par Philippe Fabry
Jamais l’Occident n’aura été aussi divisé, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, que durant les derniers mois : le moins que l’on puisse dire est que les relations entre l’Amérique et l’Union européenne sont mauvaises, cependant qu’au sein même de l’Europe la division s’installe. De cette discorde, on s’accuse mutuellement : c’est la faute des populistes, c’est la faute des nationalistes, c’est la faute de Trump, ou bien c’est la faute des élites, c’est la faute de Bruxelles… De fait, il n’y a plus, ou ne semble plus y avoir, de vision stratégique globale, partagée, comme elle exista longtemps : sans nier des intérêts ponctuellement divergents, Européens réunis, et Européens et Américains ensemble, s’accordaient sur des intérêts globaux communs prioritaires : la liberté de commerce, l’importance de la démocratie et la défense des droits de l’homme, la liberté de circulation, etc.
Berlin en marge de l’Occident
Mais en y regardant bien, force est de constater que parmi le concert des nations occidentales, le nœud des contradictions, le point focal se trouve dans un pays particulier : l’Allemagne d’Angela Merkel. Il s’agit de la nation dont les intérêts, ou plus justement la perception qu’elle a de ses intérêts, sont majoritairement contraires à ceux du reste des pays occidentaux sur la plupart des sujets, et plus encore qui s’emploie à placer ses intérêts propres devant ceux de l’ensemble de la manière la plus systématique, et souvent la plus hypocrite qu’il soit. Ce faisant, l’Allemagne est la cause de l’aggravation, sinon de l’existence, de nombreuses dissonances au sein du concert euro-américain.
D’abord, bien sûr, elle a puissamment aggravé la crise migratoire en créant « l’appel d’air » de 2015, et a profondément altéré l’unité européenne en cherchant à imposer des quotas à des Etats-membres qui n’en voulaient résolument pas. C’est l’une de ses actions les plus visibles, et la plus aisée à lier de manière causale avec des troubles politiques conséquents en Europe.
Mais avant cela, l’Allemagne avait déjà provoqué de nombreuses frictions par sa gestion intransigeante de la question de la dette de pays comme la Grèce et l’Italie, auxquelles il a été tenté d’appliquer des solutions technocratiques qui, sans discuter de leur pertinence sur le fond, relevaient d’une pratique bien peu démocratique, et ont provoqué en retour des secousses populistes importantes. Or, si les fautes de gestion, et un certain laxisme budgétaire des années durant, sous le couvert de l’Euro, sont imputables aux pays du sud de l’Europe, le même Euro a aussi permis à l’Allemagne d’absorber une grande partie de l’industrie de ses voisins, qui n’étaient plus compétitifs dans le cadre d’un taux de change fixe, et de dégager ses formidables excédents commerciaux, auxquels elle refuse de renoncer, tout en refusant d’accorder une compensation, d’une manière ou d’une autre, aux perdants de la donne monétaire. La peur historique de l’hyperinflation a bon dos, puisque, contrairement à ce que l’on entend souvent, elle n’a aucun rapport avec l’arrivée au pouvoir d’Hitler, s’étant achevée en 1924.
Sortir du nucléaire, c’est s’enchaîner à Moscou
Encore avant cela, après la catastrophe de Fukushima au Japon, l’Allemagne a cédé aux sirènes écologistes et a décidé de fermer son parc nucléaire. Ce faisant, elle s’est pratiquement enchaînée à la Russie de Poutine, dont les audaces des années suivantes ne sont probablement pas étrangères à ce nouvel état de fait. Mais même après le début de la crise ukrainienne, l’Allemagne a continué de s’attacher à la Russie, et mène le projet Nord Stream 2 qui a récemment, à raison, tant agacé Donald Trump, lequel est allé jusqu’à dire que l’Allemagne était désormais contrôlée à 70% par la Russie. Bien sûr, une telle estimation n’a pas de vraie signification factuelle, mais elle dénonce une vérité, qui est l’état de vassalisation énergétique allemande envers la Russie, à laquelle s’ajoute un certain travail d’achat des élites allemandes par la Russie, le cas le plus célèbre et souvent évoqué étant Gerhard Schröder, et ses liens notoires avec les géants pétroliers et gaziers russes Gazprom et Rosneft.
