Depuis le lundi 7 mars, Heidi.news invite à prendre de la hauteur par rapport à la guerre en Ukraine et son flot incessant d’informations. Pour cette «semaine des spécialistes», nous sommes partis à la recherche d’esprits aiguisés pour nous aider à mieux comprendre ce qui se joue là, sous nos yeux, à notre porte. Bernard Wicht est expert en stratégie militaire et privat-docent à la Faculté des sciences politiques de l’Université de Lausanne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine géopolitique, notamment sur la transformation de l’Etat moderne, celle de l’outil militaire et la défense citoyenne.
Dans mes premières analyses de la guerre russo-ukrainienne, je me suis interrogé sur les objectifs de la Russie à court terme et je restais perplexe sur ce qu’elle pouvait obtenir en Ukraine dans le cadre des opérations militaires en cours. Trois scénarios me semblaient envisageables:
- La démilitarisation du pays puis le retrait des troupes russes… et ensuite? (l’Ukraine reste une pomme de discorde);
- L’annexion de l’ensemble du pays: un bourbier semblable à l’Afghanistan (!);
- L’annexion de certains territoires pro-russes, sans doute la solution la plus rationnelle.
Je n’y voyais malgré tout pas très clair et il me semblait que la Russie risquait de se retrouver dans une impasse.
Guerre de l’information perdue, vraiment?
Mais je me trompais parce que, comme la plupart des analystes occidentaux, mon approche ne se situait pas à la bonne échelle. En effet, se limiter à l’Ukraine est trop exigu, trop régional, pas suffisamment international-mondial. De même, se référer au discours de Vladimir Poutine sur sa volonté de «démilitariser» et «dénazifier» l’Ukraine ne tient pas compte de la maskirovka(mystification) qui fait partie intégrante de la pensée stratégique russe.
On a conclu un peu vite que le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait pris l’ascendant en termes d’image et de communication et que les Russes auraient négligé cet aspect, se retrouvant dès lors prisonniers d’une opinion publique mondiale complètement hostile. Moscou aurait d’ores et déjà perdu la bataille de l’information.
Si le président Zelenskyy fait effectivement preuve d’une grande maîtrise en matière d’image et de communication, considérer que Vladimir Poutine a négligé cette dimension représente, là aussi, un point de vue très occidental largement influencé par les grands médias et leur vision manichéenne du «bon» et du «méchant» qui nous plonge dans un blockbuster hollywoodien avec Bruce Willis dans le rôle principal!
L’adversaire est le système, pas le pays
Alors, si raisonner en fonction du seul «objectif Ukraine » se révèle trop court et si les Russes n’ont pas négligé la guerre de l’information, quelle est l’analyse stratégique la plus approprié pour comprendre les enjeux de ce conflit? Gardons d’abord à l’esprit que, géographiquement parlant, la Russie est un pays-monde (au sens braudélien). Ni l’Europe occidentale, ni les Etats-Unis ne le sont. La pensée stratégique russe se déploie ainsi à un niveau macro-spatial et macro-culturel. Elle reprend l’acquis de sa grande sœur, la pensée stratégique soviétique ayant développé et conceptualisé ce qu’on appelle le niveau opératif de la guerre, qui ne vise plus prioritairement les objectifs militaires tactiques (troupes, matériel, infrastructures, etc.), mais l’adversaire en tant que système.
La pensée opérative n’envisage pas l’ennemi sous un angle strictement militaire, contrairement à la doctrine clausewitzienne classique visant la destruction des forces armées ennemies dans une grande bataille d’anéantissement considérée comme clé de la victoire. La pensée opérative soviétique, puis russe, aborde l’adversaire dans une optique systémique: elle vise son effondrement, non pas lors d’une grande bataille décisive, mais par des actions dans la profondeur.
Le terme «profondeur» ne fait pas nécessairement référence au dispositif militaire défensif de l’adversaire (fortifications, centres logistiques, réseaux de communication), mais bel et bien à l’ensemble des structures politiques, socioéconomiques et culturelles, ainsi qu’aux infrastructures permettant au pays ennemi de fonctionner. Cette «profondeur» concerne aussi bien la géographie que la psychologie collective de l’adversaire. Dès lors, l’objectif poursuivi est rarement ponctuel, il est holistique.
Une incapacité de l’OTAN
Qu’est-ce que cela signifie en l’occurrence? La Russie ne cherche pas la simple mise au pas d’un voisin récalcitrant, c’est l’«ennemi systémique» qu’elle vise en lui montrant concrètement qu’elle est non seulement prête, mais surtout capable de faire la guerre, y compris nucléaire. Cet ennemi systémique, c’est évidemment l’OTAN, dont la rhétorique belliciste est inversement proportionnelle à ses faméliques moyens militaires. La Russie a pu constater cette indigence lors de la guerre en Syrie (à partir de 2011), où les capacités occidentales d’intervention se sont limitées à l’envoi de quelques contingents de forces spéciales en appui des milices kurdes. Les unités russes présentes en Syrie ont d’ailleurs fait prisonniers plusieurs membres de ces unités (américaines, britanniques et français) et les «contractors» de la Société militaire privée russe Wagner se sont frottés, avec un certain succès, aux Forces spéciales américaines. La Russie a ainsi pu se faire une idée très concrète des sévères limites opérationnelles de l’OTAN et de l’incapacité de l’Alliance atlantique de conduire une opération militaire d’envergure, faute d’effectifs et de logistique.
