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Pierre Manent: «Aux sources de la paralysie de la vie politique française»

Par Pierre Manent

Publié le 17/07/2024 à 21:32

Le Figaro

TRIBUNE – Dans un texte magistral et définitif, le philosophe revient aux racines de l’évidement et de la paralysie de notre vie politique que la dissolution de l’Assemblée nationale n’a fait que révéler. Elle trouve son origine dans une opposition superficielle et mortifère entre ceux présentés comme les membres légitimes du corps civique et ceux qui en sont exclus.

*Dernier ouvrage paru de Pierre Manent : Pascal et la proposition chrétienne (Grasset, 2022).

La dissolution irréfléchie de l’Assemblée nationale a eu du moins ce résultat de faire apparaître la vérité depuis longtemps latente, aujourd’hui visible aux yeux de tous, de notre situation politique. Ayant laissé se détendre le ressort de notre régime politique, à savoir l’alternance entre partis majoritaires proposant des perspectives politiques nettement distinctes, nous ne savons plus former de majorité capable de gouverner. Ce que nous avions volontiers salué comme une heureuse pacification de la vie politique en France a signifié en réalité son évidement et finalement sa paralysie. Si l’effet nous déconcerte, ou même nous alarme, les causes pourtant ne sont pas mystérieuses.

Rappelons en quelques mots la longue et triste histoire. D’abord la cohabitation des opposés, ou des alternances de moins en moins significatives, droite et gauche de gouvernement oubliant leurs principes respectifs pour se convertir à une religion européenne aussi floue qu’impérieuse. Dès lors pourquoi une alternance ? Pourquoi ne pas réunir les deux ailes, droite et gauche, du parti européen ? Ce fut le coup d’audace d’Emmanuel Macron, d’abord couronné de succès. Il obtint brillamment la majorité, mais une majorité qui impliquait la péremption du principe majoritaire, comme l’indiqua très vite l’inconsistance du parti du président.

Le parti maudit

Attirant tout à lui, multipliant les « grands débats » et « conventions » qui contournaient la représentation nationale, capable d’adopter selon les circonstances le langage de tous les partis, comme de parler face à face à tout citoyen bienveillant ou hostile, Emmanuel Macron n’était plus la clef de voûte des institutions de la République mais l’Individu solitaire et omniprésent qui attire les regards de tous. Sa prétention de dépasser toutes les oppositions et de synthétiser toutes les opinions, d’être au centre du cercle de la raison, n’était pas seulement une expression de sa personnalité, mais reposait sur ce processus de sortie de l’alternance majoritaire. D’ailleurs, au partage d’un même horizon européen s’ajoutait le partage d’une même répulsion. Également définitoire de cette période fut en effet la montée, moins en puissance qu’en volume, du parti exclu et même maudit. Les partis de gouvernement pouvaient négliger les vœux les plus fervents de leurs mandants, ils gardaient cet argument imparable : « Nous au moins nous ne sommes pas eux. » La martingale était trouvée : 2002, 2017, 2022…

Ce qui frappe dans le phénomène du parti exclu, FN puis RN, c’est le contraste entre sa paresse intellectuelle, la rareté et pauvreté de ses initiatives, son incapacité en quarante ans à parvenir au moindre enracinement social, et ses succès électoraux presque constamment croissants. Il a prospéré non par l’énergie ou la qualité de son action, mais en réponse, ou plutôt comme un contrecoup pour ainsi dire mécanique aux défaillances de plus en plus béantes des gouvernements successifs. La malédiction jetée contre lui devint son talisman, tandis que son excommunication fut pour la classe politique une ressource de gouvernement et un moyen de contrôle social et moral dont elle usa et abusa d’une manière qui a profondément altéré la sincérité et la liberté de la conversation civique dans notre pays.

