Je n’ai ni tué ni volé

Gérard Boutet

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Collection : Auteur : Pages: 260 ISBN: 9782865533039

Description

Aucun romancier n’aurait osé imaginer la vie d’un personnage aussi étonnant que Bernard de La Serre. Cette fois encore, la réalité dépasse la fiction !

Fils d’un modeste métayer du Béarn, Bernard de La Serre est né en 1646. Rien ne le disposait à vivre de telles tribulations. Qu’on en juge plutôt !

Après le séminaire où on l’a placé de force, il devient chapelain du régent d’Espagne, ce qui constitue déjà un avancement prodigieux. Les épisodes qui suivent ne sont pas moins surprenants.

L’abbé est capturé par les Barbaresquesdu Maroc, dans les bagnes desquels il croupit pendant cinq années. Racheté par les Trinitaires, il regagne la France où il obtient un confessionnal en l’église Saint-Roch, à Paris. C’est là que, dix années durant, il devient le directeur de conscience de Monsieur, le frère de Louis XIV. Or, de conscience, Monsieur n’en a guère. Les scandaleux secrets que détient l’abbé de La Serre lui valent d’être relégué en une paroisse reculée de l’Orléanais — l’envoyer dans la lune n’aurait pas été pire.

Perdu dans l’immensité de la Beauce, le prêtre sent se réveiller ses origines béarnaises, fortement teintées de calvinisme. Le voilà qui accepte de marier les protestants des alentours. Ce crime abominé lui cause quelques alarmes, sans pour autant le détourner de sa complaisance envers les huguenots.

Le chanoine Bégon, cousin des Colbert, jure la perte du fraudeur, qu’il dénonce au marquis de Pontchartrain. Le cas devientune affaire d’État. L’abbé de La Serre est saisi au corps, embastillé, condamné aux galères à perpétuité. Il meurt à 61 ans, dans les fers de l’arsenal de Toulon, en 1707.

 

Ce personnage haut en couleur était connu des historiens et des généalogistes, mais le manque de documents empêchait d’approfondir les recherches. L’affaire dite « du curé de Nids » restait une énigme.

Gérard Boutet a eu une chance inouïe : celle d’exhumer des archives judiciaires jusqu’alors inédites. Ainsi a-t-il pu mener une véritable enquête policière et reconstituer l’itinéraire de ce prêtre atypique. Il s’est déplacé en Béarn, en Castille, en mille endroits où Bernard de La Serre s’était aventuré.

Le livre qui en résulte ne pouvait que prendre le ton d’un roman picaresque.

Informations complémentaires

Poids044 kg
Dimensions2 × 15.5 × 24 cm

Extrait

JE N’AI TUÉ NI VOLÉ, mais j’encours les galères.

Les augures, pourtant, ne me prédestinaient nullement à l’ignominie. J’aurais dû mener la vie monotone et pastorale du montagnard, puisque les fées n’avaient pas daigné se pencher sur mon berceau, ni le remplir d’or. Ce fut loin d’être le cas, hélas !

 

J’ai grandi au pieddes Pyrénées, dans le vicomté de Béarn, au sein d’une population altière et farouche, souvent indocile et têtue, mais d’esprit enjoué. Les chiens ne font pas des chats : j’étais, au temps de ma jeunesse, de cette trempe d’entêtés facétieux. Que l’on me commandât d’aller à hue, et je filais illico à dia, en riant !

Mon pays natal est une contrée bosselée, secrète, où les vallons boisés entaillent profondément les collines herbues, ourlées de buissons et de haies vives. Les gaves s’y dissimulent sous les chênes et les hêtres, au creux des pentes rapiécées de pâtures. En ces lieux écartés, qui veut gagner son pain doit se lever matin. Les tâches du paysan ne supportent pas les fainéants.

21Les maigres parcelles que cultivaient mes parentsne couvraient guère plus d’une hommée. Je revois encore nos lopins à froment ; ils s’accrochaient à un mamelon coiffé de broussaille. Les gerbes n’emplissaient jamais notre grange, pas même dans les meilleures années. C’est dire qu’une pluie d’écus ne nous aurait point causé dommages.

