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Les Jeux olympiques et la politique

par Yves-Marie Adeline

Cette année commenceront les jeux olympiques à Paris : ce n’était pas arrivé depuis cent ans, 1924. A cette occasion, le président de la République française a déclaré que la présence du drapeau russe n’y était pas souhaitée, au motif que la Russie est en guerre par procuration avec l’empire américain, auquel la France appartient. Ce n’est pas la première fois que l’on porte atteinte à l’intégrité des jeux olympiques, mais il faut expliquer pourquoi cette récupération politique constitue un recul, parmi d’autres, de notre civilisation.

A l’origine, c’est-à-dire dans l’esprit des Grecs qui les ont fondés, les jeux étaient sacrés, autrement dit inviolables, celui qui par son attitude leur porterait atteinte serait impie, et l’impiété, dans l’esprit de nos pères fondateurs, est le plus grand des crimes, parce qu’il est une insulte aux dieux, et insulter les dieux, ce n’est pas seulement faire preuve d’un orgueil dérisoire, c’est aussi mettre en danger l’ordre du monde, le logos qui régit le cosmos.

Mais alors, pourquoi les jeux étaient-ils sacrés ?

Parce que la guerre, la discorde, est un mal redoutable, qui fait que les parents en viennent à devoir rendre tristement des honneurs funèbres à leurs enfants tués au combat, tandis que dans l’ordre naturel des choses, hors accident ou maladie, ce sont plutôt les enfants qui sont appelés à honorer ainsi leurs parents.L’histoire retient donc qu’en 776 AC, avant même la fondation de Rome, il y a aujourd’hui 2.800 ans, le roi Iphitos, roi d’Elide dans la péninsule du Péloponnèse, consulta l’oracle de Delphes pour trouver un remède à la discorde, à la haine, à la guerre et son cortège de désolations. Delphes, c’était le centre du monde, en tout état de cause la capitale religieuse de la Grèce, où la Pythie recevait les requêtes et y répondait : cette année-là, elle répondit qu’il fallait établir des jeux olympiques, dont le nom même évoque l’Olympe où résident les dieux. Etablir, ou rétablir, car il apparaît que ces compétitions sportives entre les cités, fussent-elles rivales, sont beaucoup plus anciennes encore.Ne croyons pas qu’elles servaient d’exutoire aux rivalités, et d’ailleurs elles n’arrêtaient pas les guerres mais donnaient l’immunité aux athlètes comme aux spectateurs qui s’y trouvaient.

Pourquoi des jeux olympiques tous les quatre ans ? Ce n’est pas un chiffre magique, c’est tout simplement parce qu’il y avait trois autres compétitions, les jeux pythiques, néméens et isthmiques : chaque année, l’une de ces compétitions se déroulait. Autant dire que ce n’était pas seulement les jeux olympiques en particulier, mais la compétition sportive en général – à laquelle il faudrait ajouter la musique aux jeux pythiques -qui revêtait un caractère sacré : le sport est comme un sanctuaire dans les activités humaines, et l’on ne viole pas un sanctuaire.

Cette institution disparut au IVe siècle, trop marquée par le paganisme pour pouvoir résister aux changements induits par l’expansion du christianisme tout autour de la Méditerranée. Ce n’est donc qu’en 1896 que, dans une Grèce devenue cinquante ans plus tôt indépendante de l’Empire ottoman, le baron Pierre de Coubertin préside à Athènes les premiers jeux olympiques modernes. Au début, quelques pays seulement y participent, des pays importants comme l’Espagne, le Portugal, la Belgique, la Hollande n’en font pas partie, mais peu à peu, l’idée gagne du terrain, au point qu’en 1908, à Londres, l’Empire ottoman lui-même y participe, et en 1912 à Stockholm, le Japon ; vingt ans plus tard, la Chine. Bref, le principe de ces jeux s’est peu à peu répandu dans le monde, jusqu’à ce que, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, les vices des hommes reviennent injurier la noblesse de cette institution. Nous ne dirons pas sa « sacralité » au sens religieux de ce terme, car ce serait plaquer la Grèce antique sur nos civilisations contemporaines, mais on peut employer ce mot dans son sens plus ordinaire et nous le réemploierons tout à l’heure.