Présenter la configuration politique présente comme une confrontation entre la démocratie et le populisme/nationalisme – entre la démocratie et ses ennemis – est grossièrement partial et surtout superficiel

Pierre Manent

Ce qu’il faut souligner, c’est que le face-à-face interminable entre le cercle de la raison, ou l’arc républicain, d’un côté, et le Rassemblement national de l’autre, suppose ou entraîne la désactivation du dispositif représentatif. Ne sont plus en présence deux partis représentant deux parties du corps politique, mais s’opposent les membres légitimes du corps civique et ceux qui en sont exclus. Ce n’est plus un débat dont l’enjeu est la définition de la chose commune, c’est la mise en évidence d’une séparation ontologique ou religieuse entre les élus et les réprouvés. Le métabolisme salutaire de la représentation politique, qui renforce le commun par l’exercice à la fois créatif et purgatif des oppositions les plus vives, ne fonctionne plus.

Au lieu de la catharsis liée à la bataille civique conduite selon les règles, l’exorcisme par l’exclusion qui laisse le vaincu humilié et offensé et le vainqueur exposé à l’objection bientôt paralysante : en votant pour toi, nous n’avons pas voté pour toi, mais contre l’autre, et tu le sais bien. À cela les personnes raisonnables objectent que la diversité des motifs des votants n’ôte rien à la légitimité de l’élu. Elles ont formellement raison, mais ne voient pas qu’il y a une grande différence entre une bataille qui a lieu à l’intérieur de la cité – entre la droite et la gauche –, et une bataille qui a lieu entre la cité légitime et les exclus de la cité légitime, suspendant la division politiquement significative.

Une certaine synthèse

Dès lors, présenter la configuration politique présente comme une confrontation entre la démocratie et le populisme/nationalisme – entre la démocratie et ses ennemis – est grossièrement partial et surtout superficiel. Ce que l’on appelle démocratie d’un côté, populisme-nationalisme de l’autre, résulte du processus de séparation que j’essaie de cerner. Quand la démocratie était dans sa force, c’est-à-dire quand la république représentative remplissait sa finalité, elle a accommodé – ramené à l’unité du commun – des oppositions bien plus vives, puissantes et menaçantes que celle occasionnée par le Rassemblement national. Cela vaut d’être répété : la république représentative est le régime capable d’accommoder les plus grandes différences de classe, d’opinion, de religion, de tradition, le plus grand nombre de familles spirituelles les plus diverses.

Sous un tel régime, chaque grand mouvement politique opère une certaine synthèse : dans sa physionomie particulière se reconnaissent un grand nombre de citoyens par ailleurs très différents par la fortune, les opinions, les goûts, etc. La dernière grande synthèse fut celle du gaullisme, synthèse longuement et puissamment pensée et délibérément et constamment poursuivie par le Général qui, républicain sincère et catholique fidèle, conservateur et attaché aux libertés publiques, ne perdit jamais de vue la nécessité de rassembler pour ainsi dire l’histoire de la France en inscrivant une marque monarchique et classique dans la forme même de notre République. La faveur qui entoure aujourd’hui le personnage oublie ou ignore à travers quels combats et face à quelles haines la synthèse gaulliste fut mise en œuvre, comme c’est d’ailleurs le cas pour tout grand effort politique.

Si elle rassemble à mes yeux, dans la dernière période de notre vie nationale, la plus grande somme de vérités politiques utiles, ou plutôt salutaires, elle eut sa partialité, ses lacunes, ses échecs, ses fautes. Elle laissa des parties importantes du corps civique constamment dressées contre le « pouvoir personnel ». François Mitterrand fit à sa manière la synthèse de tous ceux que le gaullisme avait révulsés ou frustrés, des communistes à l’ « extrême droite », synthèse plus lâche et plus équivoque, mais synthèse tout de même, car c’est cela que font les hommes politiques. Ainsi de De Gaulle à Mitterrand, de l’homme du « clair combat » à celui des « combats douteux », la République a su purger les plus douloureuses expériences et accommoder les oppositions les plus violentes, de sorte que, tant bien que mal, non sans ratés et injustices, toutes les parties de l’histoire moderne de la France, comme toutes les parties du corps civique, trouvent une certaine reconnaissance et même une certaine justice, mais une justice d’hommes, non pas d’anges.

