Par F. William Engdahl
La Russie tire les conséquences de sa décision de l’automne dernier, d’interdire la plantation commerciale d’organismes génétiquement modifiés (OGM) sur ses superficies agricoles. Sa dernière décision, à compter du 15 Février 2016, ne devrait en effet pas du tout plaire à Monsanto ou au Cartel du Grain des États-Unis…
Le 15 Février 2016 est entré en vigueur un bannissement décrété à l’encontre des importations de soja et de maïs des États-Unis, valable sur tout le territoire national russe. Le régulateur russe de la sécurité alimentaire Rosselkhoznadzor a annoncé que ce bannissement était justifié par les contaminations microbiennes des OGM ou par de possibles ravageurs, et par l’absence de contrôle américain effectif sur les exportations de soja et de maïs, afin de prévenir l’exportation de grains ainsi contaminés. Le régulateur de la sécurité alimentaire russe a ajouté que le maïs importé des États-Unis est souvent infecté par la pourriture cubique rouge du maïs. En outre, l’organisme rajoutait que le maïs pourrait être utilisé pour [implanter des] cultures d’OGM en Russie. Les dommages potentiels résultant de l’importation et la propagation de ravageurs et autres contaminations sur le territoire de la Russie est estimé entre 126 et 189 millions de dollars annuels[1].
Frapper au cœur du cartel des OGM
Cette décision russe est un coup énorme porté à l’agrobusiness[2] des États-Unis. Depuis des décennies, les compagnies américaines du Cartel du Grain (ADM, Cargill, Bunge) ont dominé le marché global du soja et du maïs, les nourritures les plus largement utilisés pour l’alimentation du bétail et autres cochons ou poulets, du fait de leur haute teneur en protéines.
Aujourd’hui, la contamination de l’agriculture nationale et de la chaîne alimentaire dans différents pays, y compris ceux ayant banni la plantation de champs OGM, survient typiquement à travers une porte dérobée, c’est-à-dire l’importation laissée libre de soja et de maïs contaminés par les OGM[3]. Il m’a été dit par des personnes occupant des positions leur permettant de savoir ces choses, que la politique agricole de l’UE est déterminée moins par les organisations de fermiers européens, par exemple, que par les grands groupes d’influences [lobbies] de l’agrobusiness américain comme Monsanto, DuPont, Cargill ou leurs amis comme Syngenta[4].
De même, bien que jusqu’à récemment le Gouvernement chinois avait officiellement interdit la plantation commerciale (même sous licence) de cultures OGM en Chine, les OGM ont inondé ce pays en exploitant la même faille permettant l’importation sans restriction de soja OGM. Aujourd’hui, plus de 60% de toutes les graines de soja consommées en Chine ou utilisées pour l’alimentation animale sont en effet constitués d’OGM. La décision russe est ainsi à ma connaissance, le premier coup porté contre le puissant Cartel de l’agro-affairisme OGM. Remercions la crise [diplomatico-commerciale] des « Sanctions » [occidentales contre la Russie] en vigueur, qui ont créé l’occasion [de cette riposte russe aux intérêts américains].
Ainsi que l’a démontré une expérience indépendante menée sur des rats de laboratoires, sur deux ans, un régime constitué de soja et maïs OGM sur une période de plus de six mois, produit des tumeurs virulentes sur les rats nourris aux OGM et une mortalité précoce excessive[5].
Si nous devions ainsi manger un régime de hamburger McDonald’s contaminés aux OGM durant une période de six mois, je frémis à l’idée des dégâts humains que cela pourrait causer[6]. Les galettes McDonalds de bœuf haché, d’après ce qui m’a été dit par un initié du commerce des grains, contiennent du bœuf complété avec jusqu’à 30 % de soja OGM. Or aujourd’hui, près de la totalité du soja sur le marché mondial est OGM, pour la plupart du soja Monsanto.
Avec ce dernier bannissement, les autorités russes rendent presque complète leur décision annoncée en septembre 2015, de débarrasser le pays de toute consommation d’OGM qu’elles soient humaines ou animales[7]. Car Cette décision laissait encore une échappatoire béante en n’interdisant pas les importations de soja et de maïs OGM.
Après cette dernière décision, la seule échappatoire subsistant à présent qui demeure cependant significative, en vue de parvenir à débarrasser complètement l’agriculture russe de toute contamination par les OGM, serait encore d’étendre cette interdiction des importations de soja et maïs OGM à tous les pays ne pouvant pas démontrer de manière concluante, que leur maïs ou soja est garanti sans OGM, ceci en utilisant les mêmes critères utilisés pour contrôler les importations de soja et de maïs des États-Unis.
