par Edouard Husson
Suite de mon décryptage de l’entretien entre Vladimir Poutine et Tucker Carlson. Il contient une révélation: c’est à la demande explicite de la France et de l’Allemagne que la Russie a retiré ses troupes de la région de Kiev fin mars 2022, pour créer un climat de confiance et conclure la négociation d’Istanbul. Les Occidentaux sont des disciples de Machiavel: ils ont pensé exploiter par la ruse une faiblesse russe. Vladimir Poutine réagit en souverain capétien, aurait dit Jacques Bainville; puisque l’Occident est incapable d’accepter la bonne foi de ses adversaires, eh bien, il faudra aller au bout de la guerre, garantir des gains territoriaux limités mais essentiels à la sécurité de la Russie et ensuite inviter l’Ukraine à signer la paix.
Louvois et Vauban visitant les travaux de fortification de Belfort en 1679
C’est de mon point de vue, la seule révélation de l’entretien accordé par Vladimir Poutine à Tucker Carlson: lorsque les troupes russes se sont retirées de la région de Kiev, fin mars 2022, le geste de bonne volonté ne s’adressait pas seulement aux Ukrainiens, avec qui on était en train de mettre au point la négociation d’Istanbul. Mais aussi aux Occidentaux, suite à une requête exprès des Français et des Allemands:
Au cours du processus de négociation, qui s’est achevé à Istanbul au début de l’année dernière, et ce n’était pas notre initiative, parce qu’on nous a dit (par les Européens, en particulier) qu’”il fallait créer les conditions pour la signature finale des documents”. Mes homologues français et allemands m’ont dit : “Comment pouvez-vous imaginer qu’ils signent un traité avec un pistolet sur la tempe ? Il faut retirer les troupes de Kiev”. J’ai dit : “D’accord.” Nous avons retiré les troupes de Kiev.
Dès que nous avons retiré nos troupes de Kiev, nos négociateurs ukrainiens ont immédiatement jeté à la poubelle tous les accords conclus à Istanbul et se sont préparés à une confrontation armée de longue durée avec l’aide des États-Unis et de leurs satellites en Europe. C’est ainsi que la situation a évolué. Et c’est ainsi qu’elle se présente aujourd’hui.
Entretien Poutine/Carlson – site de la présidence russe – 9.2.2024
L’Occident parjure depuis l’origine?
En fait, c’est un thème récurrent tout au long de l’entretien. Le président russe insiste sur le fait qu’il n’a pas été possible, depuis la fin de la Guerre froide, de s’entendre avec le camp occidental.
On se rappelle les ricanements qui accueillent généralement le rappel des promesses faites à Mikhaïl Gorbatchev, en 1990, comme quoi on n’étendrait pas l’OTAN au-delà de la frontière de l’Allemagne réunifiée. Par exemple, il y a ceux qui répondent qu’on n’a pas de trace écrite d’un tel engagement. Et ceux qui disent que c’est un engagement qui avait été pris avec l’URSS, laquelle s’est écroulée en 1991.
Vladimir Poutine suggère que ce type de comportement est plus ancien; par exemple quand il évoque la manière dont la Pologne s’est alliée à l’Allemagne nazie pour dépecer la Tchécoslovaquie, avant d’être elle-même dévorée par le IIIè Reich. Et à ceux qui lui diraient: eh bien vous voyez, nous en venons au pacte germano-soviétique, il répond à juste titre que Staline n’avait fait que se défendre après que Français et Britanniques eurent signé les accords de Munich sans l’avoir consulté.
Plus profondément, il y a une question de philosophie politique. Au fond, ce qu’on appelle l’Occident est, en politique, fils de Machiavel, comme il est, en religion, fils de Luther. De même que Luther a coupé le lien catholique entre foi et raison, Machiavel a tranché le lien qui existait depuis la philosophie gréco-romaine entre politique et éthique.
La philosophie politique antique ou médiévale, oppose le bon et le mauvais gouvernement. La philosophie politique occidentale moderne considère, après le penseur florentin, que la politique n’a pas à respecter un code moral. Même, plus elle serait amorale, plus elle aurait de chance de succès. Au fond, les Américains, sont fils de Luther (Calvin) et de Machiavel. Entre “élus” de Dieu, on respecte la morale démocratique. A l’extérieur du “royaume de Dieu”, tous les coups sont permis, puisqu’il s’agit de combattre “le royaume de Satan” (“l’Empire du Mal” de Reagan).
