par Edouard Husson 10 avril 2025
le Courrier des stratèges
L’erreur du Rassemblement National: avoir attendu de la clémence d’une justice de caste
Les commentateurs de la condamnation en première instance de Marine Le Pen et de plusieurs élus et assistants parlementaires RN ne vont pas au bout de l’analyse. Elle ne peut pas être seulement juridique ni politique: elle doit être sociale aussi. Avant de me traiter de marxiste, laissez-vous entraîner dans une analyse historique de longue durée: mon but n’est pas de condamner gratuitement « les classes dominantes » mais de faire comprendre la dynamique terrifiante qui entraîne le monde dirigeant français à préférer servir des maîtres étrangers plutôt que de libérer les forces individuelles de chaque Français. La condamnation de Marine Le Pen est d’autant plus intéressante à analyser que la condamnée a joué le rôle que lui proposait la caste au lieu de celui qu’attendaient les Français.
Bénédicte de Perthuis, la juge qui a condamné Marine Le Pen et huit autre élus du Rassemblement National
Nous serons d’accord pour dire que le jugement rendu par Madame de Perthuis contre Marine Le Pen et ses compagnons politiques est très contestable juridiquement. Le droit français repose sur quelques principes intangibles hérités du droit romain, à commencer par la non-rétroactivité des lois. Les faits reprochés à Madame Le Pen ne peuvent pas tomber sous le coup de la loi Sapin II sans porter atteinte au « nullum crimen, nulla poena, nullum judicium sine lege« . (Aucun crime, aucune peine, aucun jugement sans une loi correspondante).
Que Madame Le Pen et ses camarades de combat politique aient fait un mauvais usage des fonds du Parlement européen peut se plaider. L’Assemblée de Strasbourg et Bruxelles avaient d’ailleurs réclamé le remboursement d’une partie des sommes mises à disposition des parlementaires européens du Front National pour l’époque concernée (2004-2016); mais la loi Sapin II, avec sa « peine d’inéligibilité obligatoire » n’est entrée en vigueur que courant décembre 2016 et le tribunal qui a jugé Madame Le Pen prend bien soin de préciser que les faits qui lui sont reprochés ne vont pas au-delà de février 2016.
Madame de Perthuis et ses co-rédacteurs évitent formellement de s’exposer à l’accusation de non-respect de la rétro-activité mais, au nom de la personnalisation des peines et du danger qui pèserait sur la démocratie au vu du comportement des élus du RN concernés, jugent nécessaire de prononcer des peines d’inéligibilité et de les rendre immédiatement exécutoires. Cela s’appelle piétiner l’état de droit.
On sait que Régis de Castelnau va beaucoup plus loin: il considère que l’article 432-15 du code pénal n’a pu s’appliquer aux parlementaires que par un coup de force juridique de la Cour de Cassation, dans un jugement rendu en 2016:
L’interprétation stricte du Code pénal français ne permet pas d’appliquer le délit de détournement de fonds publics aux parlementaires. La démocratie ayant un coût, les parlementaires disposent d’un certain nombre d’éléments matériels pour exercer leur mandat. La manière dont ils le font, sous le contrôle de l’assemblée à laquelle ils appartiennent, relève de leur liberté, protégée par la séparation des pouvoirs. En permettant, grâce à une acrobatie jurisprudentielle, d’engager l’accusation de détournement de fonds publics, la Cour de cassation a ainsi permis au juge de se prononcer sur la manière dont ces moyens matériels ont été utilisés.
Après avoir parlé, trop brièvement, du coup de force juridique, il faudrait parler dans le détail de ses implications politiques. On sera bien d’accord pour s’étonner que Richard Ferrand et François Bayrou occupent deux des plus hautes fonctions de l’Etat en ayant bénéficié, apparemment, de la clémence de la justice alors que Nicolas Sarkozy, François Fillon, Marine Le Pen, sont confrontés à une justice visiblement impitoyable. Mais ce sont des sujets abondamment discutés.
