Par Philippe Fabry
La comparaison de Poutine avec Hitler, et par-delà de la Russie poutinienne avec l’Allemagne hitlérienne, est, je le sais, difficile à admettre pour certains de mes lecteurs et contemporains, en dépit des nombreux éléments, plusieurs fois ressassés sur ce blog, qui la soutiennent manifestement. Cela est dû, sans doute, à l’image très marquée des particularités du régime nazi et de la personnalité-même d’Hitler, image très concrète et apparences fortes qui donnent l’impression d’un fait historique exceptionnel et empêchent, par conséquent, d’en cerner les fondements relativement communs et donc d’en concevoir la reproduction.
Je pense que ce billet permettra de mieux faire passer les conclusions défendues depuis un moment déjà, par la démonstration de ce que la Russie de Poutine est dans une dynamique analogue à celle de ce qui fut la France de Napoléon – lequel, s’il est toujours controversé, n’est pas entaché de l’infâmie qui frappe Hitler ; par ailleurs, je sais que beaucoup d’admirateurs ou sympathisants de Vladimir Poutine sont des gens de sensibilité « bonapartiste », et je suppose donc que ce nouveau parallèle permettra de leur faire entendre lesdites conclusions.
Qu’il soit bien clair, d’emblée, qu’il n’est nullement question de renoncer au parallèle entre Hitler et Poutine, entre l’Allemagne hitlérienne et la Russie poutinienne ; tout au contraire, ce que je vais montrer aujourd’hui, c’est qu’à ces deux trajectoires parallèles s’en ajoute une troisième, parallèle aux deux premières : celle de Napoléon et de la France napoléonienne.
Pour ce faire, je commencerai par reprendre le parallèle établi il y a quelques temps entre l’Allemagne et la Russie, et résumé dans ce tableau :
Schéma | Allemagne | Russie |
Fondation de l’empire | 1870, après la victoire sur la France | 1945, après la victoire sur l’Allemagne |
Défaite humiliante et effondrement du régime | 1918, défaite dans la Grande guerre, fin de l’Empire allemand | 1991 : effondrement de l’Union soviétique, défaite dans la Guerre froide |
Tentative démocratique | 1918-1933 : République de Weimar | 1991-2000, libéralisation de la Russie |
Militarisme nationaliste | 1933 : Arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler et du parti nazi | 2000 : Arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et des siloviki |
Réarmement et premières actions militaires | 1936 : Remilitarisation de la Rhénanie Envoi de la légion Condor en Espagne | 2007 : Moratoire russe sur l’application du Traité des forces conventionnelles en Europe 2008 : guerre de Géorgie |
Irrédentisme agressif | 1938 : Annexion de l’Autriche et des Sudètes
| 2014 : Annexion de la Crimée, envoi de troupes dans le Donbass |
Tentative diplomatique des démocraties | Septembre 1938 : Accords de Munich | Février 2015 : Accords de Minsk |
Déclenchement de la guerre d’agression | Septembre 1939 : invasion de la Pologne | 2015 ? Invasion de l’Ukraine ? |
Globalement, et à quelques exceptions près sur lesquelles je reviendrai dans mes développements, c’est ce même schéma que traversa la France entre la fin du règne de Louis XIV,et l’ouverture des guerres napoléoniennes ; le tout dans un laps de temps comparable de huit décennies.
Reprenons donc cette histoire un peu plus en détail.
Cela commence par le dernier quart du règne de Louis XIV, qui marqua l’établissement de la puissance française sur le continent, au terme de la guerre de succession d’Espagne, avec un abaissement de l’Espagne placée dans l’orbite française (notamment via les pactes de famille) et la possession d’un empire colonial alors plus important que celui de l’Angleterre.
Cette prépondérance continentale fut perdue au cours de l’énorme conflit de la guerre de Sept ans (1756-1763), qui à bien des égards fut la première guerre mondiale : les belligérants en furent nombreux, mais Français et Anglais s’affrontèrent à l’échelle globale, non seulement en Europe, mais en Amérique, et dans les Indes. Le conflit fut une humiliation française puisque, entré dans la guerre avec la certitude d’un conflit court et facile à remporter, le royaume perdit l’essentiel de ses possession coloniales.
Voltaire résuma ainsi : « L’Etat perdit la plus florissante jeunesse, plus de la moitié de l’argent comptant qui circulait dans le royaume, sa marine, son commerce, son crédit. Quelques ambitieux, pour se faire valoir et se rendre nécessaires, précipitèrent la France dans cette guerre. »
De fait, l’on comprendra mieux avec des cartes :
La France perdit toute la Nouvelle-France (en bleu sur la carte de droite) et toutes ses possessions en Inde à l’exception de cinq villes, qu’il lui fut désormais interdit de fortifier.