22Les miens – qu’on appelait Bergés ici, Vergès ailleurs – étaient issus d’une de ces lignées, humbles et laborieuses, qui font honneur à un canton. Si ma famille était dépourvue de titre comme de blason, elle possédait en revanche de la vaillance à revendre. L’attachement à la terre l’avait profondément enracinée en ces piémonts béarnais.

Du plus avant que remontait la souvenance des anciens, il semble que mes aïeux avaient vécu d’un carré de ceps, à mi-coteau de La Serre, en un hameau sis sur la paroisse de Monein. Notre nom est encore porté là-bas. J’ignore pourquoi ils avaient quitté leur vigne pour s’établir au bourg de Vielleségure, à trois lieues plus loin. Dès lors, ils n’avaient fait que vivoter de pauvre grain, de salaisons et de fromages. Mon grand-père se faisait appeler « de La Serre », selon la coutume du Béarn, pour éviter qu’on le confondît avec un Vergès venu d’autre part. Le nom nous est resté.

Mes aïeux étaient des gens durs à la tâche, économes par nécessité, sur la chère comme sur le fourrage, sans jamais se montrer pingres. Ils n’usaient point leur salive à débiter des fariboles. Au grand jamais l’un d’eux ne convoita l’aisance des Laborde, les hobereaux qui résident au castel de Bianne. Ils se satisfaisaient du modeste sort que la Providence leur avait attribué, et pour rien au monde ils ne l’auraient échangé contre une facilité indue.

De tous les visages qui ont marqué mon enfance, celui de mon père reste gravé dans ma mémoire. Tous les environs connaissaient Arnaud de Bergés, un colosse, et c’était en bonne part. Je l’admirais.

23À mesyeux de galopin, mon père empruntait sa force au bon Pla Falgars, le géant des fabliaux d’antan. Je le revois, la carrure râblée d’un lutteur forain, qui attroupe le voisinage autour de la maison. Il s’éloigne aux aurores à la tête d’un bataillon hérissé de bidents à fagots, protestants et catholiques mêlés ; et je l’entends déclarer, de sa forte voix qui impose silence aux abois des mâtins : « Le pourchas au Pedescaousest ouvert ! ». C’estde son gigantisme à lui, mon père, que je tiens la robustesse qui m’a permis de survivre, jusque-là, aux pires déboires.

Il me revient les longues tablées, éblouissantes de blancheur, que mon bonhomme de père présidait au plein soleil des moissons. Les hommes s’emportaient à propos de tout et de n’importe quoi, parce que le vin donnait sur les bérets et qu’il fallait bien pester contre quelque chose. Les femmes s’agaçaient du bourdonnement des abeilles autour des plats et jouaient du torchon, tandis qu’à l’écart, sous les ramures, les vieux souriaient benoîtement aux piaillements de leurs chérubins.

Comment ne pas songer à ma brave femme de mère ? Ma nourrice chérie, Jeanne, née native au village de Bellocq, ma si douce maman… Ah, voilà que la détresse m’étreint le cœur et que les sanglots m’étouffent !

Durant les veillées de la morte-saison, quand le pic d’Anie s’escamotait sous sa capuche de neige et que les bêtes étaient à la mangeoire, Jean de l’Ours rôdait à l’entour des villages. La marmaille de la maisonnée échappait à ses malices en s’enfouissant peureusement dans les jupes des vieillardes, et de nos peurs enfantines les conteurs faisaient des gorges chaudes. Comme si ces bonheurs ne dataient que d’hier, je me délecte en pensée du fumet de la garbure, odorante de lard, onctueuse de confit d’oie, et je ressens dans mes paumes la brûlure des châtaignes grillées…

Mis au monde par de si valeureux parents, comment voulez-vous que, nonobstant mon origine paysanne, je ne me crusse point promis à de glorieux exploits ?

Il faut dire que dès mes primes années, enBéarnais pure laine que je suis, j’affichais un caractère téméraire qu’aucun péril ne savait effrayer. Étant beaucoup plus hardi que les galapiats de mon âge, et autrement vigoureux, je ne tressautais guère devant la monstruosité de ce Jean de l’Ours, plantigrade lourdaud qui, somme toute, ne hantait que les contes à dormir debout.