Je préfère prendre un peu de temps pour observer une dynamique sociologique, socio-politique à l’œuvre.
Quand Edmond de Perthuis aidait le roi Louis-Philippe à échapper aux révolutionnaires de 1848
Madame Bénédicte Giraud a épousé un rejeton de l’illustre lignée des Perthuis. En regardant l’histoire de cette famille, je suis tombé sur les trésors d’ingéniosité déployés par Edmond de Perthuis, un ancêtre direct de l’époux de notre juge pour permettre au roi Louis-Philippe, fin février 1848, d’échapper aux révolutionnaires parisiens, de gagner la côte normande et de s’embarquer vers son exil anglais.
Constatons, sur le mode de l’humour, que Madame de Perthuis a mis une énergie non moins étonnante à déstabiliser la candidate à la présidence des classes populaires que son « ancêtre par alliance » en avait mis à sauver le roi Louis-Philippe de la prison, sinon de la guillotine. A presque deux siècles d’écart, chez les Perthuis, on s’intéresse visiblement beaucoup à la fonction de chef de l’Etat, et non au service du peuple…..Comment ne pas être fasciné par la continuité d’un « orléanisme », jadis au service du dernier de nos rois, aujourd’hui au service d’Emmanuel Macron?
Je ne ferai pas à Louis-Philippe l’insulte de lui comparer Emmanuel Macron; mais constatons que la classe sociale qui a soutenu l’un et l’autre, à 180 ans d’écart est la même. Avec un rapport de forces qui s’est inversé. Telle les Jacobins confisquant la révolution au peuple des cahiers de doléance, Madame de Perthuis décide que Marine Le Pen et ses compagnons politiques méritent des peines exemplaires pour sauver la « démocratie en danger ». C’est moins sanglant que le sort qui attendait les suspects de la Terreur. Mais le jugement condamnant Marine Le Pen justifie l’exécution provisoire de l’inéligibilité par le risque d’une récidive des « délinquants » concernés. Madame de Perthuis n’envoie pas Marine Le Pen à la guillotine mais elle l’empêche d’être candidate en affirmant juger au nom du peuple souverain.
La justice d’une caste qui s’est donné, en deux siècles, les moyens d’écraser les classes populaires
Ce qu’on reprochait à Louis-Philippe, c’était le suffrage censitaire – le vote réservé aux gens les plus riches. Fils de la révolution de 1848, Napoléon III mit en œuvre l’aspiration au suffrage universel. La bourgeoisie orléaniste et libérale se plaignit des atteintes aux libertés publiques sous le Second Empire; mais lorsqu’elle revint aux affaires, cette fois sous la forme de la IIIème République, elle n’osa pas remettre en cause le suffrage universel lorsqu’elle comprit que les monarchistes puvaient refaire le coup de Napoléon III: mobiliser le suffrage universel en leur faveur. Remplissant les promesses de 1848, la République – qui avait été clairement oligarchique entre 1792 et 1799, et qui avait pratiqué deux répressions atroces contre les ouvriers en juin 1848 et en mars 1871 – n’eut pas d’autre choix, à partir des années 1880, que de devenir démocratique.
Elle l’est restée, tant bien que mal, jusqu’à l’élection de François Hollande incluse, en 2012. Depuis dix ans, c’est une autre histoire qui se joue. Et dans laquelle les juges ont un rôle décisif. Emmanuel Macron a été élu en 2017 suite à un coup de force judiciaire contre François Fillon. La bourgeoisie métropolitaine des années 2010 a écarté Fillon, le candidat de la bourgeoisie de province et des notables de la France rurbaine, le critique du mariage gay et l’ami des Russes. Et toute l’histoire de la présidence d’Emmanuel Macron peut être racontée dans les coordonnées d’une politique et d’une justice de caste.