Jacques Bainville aurait identifié en Poutine un “roi capétien”
Au fond, nous ne comprenons plus Vladimir Poutine parce que nous ne connaissons plus notre histoire. Poutine n’est pas, comme Lénine, un admirateur de la révolution française et de son machiavélisme. Il n’est pas non plus un constructeur d’empire comme Bonaparte. Il ressemble à nos rois capétiens.
Jacques Bainville l’aurait dit immédiatement: nous sommes en terrain familier. Poutine ressemble à Philippe-Auguste, Charles V ou Louis XIV. Il en a la prudence et la ténacité. La bonne foi et la combativité. Les rois de France trouvaient toujours chez eux des individus pour trouver qu’ils étaient trop prudents, qu’ils n’allaient pas assez loin. Mais nos rois préféraient des gains modérés, sécurisés pour des générations, à des conquêtes sans mesure et vulnérables.
Rappelons-nous la manière dont Poutine offre son assistance aux Américains dans la “lutte contre le terrorisme” après le 11 septembre. Au risque de laisser encercler la Russie. Mais le président russe sait que son pays est très faible et ne peut pas se permettre d’affronter la puissance américaine. Six ans plus tard, à la Conférence de Munich, Vladimir Poutine, qui a suffisamment refait les forces de son pays, jette pour la première fois le gant à la puissance américaine. Un an plus tard, il se sent assez sûr de lui pour un blocage limité de la poussée américaine, en Géorgie.
Les années passent. Nous n’aimons pas cela en Occident mais le président russe assure son maintien au pouvoir pour pouvoir travailler dans la durée. Il devient quatre ans premier ministre de Dimitri Medvedev, puis ce dernier lui “rend le pouvoir”. En Occident, on ricanait: tout les esprits forts étaient sûrs que la lutte serait sanglante entre les deux hommes. Mais, dans la Russie contemporaine, la parole donnée compte. On a trop souffert du machiavélisme communiste.
2014: Maïdan! Le président russe rappelle à Tucker Carlson qu’il a travaillé avec tous les présidents ukrainiens; qu’il n’a pas eu à l’origine l’intention de conquérir, même une partie de l’Ukraine. Cependant, la mauvaise foi occidental, la poussée vers la Crimée, terre géopolitique clé, obligeait les Russes à intervenir. A l’époque, beaucoup s’attendaient à ce qu’il conquière le Donbass aussi. Mais un Capétien ne prend que ce dont il a besoin, pas plus. Pourquoi mettre en cause l’intégrité de l’Ukraine si un accord international était possible pour réconcilier les républiques sécessionnistes et le pouvoir de Kiev?
Désormais, la guerre se terminera aux conditions russes
Tout cela les Occidentaux machiavéliens ne le comprennent pas. Ils n’ont jamais voulu le comprendre. Et l’histoire est allée à son terme: la Russie a dû hausser le ton, prendre les moyens de protéger la Crimée, les populations du Donbass. Pour être en position de force, l’armée russe a esquissé une feinte: fait mine de prendre Kiev (à un contre trois comme Scott Ritter l’avait immédiatement remarqué!).
Dans un premier temps, le résultat apparut probant: l’Ukraine revenait à la table de négociation; un accord était en vue. Comme un Richelieu ou un Louis XVI auraient fait à sa place, Poutine ordonnait le retrait des troupes russes du nord de l’Ukraine pour créer un climat de confiance….Les Occidentaux ont confondu bonne foi et faiblesse.
Mettons-nous dans la tête de Jacques Bainville essayant d’anticiper la suite en écoutant l’entretien du président russe avec le journaliste américain: la conclusion est limpide; la Russie ne tendra plus la main à l’Occident avant d’avoir fait la différence, militairement parlant, sur le terrain.
L’armée russe combat lentement, comme l’armée d’un roi capétien. Nous avons affaire au style de guerre de Turenne plutôt qu’à celui de Bonaparte. Et Choïgou, le ministre russe de la Défense, prépare l’armement, l’équipement et la logistique de l’armée avec le même soin qu’un Louvois. Choïgou se fera Vauban quand il s’agira de consolider la future frontière, le “pré carré russe” élargi.
Et l’Occident impuissant, à court de munitions, refusant d’envoyer ses fils (quand il en a encore) se sacrifier pour l’Ukraine, devra accepter une paix aux conditions russes. Elles seront modérées, mais garantiront la sécurité de la Russie, comme la paix de 1667 avec la Pologne, à laquelle Vladimir Poutine se réfère aussi dans l’entretien.