Ces pertes sont d’une ampleur comparable à celles qui affectèrent l’Allemagne et la Russie respectivement au terme de la guerre de 1914 et de la guerre froide.
Voyons plutôt :
Après sa défaite en 1918, l’Allemagne a perdu toutes ses possessions coloniales (à gauche), et son territoire national a été fortement amputé (à droite, perte des territoires en violet).
De manière semblable, en 1991 la Russie a perdu l’influence mondiale qu’elle avait à travers les régimes communistes alignés sur Moscou (en rouge, en haut), notamment les pays du Pacte de Varsovie. Le territoire qu’elle contrôlait directement, issu de l’Empire russe, fut aussi largement amputé (en bas, en rose).
La défaite de la France dans la guerre de Sept Ans n’eut donc pas grand-chose à envier, au plan géostratégique, aux défaites allemande et russes. Il y a cependant un point de différence notable : le territoire « national » ne fut pas amputé, et le régime ne s’effondra pas. Les deux sont sans doute liés. Il s’en est peut-être fallu de peu : si la diplomatie française n’était pas parvenue à négocier la conservation par la France de ses lucratives colonies antillaises, les finances royales auraient pu connaître bien plus tôt la crise qui conduisit un quart de siècle plus tard audit effondrement.
Néanmoins, lorsque ledit effondrement, à retardement, se produit enfin, les wagons du schéma historique sus-rappelé sont raccrochés ; et dans l’entretemps, le sentiment revanchard des élites françaises avait déjà poussé Choiseul à transformer la marine royale en la « corsairisant », abandonnant les gros navires à grosse puissance de feu pour les remplacer par une multitude de navires petits, rapides et maniables, aptes à la guerre de course ; exactement de la même manière que l’Allemagne hitlérienne s’équipa en masse de U-boot. Sous Louis XVI, le réarmement de la France était entamé, avec une augmentation des effectifs et une modernisation de la formation, dont seraient plus tard issus tous les maréchaux d’Empire et l’Empereur lui-même. C’est du même sentiment revanchard que participa l’embarquement de volontaires français, avant toute décision royale, en appui des insurgés américains, bien décidés qu’ils étaient à dépouiller l’Angleterre de l’Amérique comme elle-même avait dépouillé la France de la Nouvelle-France.
Ainsi donc, à l’éclatement de la Révolution, la France dispose de cette armée rénovée, en particulier pour ce qui est de la formation de ses cadres, et prête à affronter l’Europe.
Le régime de la monarchie absolue s’effondre, et cet effondrement libère les énergies nationales. Après une tentative de gouvernement apaisé dans la monarchie constitutionnelle entre 1789 et 1792, ces énergies se déchaînent et c’est l’explosion.
D’abord, les révolutionnaires français adoptent une politique irrédentiste de la recherche des fameuses « frontières naturelles de la France ». L’on proclame alors que « si le Rhin n’est pas la limite de la République, elle périra« . Cette phase d’irrédentisme agressif dure 8 ans, de 1792, avec l’arrivée au pouvoir des Jacobins, à 1800, lorsque ces frontières sont enfin atteintes, après l’anschluss du Piémontais et de la Belgique.
Entretemps, Napoléon est arrivé au pouvoir, devenu Premier Consul en 1799. Héritant de la guerre révolutionnaire, Napoléon fait avec l’Europe la Paix d’Amiens en mars 1802, par un traité qui clôt toutes les guerres encore en cours jusque-là, spécifiquement avec l’Angleterre laquelle, rappelons-le, est alors le seul régime parlementaire d’Europe, l’équivalent de ce qui sera dans les occurrences suivantes le « camp des démocraties », en fait celui de la liberté et de l’état de droit.
Mais les ambitions napoléoniennes devaient conduire la France à s’agiter encore dans ses colonies antillaises, mais surtout à énerver l’Angleterre et les autres pays européens en multipliant les annexions en période de paix : en août 1802 Napoléon fait du Valais, confisqué à la Suisse, une république indépendante. En septembren il annexe officiellement le Piémont (jusqu’ici, il était seulement conquis de fait). Parallèlement, Napoléon accroît son influence en Allemagne, agit en Europe à sa guise, persuadé que l’Angleterre ne risquera pas une guerre.
D’abord, l’Angleterre tente de recourir aux sanctions économiques et d’enlever à Napoléon le soutien des milieux d’affaires français (cela ne vous rappelle rien ?) en saisissant, le 17 mai, toute la flotte marchande française à sa portée, sans déclaration de guerre, laquelle n’interviendra que quelques jours plus tard. Débutent alors les guerres napoléoniennes.