Cela n’est pas seulement dû à la guerre Froide. Dans l’ambiance exaltée des indépendances, de nombreux pays africains récemment constitués en Etats disposant d’une fenêtre sur le monde et d’une voix dans les institutions internationales, boycottèrent les jeux à cause de la présence – depuis 1904, la troisième édition – de l’Afrique du sud, au motif que son régime était celui de l’Apartheid. Pourtant, de grands esprits comme Léopold Senghor, l’un des meilleurs poètes francophones de sa génération, agrégé de grammaire et fin connaisseur de l’héritage grec, défendaient l’absolue neutralité des jeux. Pourquoi ? Parce que l’on a toujours une raison – qu’elle soit bonne ou mauvaise – de reprocher quelque chose à quelqu’un, de le détester, de s’en prendre à lui, même ; mais justement, la grandeur des jeux olympiques est de s’imposer au-dessus de nos querelles, même les plus légitimes. La guerre Froide y a ajouté son venin : en 1980, après l’entrée de l’URSS dans la guerre civile afghane, les Etats-Unis ont appelé le monde à boycotter les jeux de Moscou. Ses athlètes qui prétendaient ne pas obéir à cette injonction se sont vus menacés par le président Carter d’une interdiction de sortie du territoire, ce qui était l’exacte antithèse de la règle d’immunité prévalant chez les Grecs antiques, évoquée plus haut. En réponse, l’URSS a fait la même chose quatre ans plus tard aux jeux de Los Angeles. On imagine la valeur que peut avoir une médaille olympique dans ces conditions où tant d’athlètes de haut niveau n’ont pas pu participer aux compétitions.

Et la série noire continue de nos jours : pour protester contre la tenue des jeux à Pékin, la flamme olympique a été arrachée à son porteur dans les rues de Paris, en France, patrie de Pierre de Coubertin ; et pour l’année prochaine, cette même France qui est à l’origine de la résurrection de ces jeux – ce qui explique que le français en soit la langue officielle, avec l’inévitable anglais– appelle à en exclure la Russie.

Faut-il en conclure que les jeux olympiques sont menacés d’extinction ? Oui.

Ils avaient été annulés au moment des deux guerres mondiales, mais ils leur avaient survécu. En revanche, ils ont commencé à souffrir du fait que la compétition sportive internationale fut placée au cœur de la guerre Froide : on se souvient des nageuses est-allemandes piquées aux stéroïdes, des tricheries aux jeux de Moscou, du dopage des coureurs américains des deux sexes, comme Ben Johnson. Mais ce qui peut le plus faire craindre une extinction, ou une division entre plusieurs jeux rivaux – ce qui serait une contradiction fondamentale – c’est la menace qui pèse sur les autres institutions internationales, comme l’ONU ou le FMI, trop compromises avec les Etats-Unis pour pouvoir échapper à l’actuelle remise en question générale de l’ordre mondial édifié sur les ruines de 1945. S’agissant de ces autres institutions, ce ne serait pas grave en soi, ce serait seulement un recul d’une forme de mondialisme, pourquoi pas ; mais la disparition, d’une manière ou d’une autre, des jeux olympiques tels qu’ils avaient été créés en Grèce et restaurés par Coubertin marquerait un recul de la civilisation, non pas seulement occidentale, mais humaine ; un recul des valeurs qui, par-delà les croyances et les coutumes, étaient seules capables d’unifier les hommes sur un temps limité, certes, mais intense : le moment où le compétiteur arrivé deuxième serre la main au premier ; un moment qui fait comprendre la sacralité des jeux, parce qu’il renvoie l’image d’une certaine de forme de sainteté, sinon des acteurs, du moins des gestes qu’ils accomplissent.C’est pourquoi les Grecs antiques parleraient aujourd’hui d’un sacrilège, et nous, les Modernes, nous pouvons parler de profanation.