Pensons à la manière dont les Gilets Jaunes ont non seulement été matraqués par les forces de l’ordre mais aussi jugés de manière expéditive et terrible.Un article d’avril 2019 faisait le constat à chaud:
Assiste-t-on à une justice d’abattage, taillée sur mesure pour le mouvement des « gilets jaunes » ? Les condamnations à la prison ferme ou avec sursis recensées par Basta! montrent l’ampleur du volet judiciaire dans la répression du mouvement des gilets jaunes. Des comparutions immédiates très nombreuses, des dossiers vite ficelés, des condamnations parfois sans preuve concrète des faits reprochés, ou simplement pour avoir eu la volonté de participer à une manifestation qui a ensuite dégénéré.
On pourrait multiplier les exemples: contraintes sanitaires au moment du COVID, atteintes à la liberté d’expression etc…. Beaucoup de Français ont le sentiment que notre République est redevenue oligarchique.
Marine Le Pen n’a pas compris la lutte des classes
Madame Le Pen a construit sa puissance politique sur l’opposition assumée entre « France périphérique » et « France d’en haut ». Elle a pris le parti des « gens d’en bas » – en tout cas ceux de la France rurbaine. C’est ce qui explique qu’elle soit créditée de plus de 30% des voix si elle pouvait participer à une élection présidentielle – ce qui lui est désormais interdit. Mais précisément le fait que Madame Le Pen se voit interdire par Madame de Perthuis de concourir au suffrage est le signe qu’elle n’a pas compris ce qui était en jeu.
La fille de Jean-Marie Le Pen a cru qu’elle pouvait combiner populisme et accommodement avec le système oligarchique qui détruit à peit feu la République démocratique. C’est ainsi qu’elle a adhéré aux « réformes sociétales », ce marqueur de l’appartenance à la bourgeoisie métropolitaine, en appuyant le « mariage pour tous » ou l’inscription de l’avortement dans la Constitution. Elle s’est ralliée à l’euro qu’elle avait longtemps combattu. Elle a laissé Jordan Bardella se rallier à l’OTAN ou se rendre à Jérusalem pour appuyer Benjamin Netanyahou.
Madame Le Pen n’a vraiment exploité aucune des crises politiques qui montraient les failles du macronisme: elle n’a affiché qu’un soutien superficiel aux Gilets Jaunes; elle n’est pas allée au bout d’une lutte pour les libertés pendant la période COVID. Elle s’est contentée de défendre le vieux système des retraites sans poser la question du déclin démographique du pays ni de la mobilisation des forces vives de la nation.
C’est évidemment le comportement de Marine Le Pen depuis les élections législatives de 2024, qui a scellé son destin politique. Alors même que la justice avait décidé de la tuer politiquement là où la caste politique la maintenait comme une « opposition neutralisée », la triple candidate à l’élection présidentielle a toléré les gouvernements – orléanistes ou centristes, comme l’on voudra – de Michel Barnier et François Bayrou. Elle a laissé nommer Richard Ferrand à la présidence du Conseil Constitutionnel. Et, d’après les informations dont dispose le Courrier des Stratèges, elle n’a pas vu venir le coup du jugement du 31 mars, persuadée « qu’ils n’oseraient pas » rendre inéligible la candidate du peuple….
France, Roumanie….
Madame Le Pen ne s’est même pas réveillée en décembre, au moment où l’élection présidentielle roumaine a été annulée et un candidat écarté sur ordre de la Commission Européenne et de l’OTAN. Après tout, elle aurait pu ne pas voter la confiance à François Bayrou ou le renverser au premier prétexte! Une élection présidentielle déclenchée à l’automne ou au début de l’hiver aurait au lieu, pardonnez la lapalissade, avant que Madame de Perthuis puisse prononcer son jugement.