24Aucune ourseriene paraissait de taille à m’apeurer, pas plus la sournoiserie des coupe-jarrets de Gascogne que la vésanie des bravaches de Biscaye. Ce solide courage m’inculquait une confiance absolue en ma bonne étoile. Une fulgurante réussite devait être mon lot.

Un sort contraire en décida différemment. Pas une traverse ne me fut épargnée.

 

25J’ai vu le jour en l’an 1646 sur la paroisse de Vielleségure, diocèse de Lescar. Malgré les glorieuses périodes qu’elle avait connues jadis, cette place forte avait perdu de sa suprématie depuis longtemps.

Mon métayer de père, je le répète, entretenait une honnête réputation par les vallées du Laà et du Saleys. Comme la plupart des habitants de cette contrée, nous n’étions pas férus de la science religieuse, encore que –du moins je le suppose –jamais nous n’eûmes contrevenu aux commandements de Dieu. La matrone du village m’avait dûment baptisé d’une gorgée de jurançon et d’une pointe d’ail, ainsi que le veut la coutume locale.

26Si aucun prêtre n’a inscrit ma naissance dans un cahier baptistaire, c’est parce qu’en ces temps-là, les mésintelligences confessionnelles déchiraient le Béarn. L’évêché avait rappelé plusieurs de ses curés résidants, dont celui du bourg, pour leur éviter d’essuyer la grogne des huguenots.

27Nous ne soutenions point ces derniers dans leur cause, mais nous ne nourrissions aucune hargne envers eux. Comment aurait-il pu en être autrement, puisque plusieurs de mes oncles et de mes tantes se réclamaient de la confession réformée, sans que cela mît la discorde dans la parentèle ? Plusieurs familles se sont déchirées ; pas la nôtre.

Il faut croire que cette neutralité en chiffonnait d’aucuns puisqu’un prêcheur diocésain tint à me prendre sous son aile avant qu’il ne fût trop tard.Une sainte inquiétude remuait le bon apôtre : celle que la divagation hérétique, encore vivace dans les environs, ne contaminât la simplicité de mon discernement, au point que j’en fusse maléficié.

28À l’époque dont je parle, la cure du village n’abritait plus de prêtre résidant. L’église Saint-Bertrand était replacée sous les auspices de Rome, soit, mais l’abbé desservant refusait de demeurer au village. Les méchantes langues prétendaient que, par couardise, il s’épouvantait qu’un bégard quelconque, parmi les réformateurs invétérés, pût le rabrouer vertement. Il se faisait donc rare. En revanche, des prédicateurs catholiques nous visitaient tous les quatre matins, afin de raviver les piétés attiédies et d’attirer à eux les postulants à la prêtrise. Ces envoyés épiscopaux, les Barnabites, étaient pénétrés de leur mission salvatrice. Propagateurs aussi hallucinés qu’intraitables, ils s’appliquaient à déraciner les jeunes pousses de la dissidence, pareils ces laboureurs qui n’ont de cesse qu’au dernier chiendent arraché de leurs guérets. Il leur fallait détruire la mauvaise herbe avant qu’elle ne fût en graines.

Voilà pourquoi, d’autorité, un catéchiste diocésain prit sur lui de m’emmener au séminaire. Selon ses dires, j’y serais confié à la bienveillance de monseigneur l’évêque Jean du Haut de Salies. Il n’y avait qu’en cet établissement, affirmait-il, que les enfantelets au tempérament dégourdi, nés d’obscurs croquants, pouvaient s’épanouir dans la grâce du baptême romain. À l’en croire, tel était mon cas, puisque je paraissais aussi éveillé qu’une potée de souris. Mieux valait qu’on me rangeât du côté des postulants. Il en allait de ma sauvegarde.

Mon père ne trouva rien à objecter, quoique d’ordinaire un paysan regardât sa progéniture comme la promesse d’un renfort en ouvrage. La prévoyance commandait de ne point se défaire de ses garçons bien portants, certes, mais l’époque était difficile : ma mère gagnerait une bouche de moins à nourrir, et les études se feraient pour mon bien.