Au cours de ces guerres, l’Empereur tentera d’établir la domination de la France sur tout le continent. Après avoir renoncé à envahir l’Angleterre, il marchera vers l’Est et, en quelques années, soumettra l’Europe jusqu’au Niémen, et imposera le Blocus continental. Durant cette décennie, la France atteint l’apogée historique de sa puissance sur le continent.
Remémorons-nous ceci avec une carte :
Avec Napoléon, la France déborde largement des « frontières naturelles » obtenues durant sa phase irrédentiste et cherche à opposer à l’Angleterre un continent uni, et à imposer au monde cet ordre continental. C’est ce que l’on appelle une « tellurocratie », par opposition àla « thalassocratie », la puissance de la mer (j’y reviendrai plus bas).
C’est ce même rêve qui fut poursuivi par Hitler et ses partisans.
Tout comme la France révolutionnaire napoléonienne, l’Allemagne hitlérienne, après avoir par son irrédentisme agressif établi les frontières du « Grand Reich », chercha à soumettre l’Europe entière. Le projet d’envahir l’Angleterre fut vite abandonné, et l’armée tournée vers l’Est.
Depuis son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine utilise le gaz russe comme un levier de puissance en Europe, afin de rendre les pays dépendants de relations bilatérales avec la Russie, et utilisant la manne des hydrocarbures pour acheter les élites européennes, ce dont Schröder est un bel exemple. Le tracé des gazoducs donne une assez bonne idée de la zone d’influence recherchée par la Russie.
Bien sûr, la Russie poutinienne ne compte pas que sur le gaz pour y parvenir. Elle emploie aussi la manière forte, comme ses aînés, avec ses pulsions irrédentistes en Géorgie, en Ukraine, dans les pays baltes.
Bref, la France, entre 1714 et 1803, a connu le même cheminement que plus tard l’Allemagne entre 1870 et 1939, et la Russie entre 1945 et 2015. L’on trouve la même durée, et aussi le même rythme d’évolution. L’on peut synthétiser le cas français au sein du tableau vu plus haut :
Schéma | France |
Fondation de l’empire | 1714, au terme des guerres de Louis XIV, la France est le pays le plus puissant d’Europe |
Défaite humiliante et effondrement du régime | 1763, fin de la guerre de Sept Ans. Perte de l’essentiel du premier espace colonial français. 1789 : Révolution française |
Tentative démocratique | 1789-1792 : Monarchie constitutionnelle |
Militarisme nationaliste | 1793 : jacobinisme au pouvoir 1799 : Bonaparte premier consul |
Réarmement et premières actions militaires | Dès 1763 et surtout dans les années 1770-1780 : réarmement, effort de modernisation militaire Implication dans la guerre d’indépendance américaine |
Irrédentisme agressif | 1792-1800 : recherche des « frontières naturelles de la France »
|
Tentative diplomatique des démocraties | 1802 : Paix d’Amiens |
Déclenchement de la guerre d’agression | 1803 : début des guerres napoléoniennes |
Dans les cas allemand et français, cela a conduit à la recherche d’une unité continentale, face à la thalassocratie du temps. Il est évident que c’est vers le même mouvement que tend la Russie poutinienne. Les écrits du théoricien de l’Eurasie, Alexandre Douguine (que j’ai déjà cités ici), ne font aucun doute là-dessus. Après avoir suivi la même trajectoire que la France et l’Allemagne de jadis durant 70 ans, l’on voit mal ce qui pourrait en faire dévier la Russie. Ceux qui me contrediront en me parlant du beau rêve gaullien de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural ne se rendent vraisemblablement même pas compte que ce rêve tellurocratique a toujours été un rêve de dictateurs, de régimes autoritaires, militaristes, hostiles à la liberté, à l’état de droit, à la démocratie libérale, bref tout ce qui s’incarne, généralement, dans une thalassocratie. « Homme libre, toujours tu chériras la mer » disait justement Baudelaire. L’homme esclave, lui, chérit généralement la terre, qui « ne ment pas », comme disait Pétain.
Et c’est là que je reviens sur cette idée de thalassocratie et de tellurocratie. Cette opposition, et l’incarnation dans ces deux modèles géopolitiques de sociétés aux valeurs opposées, est très ancienne. L’on se souviendra, bien sûr, de l’archétype : la maritime Athènes contre Sparte la terrienne.