Aujourd’hui, les États-Unis sont les plus gros producteurs de soja, suivis par l’Argentine et le Brésil. Ces trois pays totalisent 85 % de la production de soja mondial, et presque toute cette quantité, en dehors de « poches » de superficie certifiée sans OGM au Brésil, est contaminée par les OGM.
Viennent ensuite l’Inde et la Chine, chacune avec 5 % de cette totalité mondiale. La Chine a récemment changé sa politique en matière d’OGM, et semble avoir l’intention de déployer une douteuse politique visant à devenir le plus grand producteur de maïs et de soja OGM, avec l’offre de 43 milliards de dollars par laquelle ChemChina désire prendre le contrôle du géant suisse des OGM et des pesticides, Syngenta[8].
Le soja est un aliment riche en protéines utilisées dans presque toutes les productions de nourriture industrielle aujourd’hui, depuis les barres chocolatées (avec la lécithine de Soja [sous entendue soja = génétiquement modifié…]) jusqu’à la nourriture des poulets frits KFC, jusqu’aux boissons à base de soja. Du fait de la puissance du lobby des OGM développée durant ces deux dernières décennies, la quasi-totalité du soja alimentaire est OGM.
De plus, les OGM s’invitent dans la chaîne alimentaire par l’intermédiaire de ce qu’on appelle la « suralimentation » [power-feed] à haute teneur en protéines, mêlant soja et maïs. Les farines et graines de soja sont largement utilisées dans l’alimentation animale. Cette alimentation à 44-48% de protéines est la source la plus courante de protéines parmi les aliments utilisés pour les volailles, les porcs et la production laitière. La farine de gluten[9], élaborée à partir du maïs, a une teneur en protéines de 60%, qui fait qu’elle est largement utilisée pour les bovins laitiers et les volailles nourries aux Etats-Unis, au Canada et dans l’UE[10].
Malgré le fait qu’une majorité des Etats-Membres de l’UE, incluant l’Allemagne, ait choisi de bannir la plantation d’OGM, un trou béant laissé par Bruxelles a permis des importations illimitées d’OGM par le Cartel du Grain d’ADM, Cargill et consorts. Voici la façon dont la chaîne alimentaire est contaminée par les OGM à partir de l’alimentation animale.
Dans la mesure où près de 93 % du maïs et 94 % du soja américains sont aujourd’hui OGM, une règle empirique[11] simple commanderait d’appliquer le principe de précaution: de bannir toute importation à moins que soit prouvé son absence totale d’OGM, et voici précisément ce que les autorités russes ont fait. Le principe de précaution correspond simplement au fait que si les autorités de régulation ne sont pas à 100 % certaines de l’absence d’OGM, alors elles interdisent une importation.
Le Cartel de l’agrobusiness menée par Cargill et Monsanto, s’est assuré que l’Accord sur l’Agriculture de l’Organisation Mondiale du Commerce, écrit par un ancien Vice-président de Cargill, Daniel Amstutz, fasse primer la liberté commerciale comme étant un droit au-dessus des règles nationales de santé et de sécurité sanitaire[12].
Cette dernière décision prise par les autorités de la Fédération de Russie, montre qu’une nation majeure en matière de production de nourriture, surpassant aujourd’hui les États-Unis en tant que plus grand producteur mondial de blé, en partie grâce aux folles sanctions américaines contre la Russie, fait de la santé et de la sécurité sanitaire pour ses citoyens une priorité supérieure aux intérêts affairistes de l’agrobusiness. Il s’agit là à coup sûr d’un développement très sain…
William F. Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier, titulaire d’un diplôme en Sciences Politiques de l’Université de Princeton. Il est l’auteur de plusieurs livres à succès sur le pétrole et la géopolitique.
Traduit par Jean-Maxime Corneille pour Réseau International
source originale: http://journal-neo.org/2016/02/26/russia-bans-us-gmo-imports/
[1] Sustainable Pulse, « Russia Bans all Imports of US Soybeans and Corn over Microbial and GMO Contamination », 11 février 2016,http://sustainablepulse.com/2016/02/11/russia-bans-all-imports-of-us- soybeans-and-corn-over-microbial-and-gmo-contamination/#.VsDVXObXmees.
[2] NDT : nous choisissons ici de distinguer le terme « agroalimentaire » (l’activité impliquant la transformation de produits agricoles en produits alimentaires) de l’ »agro-business’, que l’on pourrait aussi appeler l’ »agro- affairisme [agrobusiness] » : l’application pure et simple de la prédation affairiste à fin spéculative, à l’agriculture, au niveau mondial. Bien peu d’observateurs ont compris les manipulations relevant de la pure guerre économique, qui ont pu frapper un groupe purement agroalimentaire comme Danone, qui était pourtant très respectable en termes de pratiques commerciales et sociales (contrairement à ce qui a pu en être dit…), permettant à de puissants groupes agro-affairistes anglo-saxons de leur voler purement et simplement des marchés afin de faire régner progressivement leur loi au niveau mondial.