Ce qu’au Front National on n’a visiblement pas compris, c’est que la caste « louis-philipparde » qu’est le macronisme a un avantage sur son ancêtre des années 1830-1840: en adhérant à l’européisme et au globalisme, elle est dopée par le soutien de la « superclasse » mondiale (D. Rothkopf) et peut donc écrabouiller le peuple français s’il ose l’affronter. Encore une fois, Edmond de Perthuis se préoccupait – avec un certain courage – de faire échapper un roi chassé par les révolutionnaires. Bénédicte de Perthuis, elle, applique une justice de caste contre la candidate des « Gilets Jaunes » et des « sans-dents », et plus largement des Français qui ne pratiquent pas le nomadisme argenté de la bourgeoisie métropolitaine qui parle globish.
En 180 ans, le rapport de forces a changé. La caste globalisée gagne à tous les coups, comme un boxeur dopé qui écrabouille son adversaire qui a respecté les règles.
La signification sociologique du lepenisme
La France de 2025 est en fort contraste avec celle de 1848: elle est bien moins puissante, riche ou rayonnante, en proportion, vis-à-vis du reste de l’Europe. Mais sa caste dirigeante y a un pouvoir de coercition sociale bien plus efficace qu’il y a 180 ans!
Bien entendu, la France ne peut être elle-même et rayonner sur le monde que si elle rassemble toutes les classes sociales, permet à chacun de s’élever. Nous sommes enfermés dans le carcan d’un système globaliste et socialiste à la fois. Madame de Perthuis ne s’en rend pas compte mais elle sert le global-socialisme! Marine Le Pen, elle, n’a pas trouvé la parade: au lieu de rejeter farouchement le global-socialisme, elle a pensé astucieux de passer un compromis avec lui.
Avec les années, le mouvement lepéniste s’est affirmé non pas comme une opposition au système qui tue la République à petit feu mais comme un courant de gestion des Français de souche dépassés par la mondialisation. Marine Le Pen a prétendu rompre avec son père. Mais elle n’est pas sortie de l’opposition, savamment entretenue par le global-socialisme, entre le peuple des zones rurbaines – quasi-exclusivement « de souche » – et le peuple des villes -souvent d’origine immigrée. Elle n’a pas déjoué le piège du débat ethno-culturel, importation américaniste de la bourgeoisie métropolitaine, destinée à camoufler le ralliement de la caste française à la mondialisation et à ses rapports de classes.
En 1848, dans une société largement masculiniste, Edmond de Perthuis se prenait pour un chevalier sauvant son souverain persécuté. En 2025, dans une France devenue en partie féministe, nous avons assisté à une bataille de femme Bénédicte de Perthuis fait barrage à Marine Le Pen, candidate des « petites gens ». Ou plutôt la bourgeoise entrée dans une lignée aristocratique a éjecté, avec toute la puissance de la « superclasse mondiale » derrière elle, l’héritière du clan Le Pen.
Entre les deux dates dont nous parlons, 1848 et 2025, le peuple français a eu plusieurs fois l’occasion de prouver sa vitalité: lors de la révolution de 1848, durant l’industrialisation du Second Empire, pendant la Première Guerre mondiale ou les Trente Glorieuses. Notre peuple a aussi subi des revers et des écrasements terribles: la défaite de 1871 et l’ignoble répression de la Commune de Paris par Thiers; la persécution des catholiques par les tendances oligarchiques de la République des années 1890 (le limogeage des généraux catholiques entre 1902 et 1905 a failli nous faire perdre la Première Guerre mondiale dans les premières semaines du conflit dix ans plus tard); le vichysme, tentative évidente de discipliner le peuple français à l’aide d’une puissance étrangère.
Le macronisme prend sa place dans la lignée des régimes qui ont voulu écraser le peuple français plutôt que de réveiller sa vitalité et encourager sa créativité. Avec le jugement rendu contre Marine Le Pen, il assure apparemment sa pérennité. Mais il appelle aussi à l’émergence d’une nouvelle opposition, prête à réveiller la République démocratique – sans les Le Pen.