabilité exceptionnelle de leurs institutions politiques (Grande-Bretagne, USA, Canada, Australie, Inde, Suède, Danemark) alors que depuis 1989 nous devons en être à notre douzième constitution (au moins) dans notre beau pays.
Encore une fois le droit de l’État comme clef de voute du système juridique amène toujours à une grande instabilité des institutions puisque celui qui prend le contrôle de l’Etat veut immédiatement changer le droit pour assurer son maintien au pouvoir, et donc changer les Institutions, ce qui ne peut arriver dans un état de Droit, puisque changer les institutions ne peut être envisagé par le pouvoir exécutif.
Dans un état de Droit, les changements se font lentement, par la jurisprudence et donc par la base. Par contre un pays où l’exécutif règne en maitre sur le Droit, prendre le contrôle de l’exécutif c’est pouvoir modifier le droit et nous retournons ipso facto au syndrome de la plus grosse massue et allons de crise en crise puisque le but de ceux qui viennent d’arriver au pouvoir est toujours de prendre le contrôle du Droit pour consolider leurs positions. Comme l’avait fort bien dit un minuscule esprit, monsieur Laignel au moment où la gauche avait pris le pouvoir en 1981 « vous avez juridiquement tort puisque vous êtes politiquement minoritaires ». Voilà une monstruosité juridique comme j’en ai rarement entendu, mais elle explique beaucoup de choses. Cet homme ne faisait que reconnaitre en disant cela que le Droit français n’est en rien fondé sur la prééminence de l’individu mais qu’il est tout entier appuyé sur l’idée que celui qui contrôle l’exécutif dans un pays est automatiquement autorisé à changer le droit en fonction des intérêts de la tribu (parti politique) qui l’a porté au pouvoir, ce qui implique d’abord que la tribu est supérieure à l’individu et ensuite que l’individu n’a AUCUN droit s’il s’oppose à la volonté « majoritaire » du moment.
Dans le fond, les institutions françaises sont naturellement fascistes (« tout pour l’Etat, tout par l’Etat et rien en dehors de l’Etat » Mussolini) -et l’ont toujours été. Par exemple, il est tout à fait évident que la Constitution de la V eme Républicaine est profondément fasciste (ce que l’on traduit en France par Bonapartiste) puisqu’il n’existe aucune séparation des pouvoirs, l’exécutif ayant une prééminence totale sur le législatif et le judiciaire.
Et cette constitution débile ne peut pas ne pas amener à une croissance ininterrompue du poids de l’état dans la société puisque le gouvernement ne négocie jamais qu’avec d’autres parties de la structure étatique, ce qui veut dire que tous les arbitrages sont toujours rendus au bénéfice de l’Etat et de son personnel. De ce fait, l’Etat devient une espèce de vampire qui suce le sang de ceux qui ne peuvent se défendre, c’est-à-dire ceux qui ne font pas partie de la structure étatique et un jour la France va crever d’anémie et d’anomie.
Et cela est déjà très visible dans le monde des affaires : La seule façon de s’en sortir en France, c’est de faire ce que dit le pouvoir exécutif et donc d’être corrompu et de corrompre. Il s’agit la bien sûr d’un cas d’école de ce que j’ai appelé le capitalisme de connivence (avec d’autres) et qui n’a rien à voir avec le libéralisme. Pour des raisons qui m‘échappent, ce capitalisme dévoyé a reçu en France le nom de « libéralisme », ou de « néo-libéralisme » ou « d’hyper libéralisme » alors qu’il en est l’absolu contraire.
« Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde « disait Camus. Et donc les criminels au pouvoir et leurs valets dans la presse savent très bien que si la France se convertissait au libéralisme, ils perdraient tous leurs pouvoirs et donc ils peignent le libéralisme comme une monstruosité alors même que c’est la seule solution aux malheurs de notre pays. Soyons bien clairs : le gouvernement par des copains et des coquins s’appuyant sur l’Etat pour s’enrichir n’a rien à voir avec le libéralisme et tout à voir avec le grand banditisme. Nous avons un gouvernement mafieux mais certainement pas un gouvernement libéral car dans un pays libéral tous ces gens seraient en prison et depuis longtemps.
Toujours optimiste, je ne désespère pas de voir arriver le jour ou le libéralisme s’imposera en France.
J’ai toujours été un grand idéaliste.