Par Philippe Fabry
J’ai eu, sur les réseaux sociaux, un débat intéressant qui, comme souvent dans ce type de débats, m’a conduit à réfléchir et à clarifier ma pensée sur le sujet. J’écris à présent ce billet pour partager cette réflexion avec les lecteurs de ce blog.
La question qui était soulevée était la suivante : les USA sont-ils responsables du chaos dans le monde arabe, après, notamment, leur intervention en Irak en 2003 ?
Naturellement, la question se pose : du côté des pro-intervention comme du côté des anti, on voit dans la présence, ou au contraire l’absence, des Américains la raison des troubles dans cette région et, spécifiquement, de la naissance du monstre qu’est l’Etat islamique.
Les anti-intervention montre le chaos actuel en Irak, et mettent ceci sur le dos des Américains, qui ont renversé Saddam et liquidé le parti Baas pour tenter de bricoler une démocratie irakienne qui a finalement craqué sous les tensions confessionnelles et sombré dans le chaos, les structures traditionnelles ayant été détruites.
Les pro-intervention rappellent un discours de Georges W. Bush (en 2007, si ma mémoire est bonne) dans lequel il expliquait que si l’armée américaine se retirait, le pays sombrerait dans le chaos et le monstre djihadiste renaîtrait de ses cendres, plus terrible encore. Ils imputent donc le chaos non à l’intervention, mais à l’interruption de l’intervention par Barack Obama et le retrait des troupes américaines.
Alors, qui a raison ?
A mon avis, personne. Ces deux analyses sont beaucoup trop américano-centrées, exagérant dans un sens ou dans l’autre les capacités américaines. Et elles sont beaucoup trop basées sur une logique post hoc ergo propter hoc : puisque tout s’est écroulé après l’intervention américaine, alors c’est que la cause est l’intervention américaine. Fausse logique !
De mon point de vue, on exagère beaucoup trop, et même, on invente, le rôle des interventions américaines dans l’apparition de l’anarchie djihadiste. Le phénomène a beaucoup plus de profondeur historique que ça, et l’interventionnisme américain n’est pas véritablement causal. J’irai même jusqu’à dire qu’il est épiphénoménal ; c’est-à-dire, de manière moins pédante, qu’il n’a eu aucune incidence, n’a apporté que des changements de surface.
En effet, l’islamisme est apparu pratiquement en même temps que le nationalisme arabe, à la veille de la décolonisation, et constitue un courant de pensée, un projet politique alternatif du monde arabo-musulman. Depuis cinquante ans, les deux courants luttent. L’islamisme a failli l’emporter en Algérie dans les années 1990, mais au terme d’une guerre civile où furent perpétrés des massacres n’ayant guère à envier ceux de Daech, le gouvernement a réussi à mettre un couvercle de plomb sur la marmite.
Mais, à l’occasion, lorsque les régimes issus du nationalisme arabe s’affaiblissent, l’islamisme, seule force politique alternative, pointe le bout de son nez. C’est ce qui est arrivé en 2011 quand les régimes autoritaires ont été délégitimés par les difficultés économiques, conséquences du ralentissement mondial après 2008. En Egypte, en Tunisie, les choses se sont passées relativement en souplesse. En Syrie, en Libye, cela n’a pas été le cas.
Et si Saddam avait toujours été là en Irak, en 2011, et que les USA ne l’avaient pas renversé huit ans plus tôt ? Il aurait eu alors près de 75 ans. Croira-t-on qu’il aurait mieux tenu son pays qu’Assad ? Réfléchissons en effet que la fracture confessionnelle de l’Irak est à peu près l’inverse de celle de la Syrie : un quart de sunnites pour trois quarts de chiites. J’ajoute que l’armée syrienne était composée en 2011 de 200 000 hommes pour une population de 22 millions d’habitants, contre 300 000 hommes pour l’armée de Saddam en 2003 pour une population de 33 millions d’habitants, donc la même proportion. En outre, l’Iran, qui s’est réjoui de l’arrivée au pouvoir en Egypte des Frères Musulmans de Mohammed Morsi, aurait soutenu le « Printemps » en Irak, et excité les chiites d’Irak contre Saddam. Résultat : la fracture chiites/sunnites serait apparue de la même manière, avec un arc sunnite, à cheval sur la Syrie et l’Irak, soutenu par l’Arabie Saoudite dans le cadre de sa lutte d’influence contre l’Iran.
Il est donc erronné de voir les Etats-Unis fondamentalement responsables de l’évolution actuelle du Moyen-Orient. C’est essentiellement un processus interne, sur lequel l’Amérique est venue greffer un interventionnisme impuissant, inutile et coûteux. La guerre en Irak de 2003 a effectivement été inutile et néfaste, mais pas pour les raisons pour lesquelles l’entendent usuellement ceux qui emploient ces qualificatifs : elle a été inutile parce que les choses auraient de toute façon tourné dans la région comme elles ont tourné, et néfaste parce qu’elle a coûté à l’économie américaine des centaines de milliards de dollars qui auraient pu être bien mieux employés, et pris la vie de 5000 soldats américains.
C’est une erreur persistante, tant en politique internationale qu’en économie, que de croire qu’avec de la « volonté » et un budget suffisant, on peut changer le cours de l’Histoire. Cela s’applique aussi, à mon sens, à la Libye : on accuse beaucoup, aujourd’hui, l’intervention militaire occidentale en Libye d’avoir fait sauter le verrou migratoire de ce pays aux longues côtes, que l’on aurait dû laisser tenir par Khadafi. Mais là encore, c’est un raisonnement bas du front : il n’y a aucune espèce de raison pour croire que Khadafi s’en serait mieux sorti en Libye qu’Assad en Syrie : ses moyens militaires n’étaient pas plus importants, et l’on doit se souvenir qu’il recrutait à tour de bras des mercenaires d’origine douteuse. Avec ou sans Khadafi, la Libye serait sans doute, aujourd’hui, dans le même état que la Syrie, c’est-à-dire un état voisin de celui dans lequel elle est.
Je suis d’autant plus convaincu par ces conclusions quant au caractère épiphénoménal des interventions occidentales sur place que ce problème de l’islam est une récurrence historique par rapport à ce que nous donne à voir l’Antiquité.