D’autres exemples sont connus, comme le scandale artificiel ayant frappé Perrier, et bien souvent le public français s’indigne « sur commande » lors de ces affaires, sans voir qu’il s’agit bien souvent là d’opérations psychologiques permettant de démolir des groupes français en vue de les démantaler et de les racheter ensuite… Voir « Quand Perrier et Danone subissaient les affres d’un scandale sanitaire » (Les Echos, 2 février 2016). Pour une première approche concernant le ciblage spécifique des groupes français dans le cadre d’une guerre économique anglo-saxonne mondiale, lire « Qui veut tuer la France? » (Daniel Rémy, Edit. Jacques Grancher, 1999). Pour comprendre la mécanique mondialiste derrière l’utilisation de l’« Arme de la faim », lire « Les vrais maîtres du monde » (Luis M. González-Mata, Éditions Grasset & Fasquelle, 1979) ou le plus récent « L’Empire de la Honte » (Jean Ziegler, Éditions Fayard, 2005), dont il fut fait un documentaire : «We feed the world [Nous nourissons le monde]» (Erwin Wagenhofer, 2005), quant à cet « agro-affairisme » effréné produisant de la nourriture néfaste « pour les pauvres » (« bonne pour être vendue mais pas pour être mangée »). Voir note n°12 plus bas.
[3] NDT : très souvent complètement constituées d’OGM, un point sur lequel Marie-Monique Robin avait déjà alerté les lecteurs français dans « Le monde selon Monsanto » (Editions Arte Diffusion, 2008).
[4] NDT : Syngenta est un groupe Suisse, sur lequel d’ailleurs lorgnent les groupes américains comme Monsanto avec intérêt…
[5] Séralini, G.-E., et al., « Long term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant genetically modified maize », Journal of Food and Chemical Toxicology, (2012), http://dx.doi.org/10.1016/ j.fct.2012.08.005.
[6] NDT : outre le documentaire « Supersize me » (2004), à l’occasion duquel étaient montrés les dégâts d’un simple régime de trois mois constitués exclusivement de produits McDonald’s… En « bonus« , le documentaire montrait l’étonnante « incorruptibilité » (incapacité à pourrir) des hamburgers et frites McDonald’s… « Supersize me » avait engendré une réaction de pudeur de la part de McDonald’s, qui avait adopté son logo vert (et non plus rouge comme auparavant), symbolisant sa conversion à la salade pour cacher les hamburger douteux…
[7] F. William Engdahl, « Victory! World’s Largest Nation Bans GMO Food Crops », 1er octobre 2015, http:// journal-neo.org/2015/10/01/victory-worlds-largest-nation-bans-gmo-food-crops/
[8] Dexter Roberts, Alan Bjerga, « China Does an About Face on GMOs », 21 mai 2015, Bloomberg,http:// www.bloomberg.com/news/articles/2015-05-21/china-does-an-about-face-on-gmos. Voir : « ChemChina prêt à s’offrir le géant suisse des pesticides Syngenta » (Le Monde, 3 février 2016); «Syngenta et ChemChina, un deal sous influence politique » (Le Temps, 28 avril 2016).
[9] NDT : Corn gluten meal (CGM) = farine de gluten.
[10] CSC, « High-Protein Feeds », http://www.csc-world.com/products-commodity-specialists-company/
products-csc-high-protein-feeds/.
[11] NDT : « rule-of-thumb » (mot à mot: « règle de pouce», référence au Taylorisme) : règle empirique, règle générale le plus souvent vraie ou facilement applicable, à défaut d’être très précise.
[12] F. William Engdahl, « Seeds of Destruction: The Hidden Agenda of Genetic Manipulation, Global Research Publications » (2007, pp.220-224). Traduction française : « Les semences de la destruction » (Editions Jean-Cyrille Godefroy, 2008, Chap. 11 et 11). Ouvrage exceptionnel de F. William Engdahl (dont l’édition anglaise avait largement inspiré Marie-Monique Robin pour son « monde selon Monsanto »), et donnait en fait la conclusion « agro-affairistes » (et même « sataniste dans son intention finale) : l’agenda caché des OGM vise en fait la stérilisation des pauvres. Voici la raison pour laquelle la sortie de cet ouvrage fut frappée d’omerta et attira de réels problèmes à cet éditeur français méritant, du fait de l’activisme des groupes d’influences agro-affairistes français (Outre la rentabilité apparente des OGM pour l’agriculture intensive, mais uniquement les premières années…).