Et tout en ayant pris ces décisions catastrophiques, l’Allemagne exige toujours de bénéficier de la protection de l’OTAN, sans satisfaire à ses obligations de dépense au sein de l’organisation, ce qui a évidemment énervé Donald Trump, mais devrait tout autant ulcérer la France, qui consacre toujours un effort important à la défense de l’Europe sans avoir la santé économique de son voisin. L’on a vu ainsi, en réponse aux exigences budgétaires – fondées – de Donald Trump en matière militaire, Madame Merkel oser expliquer que l’Europe ne pouvait plus compter sur les Etats-Unis, pratiquement au moment-même où l’Amérique envoyait en Pologne une brigade blindée dans le cadre des opérations de dissuasion face à la Russie – ce qui a naturellement envenimé les relations entre l’Europe et les Etats-Unis, et conforté le président américain dans l’idée que l’Allemagne se moque du monde. Là aussi, le souvenir du militarisme nazi est une excuse commode au refus d’investir dans l’armée, puisque durant la Guerre froide l’Allemagne était bien un pilier de l’OTAN en Europe, sans que cela ne posât de cas de conscience.
Un jeu dangereux avec la Chine
Enfin, le dernier – mais non le moindre – front sur lequel l’Allemagne pose un problème stratégique à l’Occident est la Chine. Ce pays représente aujourd’hui un danger majeur pour l’Occident et les valeurs qu’il porte : après un espoir d’évolution démocratique devant suivre l’expansion économique, la présidence de Xi Jinping est marquée par la crispation idéologique, le rejet explicite des valeurs occidentales et une accentuation de l’agressivité contre l’étranger proche : extension des installations en mer de Chine du Sud, laquelle est presque devenue un lac chinois, toute entrée de navire américain ou européen étant désormais perçue avec une grande hostilité, et pression sur la frontière de l’Inde, avec la crise du Doklam de l’été 2017, qui a fait naître la peur d’une répétition de la guerre de 1962. Xi Jinping, désormais potentiel président à vie, le plus puissant depuis Mao, et dont le grand projet « One Belt, One Road », très bien vu par l’Allemagne, est en réalité un moyen de domination des pays voisins, auxquels ont été accordés par la Chine des emprunts faramineux qui, puisqu’ils ne pourront jamais être remboursés, permettront à la Chine d’acquérir des droits réels sur des infrastructures et des territoires stratégiques, par exemple des installations portuaires aux Maldives, verrouillant le sud de l’Inde et menaçant Diego Garcia. La Chine, pays qui viole depuis des années, à grande échelle, la propriété intellectuelle des pays occidentaux. Cette Chine est le premier partenaire commercial de l’Allemagne, laquelle lui doit une bonne partie de son excédent commercial.
L’Allemagne torpille l’alliance euro-américaine
A l’heure où l’Amérique de Donald Trump cherche à rééquilibrer le jeu avant qu’il ne soit trop tard et que la Chine ne pose de problèmes bien plus grands à l’ordre international mis en place par l’Occident, qui ne pourront pas être réglés par une simple « guerre commerciale », l’Allemagne pense avoir tout intérêt à torpiller la mise en place d’une ligne commune euro-américaine sur la question. Ce faisant, elle fait passer son commerce extérieur avant non seulement les intérêts économiques de ses partenaires, mais avant l’intérêt de l’Occident dans son ensemble, et de son rôle directeur dans l’ordre international, au profit d’une nation de plus en plus puissante économiquement et militairement, tout en étant très éloignée des valeurs occidentales.
L’Allemagne d’Angela Merkel, aujourd’hui, est le passager clandestin de l’Occident, et met en danger tant sa cohésion interne que son hégémonie mondiale