Il y a une grande différence entre une bataille qui a lieu à l’intérieur de la cité – entre la droite et la gauche, et une bataille qui a lieu entre la cité légitime et les exclus de la cité légitime

Pierre Manent

Que nous est-il arrivé pour que nous nous obligions à l’unanimisme des « valeurs de la République », que nous nous imposions cette extraordinaire discipline de parole et de pensée qui fait que les livres ou articles écrits avant les années 1980 ou même 1990 nous semblent remplis de propos intolérables et d’impubliables provocations ? D’où vient cette vertigineuse absence de confiance en nous-mêmes ? C’est que nous sommes lentement, imperceptiblement, mais décidément sortis de la communauté politique que nous formions, c’est-à-dire, je le répète encore une fois, de la république représentative dans le cadre national. Les institutions sont toujours là, elles fonctionnent, mais nous avons émigré mentalement et moralement. Nous nous sommes laissé envelopper par la douce persuasion que sans doute la République française avait trop longtemps péché par excès de zèle, que l’ « effort » gaulliste était inutile et un peu ridicule, que l’on pouvait enfin se détendre et se fondre dans des associations plus larges et plus lâches, où des administrations impartiales – européennes ou internationales – se chargeraient de nos droits et de nos intérêts, qu’en somme la république, et en général la politique, était une passion inutile ou même dangereuse.

Or, de son côté, le parti qui se réclamait de la nation à voix si haute n’en proposait pas une figure bien convaincante. À quelles familles spirituelles se rattachait-il, quelles expériences historiques étaient pour lui les plus chargées d’enseignements ? La « France » tellement invoquée par lui est un bloc indistinct, qui ne suscite aucune pensée susceptible d’être développée, aucun sentiment un peu vif, aucun langage propre. Cette synthèse que j’évoquais, qui lie l’action politique à une certaine compréhension de l’histoire et de la vie de la nation, et qui est la signature d’une vraie proposition politique, cette synthèse est absente. On n’en aura pas la moindre esquisse car il s’agit d’éviter toutes les occasions de division à l’intérieur du bloc. Il ne reste donc que l’immigration, qui vient par définition de l’extérieur. Mais de quelle France parle-t-on quand on n’a rien à dire aux citoyens français qui sont issus de cette immigration ?

Le salut ne viendra que de « nous », peuple français qui se gouverne selon le régime de la république représentative, régime dont nos hautes juridictions n’ont de cesse d’obscurcir la légitimité et de contraindre le fonctionnement

Pierre Manent

J’ai parlé du cercle de la raison et du parti national. Il me faut dire un mot du troisième grand protagoniste. Rendons cette justice à Jean-Luc Mélenchon : il explique avec beaucoup de force et de clarté ce qu’il entend faire. Il entend former un nouveau peuple, « notre peuple », comme il le dit avec une fierté toute paternelle. Ce peuple sera principalement nouveau en effet, car constitué pour ainsi dire de tous les peuples du monde, qui installeront avec tant de naturel et de franchise leurs formes de vie parmi les anciens et récents citoyens de ce pays que ces derniers se fondront prestement dans le nouveau peuple, « notre peuple ». Cette entreprise, je le répète, ignore la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. Elle l’ignore à tel point qu’elle place la « Palestine » au centre de sa visée. Plus précisément, elle désigne « Israël » – l’État d’Israël et le peuple juif – comme la source et le foyer d’une injustice toute particulière qui réclame d’être placée de toute urgence au centre de la conscience de tous. Le geste qui prétend nous indiquer le chemin de l’avenir est le même geste qui montre « les Juifs » comme l’obstacle qui barre le chemin.

Peut-être la dissolution de l’Assemblée nationale, avec ses suites, est-elle cet « accident extrinsèque » qui, selon Machiavel, oblige les cités à « se reconnaître » et à se refonder. Dans la confusion et l’éclair de juillet, une lumière a lui : nous devons revenir à la maison. Le salut ne viendra pas de « l’Europe » qui s’éclipse dès que l’urgence frappe à la porte, moins encore du peuple-humanité qui ne trouve unité et énergie que dans la haine. Le salut ne viendra que de « nous », peuple français qui se gouverne selon le régime de la république représentative, régime dont nos hautes juridictions n’ont de cesse d’obscurcir la légitimité et de contraindre le fonctionnement. Personne ne viendra à notre secours si nous ne voulons pas nous gouverner nous-mêmes.