 

Le séminaire se referma sur moi. Peu après, je m’en souviens comme si c’était hier, une grand-messe fut dite pour le repos du cardinal Mazarin, que Dieu venait de rappeler à Lui. Ce fut l’unique distraction que je connus en ce lieu. Un chapelet d’années immobiles s’égrena dans la monotonie des jours, sans qu’aucune fois je ne revinsse au nid. Je grandis au milieu d’une nuée de corbillats, aussi pauvrelets que moi, dont l’éducation se fit à la baguette.

Ce fut d’abord le petit séminaire où, m’ayant rogné les ailes, les pères abbés m’enseignèrent les lettres de l’alphabet et les calculs d’arithmétique. Vint ensuite le grand séminaire où les fondements de la théologie, avec les principes philosophiques, occupèrent le plus clair de mes heures.

L’institution obéissait à une rigueur monacale qui ne supportait aucune dérogation. Je fus dépouillé de mon sayon, on m’habilla de laine brune et de chanvre rugueux. Un frère convers jeta au feu mes sabots de montagnard, un autre me chaussa des socques du novice. Accoutumé aux guêtres clouées sur le bois, j’avais l’impression de marcher pieds nus dans ces savates de basane, trop souples pour un gars de vilains.

Aucune plainte, jamais un cri, encore moins un rire, ne devait troubler la quiétude des lieux. Que ce fût au réfectoire, durant les séances de lecture ou lors de la méditation dans le cloître, le strict mutisme devait être observé, sous peine de punition corporelle à l’encontre du contrevenant. Au jeûne s’ajoutaient le cilice et la discipline, qui exacerbaient la pénitence. La dévotion requérait son lot de macération et de souffrance.

La sévérité des sanctions me désempara. Jusqu’alors, je croyais que l’amour de Dieu se manifestait dans la joie et la libération. Les talons ferrés des pères abbés résonnaient avec des claquements de fustigation qui me glaçaient le dos, lugubres, sous les voûtes de cette bâtisse austère.

29Mes poumons ne s’emplissaient plus de la balaguèrequi souffle ses nuages depuis les sommets enneigés. En digne béjaune de ces montagnes grandioses, je rêvais de gambader par les vertes prairies, au cul des brebis et des vaches, comme lestruffandèquesde la contrée étaient autorisés à le faire.

Ah, çà, combien je regrettais les espiègleries buissonnières de naguère, quand je courais la vallée en compagnie des polissons du village ! J’aurais aimé batifoler à ma guise dans les cottes d’une oréade délurée, pareil à n’importe quel godelureau. Les pères abbés m’avaient muselé, entravé, déshumanisé. J’étouffais dans ces salles restreintes où le moindre sentiment, excepté celui de la contrition, était voué aux gémonies. Le silence y était vide ; l’hymne à la nature, bâillonné ; la prière, dénuée de bonté.

Toutefois, la vocation s’affermissant, je finis par me soumettre à l’oppressante règle. Je n’avais guère le choix. Je souffrais donc, et je me taisais. J’en vins seulement à me demander si, rejoignant le clergé séculier, je saurais encore débattre d’autres sujets que des articles de la foi.

30Je demeurai enfermé, parmi le troupeau de bergerets que les curés avaient retirés du bercail, jusqu’à ce que je parusse impénétrable aux théories néfastes par lesquelles nos souverains d’hier avaient corrompu le pays. Entré en scolastique à quatorze ans, sous les dehors d’un campagnard fruste, j’en sortis à la vingtaine révolue, habillé de la respectabilité du clerc érudit. Mon édification sacerdotale était bel et bien accomplie.

Désormais, j’étais instruit. En bon lettré, je lisais et j’écrivais. Je rédigeais volontiers une certification. Comme tant d’autres, je ne me préoccupais guère des subtilités de l’orthographe que l’Académie française venait d’instituer. Il n’empêche ! Ces savoirs ne sont point permis à tout le monde. Je ne m’étais pas départi de cet accent rocailleux que je tiens de mes origines et qui prête à l’étonnement ; cependant, sans me vanter, j’étais prompt à disserter en latin avec les doctes. Je conversais aussi bien en français de Paris qu’en langue béarnaise. J’étais, surtout, capable de discourir jusqu’à obtenir quelque enviable libéralité auprès des nantis.

