Description
Présentée à Rome le 18 juin 2015, la nouvelle encyclique du pape François, Laudato Si’, sous-titrée « Sur la sauvegarde de la maison commune », met en avant un concept d’une grande portée, celui d’écologie intégrale.
Intégrale, dans la mesure où, par-delà l’environnement, « tout est lié dans le monde ». Tout se tient. C’est pourquoi l’Eglise ne peut plus désormais ignorer le caractère central de la question écologique – laquelle irrigue, domine, sinon détermine toutes les autres, et s’invite très directement dans la crise démographique, économique, morale et politique de notre temps : où l’on peut songer par exemple, en lien direct avec elle, à la remise en cause des identités, au phénomène des migrants, à la perte des repères, ou encore à l’anéantissement de cultures locales broyées sans états d’âme par les mécanismes impitoyables de la nouvelle civilisation consumériste. Voilà pourquoi le pape François a décidé de s’interroger sur les éléments constitutifs de ce désastre annoncé, et sur les réponses susceptibles d’y être apportées.
Or, sur ce point, Frédéric Rouvillois montre qu’à rebours de l’image habituelle véhiculée par les médias, l’orientation du pape François, si elle se caractérise bien par l’humanité, la tendresse, la poésie et l’attention aux fragilités que chacun lui reconnaît, n’en est pas moins résolument anti moderne. Pour le pape François, en effet, les causes du mal ne sont autres que les principes constitutifs de la modernité : l’individualisme égoïste et l’anthropocentrisme dominateur, l’idée d’un progrès nécessaire et la négation du passé.
Et à l’anti modernisme du diagnostic correspond celui des réponses. Sur ce plan, François appelle à rien de moins qu’à une véritable révolution culturelle, une révolution profonde, beaucoup plus radicale que les modestes propositions de la Cop 21, et qui permettrait à l’homme de se réapproprier son destin. Une révolution qui, sur un plan institutionnel, oblige à s’interroger sur la question de la longue durée inhérente à toute démarche écologique – et donc sur la capacité des démocraties représentatives contemporaines à répondre à ce problème qui engage la survie de la nature et l’essence même de l’homme.
Préface de Chantal Delsol
Il a fallu un moment favorable, un kairos, pour que depuis seulement quelques années, un tel sujet puisse être évoqué.
Il s’agit de défendre l’écologie intégrale. Autrement dit d’étendre la protection de la nature à la protection de la condition humaine (certains disent nature humaine). Il s’agit d’affirmer l’existence d’une anthropologie dont nous ne sommes pas les maitres, et qui nous oblige, faute de catastrophes. Ce discours va à l’encontre de toute la pensée courante depuis l’après-guerre, l’existentialisme et ses descendants. Il a été jusqu’ici inouï, inaudible. Une circonstance a permis sa réapparition : le déploiement de l’écologie comme défense de la nature, chez des groupes qui par ailleurs suivaient la pensée commune du nihilisme anthropologique.
C’est pourquoi je parle d’un kairos. Frédéric Rouvillois et moi faisons partie de ces gens qui n’ont jamais douté de l’existence d’une condition humaine, qui nous oblige et que nous n’inventons pas. Mais jusqu’à présent nous ne pouvions parler de cela que dans l’indifférence générale –pensée inouïe. Il faut le redire : avoir raison trop tôt, c’est encore avoir tort ! Le déploiement de l’écologie nous permet d’en parler, car maintenant parler de la condition humaine signifie simplement dire : pourquoi défendez-vous la nature et pas l’homme ? comment pouvez-vous croire que nous n’inventons ni ne maitrisons entièrement le monde naturel, et que nous maitrisons et inventons l’homme ? L’écologie intégrale nait par cohérence de la pensée. La défense de la nature est en même temps la chance du retour de l’humanisme.
Parfois certains regrettent que les encycliques n’arrivent qu’au son du clairon, et pas plus tôt, quand les questions sont douloureuses et indicibles. Ce n’est pas que le pape se plie à la mode. Il saisit un sujet quand les esprits et les cœurs peuvent l’entendre. C’est bien aujourd’hui le moment de signaler que l’homme a quelques caractéristiques, dont il ne peut tenter de se défaire impunément. On a oublié cet aspect fondamental : certes l’homme est liberté, – mais il est aussi nature. Je ne suis pas sûre que nos contemporains aperçoivent cette évidence : notre sidération devant les horreurs du nazisme et du communisme traduit l’intuition que nous avons dérangé un ordre – mais lequel ? il y aurait-il donc un ordre à ne pas déranger ? nous avions depuis longtemps censuré cette idée.