A partir de là, Vladimir Poutine et son état-major ont pu planifier leur intervention en Ukraine, qui n’est qu’un champ de bataille, c’est-à-dire un lieu où se déroule des opérations militaires visant cependant d’autres effets et d’autres cibles.
S’agissant des effets, la Russie veut démontrer qu’elle peut déclarer une guerre conventionnelle et la conduire à son terme. Face à cette démonstration de force:
- L’OTAN et l’Union européenne sont militairement «aux abonnés absents», avec comme seule possibilité d’action la livraison de quelques missiles antichars aux courageuses forces ukrainiennes (complètement abandonnées par leurs mentors de hier).
- Les pays membres de l’OTAN situés à proximité de l’Ukraine commencent à transmettre des messages à Moscou pour assurer la Russie de leur non-intervention dans le conflit (la Roumanie vient de le faire, nul doute que d’autres suivront si ce n’est déjà fait).
- Les pays non membres de l’OTAN (Géorgie et Moldavie) sont terrorisés par la perspective d’une éventuelle intervention russe sur leur propre territoire.
- La Suède et la Finlande entreprennent leurs premières démarches en vue d’un rapprochement, voire d’une adhésion à l’OTAN.
- Les dirigeants européens présentent Vladimir Poutine comme un «fou» qui pourrait s’en prendre à l’Europe occidentale elle-même.
Pendant ce temps, les Ukrainiens sont laissés à leur triste sort, sans aucune perspective d’adhésion ni à l’OTAN, ni à l’UE. Nul doute que cet abandon marquera durablement la conscience collective des Ukrainiens. Pour paraphraser la fameuse phrase de l’entre-deux-guerres (Qui est prêt à mourir pour Dantzig?), aujourd’hui, en Europe occidentale «personne n’est prêt à mourir pour Kiev»! Les Russes en ont acquis la certitude.
L’objectif principal de la Russie devient dès lors parfaitement clair et cohérent; il se situe à une tout autre échelle que celle visant la seule démilitarisation de l’Ukraine. Il s’agit d’inspirer aux pays voisins et aux autres membres de l’OTAN la peur d’une grande guerre (c’est ce qu’on appelle la sidération en termes stratégiques). L’Alliance atlantique est dans un état de délabrement militaire tel (le cas de la Bundeswehr allemande est emblématique) qu’aucune opération militaire importante ne lui est possible… pour les prochaines années. Elle se retrouve dans une posture purement défensive, sans toutefois être absolument sûre de pouvoir garantir sa propre protection en cas d’attaque.
Victoire russe mais aussi… américaine
Vladimir Poutine et son état-major semblent donc en passe d’atteindre leur véritable but: non pas la déstabilisation de l’Ukraine (abandonnée politiquement et militairement), mais celle de l’Alliance atlantique, laquelle va sans doute devoir se tenir tranquille ces prochaines années, voire la prochaine décennie, jusqu’à ce que ses capacités opérationnelles remontent quelque peu en puissance.
Arrêtons-nous également sur l’attitude des Etats-Unis depuis le déclenchement de la guerre. Alors que le président Biden se montrait très incisif (pour ne pas dire hystérique) sur la question ukrainienne depuis son entrée en fonction, son administration est devenue soudain très discrète depuis le 24 février. Certes, les Etats-Unis ont conscience qu’après l’Irak et l’Afghanistan, ils n’ont plus les capacités de s’engager dans un conflit majeur, encore moins contre une puissance telle que la Russie. Mais ce n’est certainement pas la seule raison. Le gouvernement Biden a, lui aussi, atteint ses objectifs:
- avec la guerre en Ukraine, il est parvenu à empêcher durablement tout rapprochement entre l’Europe et la Russie;
- il a réussi à priver l’économie allemande du gaz russe et à la rendre ainsi dépendante des ressources énergétiques américaines (gaz, énergie nucléaire)
- et, par là, il a réussi à soumettre complètement l’économie européenne (tributaire de l’Allemagne) aux marchés financiers dominés par le dollar.
Là aussi, force est de souligner une réelle maîtrise stratégique côté américain: tous ces résultats sont obtenus «sans tirer un seul coup de canon»! Sun tzu en serait admiratif.
Il n’est dès lors qu’une seule conclusion possible: l’Europe occidentale apparaît comme la grande perdante de toute cette affaire!