En un mot comme en cent, j’étais devenu suffisamment endoctriné pour paraître savant.

Je tenais en main les atouts de la félicité ; paradoxalement, il ne m’en échut que les ferments de la déchéance. J’aurais moins souffert, en effet, si je m’étais borné à cultiver les maigres lopins de mon père, sans autre instruction que celle de savoir lire, dans les nuages de la balaguère, le temps à venir.

 

Lorsque le séminaire m’élargit enfin, j’avais reçu le diaconat, mais n’étais pas encore admis à la prêtrise. En bon fils, je m’en revins à Vielleségure, afin d’y saluer mes parents.

Libéré de l’école, je débordais d’allégresse à l’idée de revoir ceux de mon enfance et de les enlacer. Ce fut ce qui advint. Cependant, je ne tins point à m’attarder au milieu d’eux, car il m’apparut bientôt que je n’avais plus mon tabouret à leur table. Je me sentais mal à l’aise dans le rôle du fils prodigue. Je pris pension au presbytère sur l’invite de l’abbé Pierre de Domec, le curé de la paroisse récemment nommé.

Mon père, ma mère me parurent vieillots et, pour tout avouer, distants à mon endroit. Les tracasseries ne les avaient pas ménagés. Ils me servirent du « Monsieur l’abbé » long comme le bras, à croire qu’ils hésitaient à reconnaître leur rejeton sous le mantelet de diacre dont le séminaire m’avait revêtu. Ils ne voyaient en moi qu’un ecclésiastique distingué, de pied en cap vêtu de brussequin noir. Eux n’endossaient qu’un méchant droguet ravaudé de mille reprises.

L’absence engendre le détachement, on le sait. Sans m’avoir oublié vraiment, la maisonnée avait fini par ne plus s’inquiéter de mon sort. J’en fus consterné, au point de larmoyer en catimini, certaine vesprée. Le séminaire m’avait volé à mes parents. De toute évidence, eux et moi n’appartenions plus au même rang. Nous nous souriions, un rien gauches, car nous n’avions plus sujet de bavardage.

Je remarquai que mon père marchait voûté ; il s’appuyait sur un bâton, comme s’il coltinait un pesant fardeau dont le géant Pla Falgarsn’avait pu le décharger. La chevelure grisonnante de ma mère s’échappait de la capeline en écheveaux filasse. La marmaillede la maison, dès qu’elle avait forci, s’était envolée ailleurs.

Il me faut dire qu’il y avait beaucoup plus désolant que le vieillissement de mes parents. À les regarder de près, les habitants du bourg m’apparurent faméliques. Certains bambins, le teint hâve, avaient les os qui leur perçaient la peau. Cette constatation aggrava ma tristesse.

L’abbé m’apprit alors que les récoltes étaient mauvaises depuis plusieurs années, et qu’il fallait voir dans cette malédiction la remontrance que Dieu adressait à une province empoisonnée par l’hérésie. Souvent les pétrins sonnaient creux de l’Avent à Pâques, de sorte que le pain venait à manquer dans les huches. Les rigueurs du dernier hiver avaient contraint les moins pourvus à mendier leur pitance. Mais ce n’était point l’unique misère dont souffrait le pays, loin s’en fallait.

La mode n’était plus à l’entente dans les alentours de Vielleségure. Le village de mon enfance, si florissant naguère, si paisible et joyeux, se disloquait maintenant sous les terrifiantes semonces que proférait mon hôte, le curé résidant. D’un logis à l’autre, là où chacun vivait en bonne intelligence voilà peu, on s’invectivait, on se querellait, on s’intentait des procès dans lesquels je ne désirais ni incriminer, ni plaider.

31À ce que j’en pus déduire, la discorde était le fait de la politique du Roi, conjuguée à l’inclémence de l’Officialité. Sur l’approbation de l’ecclésiastique, l’autorité civile avait décrété qu’il fallait purger le Béarn de l’infection huguenote. Ainsi se tenait-il au centre du bourg, sous la halle, une sorte de marché aux abjurations. Un détachement de fusiliers en surveillait les issues. Les enchères y étaient criées en permanence. On négociait sa mutation comme on traite d’une taure sur un foirail.