La destruction de la nature et l’oubli de la condition humaine se donnent libre cours en une « joyeuse irresponsabilité ». L’irresponsabilité est rendue possible par le règne de l’immédiateté et la valorisation exclusive du désir. L’individu post-moderne, comme d’ailleurs c’était le cas de l’individu totalitaire, croit que « tout est possible ». Car il a le pouvoir de tout faire : anéantir industriellement les Juifs d’Europe, anéantir artisanalement les koulaks d’Ukraine, ou bien anéantir symboliquement ou concrètement la différenciation sexuelle. Cependant il ne peut tout faire impunément, et c’est bien là le drame : il peut tout, mais en disloquant tout, en produisant le chaos et la barbarie, en se dé-civilisant.
Il ne s’agit pas, et Frédéric Rouvillois le relève bien, de vouloir récuser l’idée même de progrès et de revenir à une sorte de « nature » dogmatique figée pour toujours, dont on ne pourrait pas sortir. Il s’agit bien plutôt de chercher un équilibre entre l’homme-nature et l’homme-liberté, entre le besoin d’enracinement et le besoin d’émancipation. Pour trouver cet équilibre, il faut faire droit à l’idée d’excès, et quêter les limites. La grande folie de l’époque moderne n’est pas d’avoir voulu l’émancipation, mais de l’avoir voulue sans frein, sans même se poser la question des limites. La liberté est grande ; si elle ne respecte pas la nature, tout son bénéfice s’effondre. Cependant, les limites ne vont pas de soi, elles font l’objet d’un débat constant, et l’on pourrait décrire très longtemps les guerres qu’elles occasionnent.
Ici, en ce qui concerne l’environnement, nous avons été trop loin : il n’est plus grand monde pour le contester, nous avons passé des limites (donc il y en a ! ). Cette constatation partagée entraine des obligations de toutes sortes. Economique : il faut « changer de rythme », aller vers une certaine décroissance. Spirituelle : il faut réenchanter un monde que nous avons rationalisé à outrance, laisser resurgir l’émerveillement devant la nature à la place de la possession brutale qui était devenu notre quotidien. Philosophique : « redéfinir le progrès » afin de prendre en compte son caractère forcément circonscrit.
Cette encyclique, contrairement à d’autres précédentes, m’apparaît parfois bien approximative. On aimerait mieux ne pas entendre dire imprudemment que la disparition des espèces est essentiellement due à l’homme (elle a toujours existé et fait partie de la nature elle-même). N’est-il pas bien téméraire d’affirmer que puisque la catastrophe écologique dépend de l’homme, celui-ci peut alors l’arrêter ? Je me demande si ce n’est pas encore du prométhéisme que de nous prêter le pouvoir de sauver la planète… on sait bien à quel point il est facile de détruire, et difficile de construire. Le principe de précaution protège-t-il toujours les faibles et les pauvres ? En ce moment, au contraire, il les appauvrit encore, et de beaucoup, parce qu’il est compris à l’extrême, et normalise tellement la vie de tous que l’on ne peut plus habiter, se nourrir, se déplacer, sans utiliser des équipements obligatoires et couteux – autrement dit : gardons la mesure afin que la bonne direction ne devienne pas mauvaise par excès de bien… D’un point de vue philosophique, je suis fâchée de voir l’écologie prétendre servir d’argument contre l’IVG : « la défense de la nature n’est pas compatible non plus avec la justification de l’avortement » (120). L’attitude de respect général de la nature correspondrait au respect de tous les humains. Quel salmigondis. Toutes les civilisations anciennes respectaient la nature, et toutes, sauf le judéo-christianisme, se débarrassaient des bébés superflus – il suffit de lire la lettre à Diognète. La légitimation de l’avortement est un signe de retour du paganisme, avant l’humanisme judéo-chrétien. Cela n’a rien à voir avec la civilisation du déchet. C’est bien léger, et contre-productif, d’évoquer l’avortement à tout propos et hors de propos.