Ce modèle a été théorisé à l’échelle globale par le célèbre MacKinder. Sa théorie est bien résumée par cette carte :
L’idée de MacKinder était résumée dans sa formule : « Qui contrôle l’Europe de l’Est contrôle l’Heartland; Qui contrôle l’Heartland contrôle l’Île Monde; Qui contrôle l’Île Monde contrôle le Monde » (théorie réfutée par l’expérience, d’ailleurs, puisque l’URSS tenait l’Europe de l’est et tout le heartland et s’est pourtant effondrée… il n’empêche que cette théorie est encore très employée, tant du côté américain que du côté russe).
Deux modèles sont alors envisageables à l’échelle mondiale : la thalassocratie, dans laquelle c’est une puissance maritime, extérieure à l’île-monde, qui contrôle cette Europe de l’Est, et la tellurocratie, dans laquelle c’est une puissance continentale qui domine, et impose son règne à l’extérieur.
C’est là le rêve de ceux qui veulent faire l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, associer les ressources russes à l’économie européenne pour contrebalancer la puissance américaine, etc.
De fait, dans les trois occurrences française, allemande et russe, à chaque fois, il y a une thalassocratie pour s’opposer à la tellurocratie.
A l’époque de Napoléon, la thalassocratie, apparue précisément à la fin de la guerre de Sept Ans, était la thalassocratie britannique.
A l’époque d’Hitler la thalassocratie était britannique, et a basculé vers les Etats-Unis durant la guerre.
Aujourd’hui, au temps de Poutine, la thalassocratie est américaine, particulièrement renforcée après l’effondrement de l’URSS et la disparition de toute marine susceptible de lui disputer les mers du monde.
Ce qu’il faut voir c’est que la tellurocratie, à chaque fois, finit par plier face à la thalassocratie. La leçon de tout ceci est bien que la tellurocratie ne gagne JAMAIS. Cela ne MARCHE PAS.
Et cela ne marche pas pour deux types de raisons. La première, c’est que les tellurocraties, en raison des valeurs qu’elles défendent et que j’ai évoquées, sont économiquement dirigistes, et donc moins performantes que les thalassocraties, ce qui dans un combat pour l’hégémonie est un désavantage flagrant. C’est notamment pourquoi il est incompréhensible que des libéraux prennent aujourd’hui le parti de Vladimir Poutine, alors que le poids de l’Etat dans le PIB de la Russie est de 55%, au niveau de la France qui est le grand pays le moins libéral d’Europe.
La deuxième, c’est que le transport maritime est beaucoup moins coûteux que le transport terrestre, et ce de tout temps : dans l’Antiquité, pour transporter par terre le chargement d’une seule nef marchande, il fallait 700 chars à boeufs. Aujourd’hui, on peut entasser autant de marchandise sur un porte-conteneurs que dans quatre ou cinq mille poids lourds ; et le train le plus long du monde ne peut transporter qu’un trentième de ce que transporte un de ces navires. Cette question logistique a des implications importantes au plan militaire : le transport de troupes et de matériel militaire connaît les mêmes contraintes que le transport de fret commercial. Les armées napoléoniennes s’épuisèrent à tenir l’Europe tandis que l’Angleterre pouvait débarquer ses troupes au Portugal, les rembarquer et les débarquer en Allemagne.
Espérer bâtir un ordre mondial autour d’une tellurocratie c’est non seulement accepter, de fait, un paquet de valeurs nocives, mais c’est en outre totalement illusoire.
Napoléon a essayé, et cela a coûté cinq millions de morts à l’Europe. Hitler a essayé, et cela en a coûté cinquante millions. Tout ce qu’il pourrait ressortir d’une nouvelle guerre entre l’illusion tellurocratique et la thalassocratie, c’est quelques centaines de millions de morts.
La question n’est pas de savoir si Poutine est Hitler, s’il est aussi mystique que lui, aussi fanatique, aussi agité, aussi menteur ou aussi de mauvaise foi. Il est question de mouvements historiques d’ampleur, sur le temps long. Il n’y a pas lieu de faire des procès d’intention idiots ou de tenter d’expliquer que les Etats-Unis sont pires que Poutine, font pire que la Russie. Ce débat-même n’est qu’une récurrence des récriminations de jadis contre la perfide Albion, ou de la propagande vichyste sur les « affameurs anglo-saxons ».
Une affiche des années 1940 en faveur de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural.
Hélas, lorsque les choses sont si profondes, viennent de si loin, elles sont largement inéluctables.
Lorsque Napoléon entra en guerre en 1803, la France était très affectée par la saisi de sa flotte marchande par l’Angleterre, et l’Empire était au bord de la ruine.
L’Allemagne d’Hitler réussit à rester debout économiquement en pillant la Pologne, après des années de politiques économiques keynésiennes.
Dans quelques années, la Russie de Vladimir Poutine, proie des sanctions économiques, ne sera pas en meilleur état. Et risque bien de suivre le chemin de ses aînés.