Vendre son âme pour quelques pièces d’argent ne vaut pas mieux que céder son droit d’aînesse contre un plat de lentilles. Ce carnaval de matois à faux cul ! La somme allouée n’égalait pas les trente deniers, la quittance qui fut fatale à Judas l’Iscariote. Pourtant, de partout, les conversions roulaient bon train. Le tout-venant chantait la palinodie et jurait ses grands dieux de ne prier qu’en l’église Saint-Bertrand ; puis, à la hâte, l’acte de reniement signé d’un gribouillis, il empochait les six livres du parjure et courait se faire reconvertir ailleurs, contre une gratification identique. Certains recommençaient le manège plusieurs fois, en différentes paroisses, et se constituaient ainsi une sorte de tirelire.

 

Un matin après les laudes, je surpris le Père Domec qui, tel un turlupin, se frottait les mains au fond de la maison curiale. Il me confia que les commis de l’évêché, qu’il qualifiait ses « acheteurs de consciences », accomplissaient des merveilles dans la paroisse : les vallées seraient bientôt assainies des pustules calvinistes. Le bon grain reprenait le dessus sur l’ivraie. Je ne pipai point, mais en mon for intérieur j’étais chagriné d’un tel aveuglement.

32Les dissensions d’antan, si fréquentes chez d’autres, n’avaient guère bouleversé ma famille. Je vous l’ai dit : certains de mes proches fréquentaient le temple plutôt que l’église, et ils ne s’en cachaient pas. Je pense notamment à la parenté d’un mien cousin, Isaac, qui pratique la chirurgie à Paris et avec lequel je m’entends si bien.

Hier comme aujourd’hui, jamais un Bergés n’a regardé de travers ses voisins de la Réforme. La réciproque était toute aussi exacte. Nous n’étions pas à couteaux tirés. Lorsqu’il nous fallait travailler aux champs, la nécessité de s’entraider l’emportait sur la démangeaison de se bigorner. S’il m’était arrivé de batailler contre une ribambelle protestante, dans ma lointaine enfance, cela n’avait été provoqué que par les hasards d’un jeu de gamins.

Dorénavant, ce ne serait qu’avanies et outrages manigancés par les convertisseurs. La suspicion inquisitoriale n’ayant jamais obtenu mon assentiment, la revenue à Vielleségure tourna court. Je préférai m’éloigner de cette foire aux renoncements.

 

Nul ne s’étonnera d’apprendre que les colporteurs du Béarn ne sont guère en pays étranger lorsqu’ils s’aventurent au-delà des monts de Pyrène, sur les versants hispaniques. C’est que les Béarnais et les Navarrins ont tissé des cousinages par le biais de leurs langages, de leurs traditions, de leurs façons d’être.

J’étais jeune encore, plein d’allant. Les ailes me repoussaient. Rien ne me retenait au pays. Je décidai de passer en Espagne sans l’ombre d’un atermoiement. Voulant contourner les traquenards de la montagne, j’engageai un guide de confiance.

L’homme, l’archétype de nos montagnards, était un muletier rechigné et taciturne, quoique sûr, qui balançait entre la contrebande de pétun et le braconnage à l’isard. Il m’avait été recommandé par le barbier d’Arette, dont l’échoppe est à l’enseigne du Cœur retourné. Le racleur de mentons proposait également à boire et à manger, de sorte qu’on ne savait plus s’il était un barbier qui tenait table d’hôte entre les rasages, ou un gargotier qui barbifiait entre les repas. Peu importe.

Son brigand était plus sécot qu’un échalas, l’œil ombrageux et le crin noué en tortillon sur la nuque. Nous fîmes affaire. Le voyage me coûta une manière de bénédiction et, pour faire l’appoint, la pinte de vin d’Irouléguy que j’avais marchandée à un cabaretier d’Aramits. Personne ne nous suivit.