Enfin nous trouvons ici de bien intéressantes considérations politiques. L’encyclique souligne à juste titre le problème principal rencontré par la préoccupation écologique : la question du temps. Les solutions aux désastres écologiques exigent du temps – tandis que ces désastres émergent en face de systèmes politiques essentiellement livrés à l’immédiateté : les démocraties. D’ailleurs ce qui peut paraître un paradoxe, n’en est pas. Car les désastres écologiques et les démocraties sont les uns et les autres fils de la culture d’immédiateté.
Frédéric Rouvillois est très critique vis à vis du système démocratique, dans lequel « gouverner, c’est ne pas (pouvoir) prévoir ». L’affirmation n’est pas fausse : il suffit de regarder nos politiques, réagissant au jour le jour aux événements de la veille, sans aucun projet dépassant la saison prochaine. Il reste que le remède est discutable ! Les arguments que Frédéric Rouvillois avance en faveur de la monarchie, qui voit à long terme parce qu’elle ne risque pas la récusation du vote, sont bien réels. Mais s’il faut rejoindre le pouvoir d’un seul pour avoir des chances de trouver des solutions à notre problème, il semble que ce soit bien cher payé… et pas un d’entre nous ne s’y résoudra. Car il ne s’agit pas ici d’un monarque à l’anglaise, lequel n’a aucun pouvoir, quelques sympathiques que soient par ailleurs les hobbies écologiques du prince de Galles. Il s’agit de Louis XIV, prévoyant des forêts pour les siècles. D’ailleurs on ne voit pas que dans les pays autocratiques actuels, les préventions écologiques soient plus lucides et plus courageuses. La Chine, où par définition on ne craint pas le vote de citoyens inexistants, a attendu bien longtemps les réprimandes internationales pour se préoccuper de l’air suffocant de ses villes. C’est que si le monarque a le temps devant lui, il s’intéresse souvent bien peu à ses sujets, les deux allant ensemble… Charles Maurras disait que l’intérêt du roi est le même que celui de la société : il faut sous-entendre que le roi est un saint, ce qui est un pari assez fou. D’ailleurs curieusement, on s’aperçoit que quand le roi est une sorte de saint, il est souvent incapable de gouverner avec la rigueur nécessaire : c’était le cas de ces deux malheureux, Louis XVI et Nicolas II… Je crois que pour répondre à la question essentielle du temps, il vaudrait mieux, plutôt que de rêver à des monarchies chimériques, tenter de mettre du plomb dans la cervelle démocratique.
Le pape François croit au politique, à la capacité de l’Etat pour orienter une société vers le bien commun. C’est la doctrine sociale de l’Eglise, qui pourrait tenir essentiellement en deux points. En premier lieu, la politique est au-dessus de l’économie, parce que l’économie fabrique du bien-être et du confort tandis que la politique fabrique du lien, des relations et donc des biens spirituels, lesquels sont supérieurs aux biens matériels. L’effacement actuel de la politique au profit de l’économie représente une chute dans le matérialisme le plus vulgaire et le plus inhumain. En second lieu, comme le disent les Allemands, « l’homme est plus vieux que l’Etat » : la politique doit consister à faire confiance aux groupes d’appartenance, ce qui s’appelle le principe de subsidiarité. Il est dommage que le pape semble confondre cela avec la démocratie participative, qui est tout autre chose. La démocratie participative, très prisée en Amérique latine, peut proposer un correctif à des démocraties trop centralisées ou technocratiques, éloignées du citoyen. Mais elle peut aussi rejoindre facilement la mode de la gouvernance à consensus, tout à fait anti-démocratique. C’est donc un concept polysémique à manipuler avec précaution, et qu’il est dangereux d’employer de façon journalistique. Il n’a pas grand chose à voir avec la subsidiarité, qui porte au contraire tout le poids de la culture humaniste européenne.
Le livre de Frédéric Rouvillois s’inscrit dans un courant de pensée qui devient et deviendra de plus en plus influent. Les totalitarismes se continuent dans la modernité tardive, qui poursuit après eux le rêve/cauchemar du tout est possible. Pour y faire face, nous avons essentiellement besoin d’une pensée des limites.