Par Philippe Fabry.
Date : 30/01/2018
Les événements des derniers mois en Arabie Saoudite, articulés autour de la personnalité flamboyante du jeune Mohammed ben Salmane, poussent à s’interroger sur l’évolution d’un régime souvent considéré comme aussi anachronique qu’inaltérable, fondant dans sa richesse pétrolière sa stabilité économique, sociale et politique, ainsi que son caractère intouchable depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et l’acquisition de la protection américaine. De nombreux facteurs sont soulignés par les commentateurs pour expliquer que les choses bougent aujourd’hui , dont il n’est pas ici question de contester la pertinence, mais simplement de les remettre à leur place en recherchant la cause la plus fondamentale de l’évolution en cours.
En effet, pour l’historien, ce qui est en train de se passer en Arabie Saoudite est la répétition d’une mécanique politique maintes fois observée sous d’autres cieux.
Concentration des pouvoirs. Il convient, pour le comprendre, de se rappeler tout d’abord que l’aspect arriéré et le caractère gérontocratique de la monarchie saoudienne, peut-être parce qu’ils évoquent respectivement la permanence des systèmes tribaux immémoriaux et l’intemporalité de la curie romaine, font trop oublier qu’il s’agit d’un régime politique d’une grande jeunesse. L’Arabie Saoudite n’existe comme entité politique unifiée que depuis 1932. Certes, la fondation de la dynastie saoudienne remonte à 1744, mais l’histoire chaotique du royaume avant le XXe siècle a empêché l’évolution normale de l’État saoudien avant l’époque récente.
La monarchie saoudienne a un système de succession bien particulier, de frère à frère, avec confirmation par le conseil de famille, légèrement modifié en 1992 puis en 2006 avec la création du Conseil d’allégeance. De fait, la monarchie saoudienne est une monarchie élective, comme l’était la royauté en France au Xe siècle – et dans un certain nombre d’autres pays d’Europe, puisque le caractère électif de la monarchie est souvent la première étape de la formation de cette institution : dans un tel système le roi est choisi par un conseil restreint de puissants, appartenant aux plus grandes familles ou aux diverses branches d’une même grande famille.
Le siècle du pétrole a provoqué un développement économique foudroyant avec lequel le régime politique saoudien, issu de la vie arabe tribale, n’est nécessairement plus en phase
Il s’agit cependant d’un mode de fonctionnement instable qui, au vu de l’expérience historique, finit généralement par évoluer vers une monarchie héréditaire selon la primogéniture, permettant une succession plus stable et prévisible. Cette évolution se produit grâce au renforcement d’une des branches légitimes par rapport aux autres. C’est ainsi qu’après un siècle d’alternance entre Carolingiens et Robertiens, ces derniers parvinrent à capter définitivement le trône de France avec Hugues Capet, lequel fit sacrer son fils Robert de son vivant.
Au plan institutionnel et politique, c’est exactement cette évolution qu’évoque l’ascension fulgurante de Mohammed ben Salmane, fils du roi Salmane (d’où son nom) et prince héritier d’Arabie Saoudite depuis le 21 juin 2017 , après que son père a écarté son cousin Mohammed ben Nayef de la succession. Cet établissement, du vivant du roi Salmane, de son fils comme prince héritier et la concentration par celui-ci d’un pouvoir inédit doit s’analyser comme le passage d’une monarchie élective à une monarchie héréditaire, système plus « moderne », si l’on peut parler ainsi s’agissant d’une évolution institutionnelle qu’un pays comme la France a connue il y a déjà plus de mille ans.
Diversification économique. De fait, cette évolution est nécessaire pour un pays qui est passé grosso modo du Xe au XXIe siècle en cent ans à peine : le siècle du pétrole a provoqué un développement économique foudroyant avec lequel le régime politique saoudien, issu de la vie arabe tribale, n’est nécessairement plus en phase. En outre, comme l’observait récemment un commentateur, les réseaux sociaux ont eu dans le monde arabo-musulman un effet similaire à celui de l’imprimerie dans l’Europe de la Renaissance, et la population saoudienne, dont plus des deux tiers ont moins de trente ans, attend des changements politiques et juridiques à la mesure de la transformation économique et sociale. C’est sur cette jeunesse que s’appuie « MBS » : il a pour cela créé en 2011 la fondation philanthropique MiSK, pour financer des programmes dédiés à la culture et à l’autonomisation des jeunes saoudiens.
Mais la forte jeunesse saoudienne n’est pas seule à porter l’action de MBS. La nécessité géostratégique encourage aussi l’évolution vers un régime politique plus réactif : le soutien américain est moins assuré depuis que l’Amérique a acquis l’indépendance énergétique et que la méfiance occidentale envers le wahhabisme saoudien s’accentue. Dans le même temps, la baisse des prix du pétrole oblige l’économie saoudienne à se diversifier ou à péricliter.
Pour répondre à ces défis, le nouveau prince héritier a présenté en 2016 sa « Vision 2030 ». Il s’agit d’une succession ambitieuse de trois plans quinquennaux de transformation tous azimuts de l’Arabie saoudite, devant être notamment financés par la vente de 5 % des actions de la Saudi Aramco – soit 150 milliards de dollars. Au plan économique, diversification, intégration accrue des femmes au monde du travail, développement du tourisme, des loisirs, de l’industrie numérique, des énergies renouvelables ; au plan social amélioration de la condition des femmes – qui ont depuis quelques mois le droit de conduire – et de l’accès à la culture par l’autorisation, dès cette année, d’ouvrir des salles de cinéma ; au plan politique, amélioration de la transparence de la gestion publique et intégration de la jeunesse dans les processus de décision.
Le joyau de la couronne de l’Arabie saoudite de demain doit être la mégalopole de Néom, sur la Mer Rouge étendue sur 26 000 kilomètres carrés, alimentée en énergie solaire et éolienne, et à la pointe de la technologie. Un projet à 500 milliards de dollars.
Ce plan de transformation globale est non seulement un moyen de réformer en profondeur un royaume qui en a grand besoin, mais c’est aussi un formidable levier de puissance pour le prince héritier, qui a ainsi la haute main sur la totalité de l’ordre économique, social et politique saoudien. La puissance personnelle de MBS et la transformation du royaume s’intègrent ainsi dans une boucle de rétroaction.
Si la nature même de l’évolution politique en cours peut donc permettre d’espérer une modernisation de l’Arabie Saoudite, elle porte aussi, à l’échelle régionale, une instabilité supérieure dans la mesure où le renforcement du pouvoir central est fréquemment le prélude à une affirmation vis-à-vis de l’extérieur. Cela alors que le grand voisin iranien a été prompt à accuser l’Arabie d’être derrière les manifestations de ces dernières semaines…
Philippe Fabry, historien et blogueur, a publié l’Atlas des guerres à venir (éditions JC Godefroy, 2017)