 

À partir de ces abords, on rejoint la Navarre en remontant la vallée verdoyante de Barétous jusqu’au Pas de Guilhers. Gravi le col de Soudet, il faut encore compter deux lieues d’ascension, au bas mot, avant d’atteindre La Pierre-Saint-Martin. Depuis le traité des Pyrénées, la passe marque les confins de la France et de l’Espagne.

À flanc de montagne, les sentes s’insinuent dans des défilés si étroits, si chaotiques, si sauvages, qu’on se râpe les épaules contre les parois abruptes, qu’on se tord les chevilles dans les rigoles qui minent la trouée, qu’on lacère ses vêtements aux arbustes griffus, qu’on suffoque sous les éclaboussures glaciales des cascades giclant des fougères touffues. Ce ne sont que saillies, anfractuosités, escarpements, racines tendues en crocs-en-jambe. La pente est raide ; le précipice, vertigineux. Une longue journée d’escalade épuise l’haleine et use les mollets.

Les replats pierreux du pic d’Arlas offrent un répit apprécié, quoique bref : il y fait bon souffler un moment, à plat dos dans l’herbette, et grignoter un morceau en suivant des yeux, fasciné, le vol lent et tournoyant des vautours. Mais il faut déjà repartir, car les hauteurs s’embrument avec le soir. Le plus proche refuge, une cahute à demi écroulée, se terre à plus d’une heure de marche vers Portillo de Eraice. On s’en contentera pour la halte de nuit. Le temps presse. Chacun reprend son bataclan, et c’est la descente du versant méridional par la déchirure de la Belagua. On fraye sa sente dans la pénombre des pignades, en longeant les méandres du torrent.

L’excursion touche à son terme, enfin. Au midi du lendemain, la sierra de Arrigorrietta se déploie sous le soleil comme une récompense.

 

Mon vagabondage en Espagne m’accapara plusieurs années, une dizaine peut-être, je ne saurais préciser combien au juste. Je n’eus souci de compter les sabliers. Livré à l’indolence, je vivais au jour le jour ; et tous les jours se ressemblaient. Chaque semaine alignait sept dimanches.

Cette errance insoucieuse me transportait. Je me baladais où bon il semblait, ingambe, sans autre but que béer d’aise, le nez aux quatre vents. Je respirais. Mes poumons, se défripant, s’emplissaient d’une folle brise ; ils s’en gonflaient tellement que, pour un peu, ils auraient éclaté. J’exultais. Ah, que la liberté est douce à humer, et qu’il est grisant de s’en saouler !

Les chaleurs accablent de torpeur ; les frimas incitent à une frilosité casanière. Le temps maussade ne favorise guère l’entrain quand on a choisi la nonchalance pour règle de vie. J’allais selon la saison, guidé par le vol des cigognes. L’été, je me préservais de la canicule ; l’hiver, je fuyais la froidure. Des fourmis me picotaient les jambes sitôt que je m’attardais quelque part ; je détalais dare-dare, sans but. J’apercevais les paysans qui grattaient les mottes de leurs champs ; j’étais peiné de les voir s’éreinter ainsi, suant sang et eau. Je les bénissais à loisir – mais de loin, dans la crainte d’être par eux embauché.

J’appris très vite à parler l’espagnol, qui n’est pas si différent du béarnais, ma langue natale. Plus tard, je parvins à me faire comprendre des Portugais, dont les termes ressemblent peu ou prou à ceux des Espagnols.

Après tant de réclusion studieuse, la faculté de flâner à ma guise se doublait d’une émancipation étourdissante. En réaction à l’obédience intransigeante du séminaire, je privilégiais l’irraison à l’oraison, j’écoutais les cantilènes plutôt que les cantiques, j’applaudissais les chanteurs sans prêter l’oreille aux chantres.

La moindre hardiesse m’égayait, la plus ténue des fragrances m’enivrait. Je continuais d’abhorrer le stupre, ainsi que se doit tout homme de Dieu. Je n’ai rien cédé là-dessus. Néanmoins, les suaves parfums d’une señoritam’enchantaient autrement plus que les effluves de l’encens. Les mâles émois, souvent si difficiles à refréner, n’aboutissent pas forcément à la lubricité. La séduction se change en une offrande de bonheur, dès lors qu’elle ne tend pas à la débauche démoniaque.

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