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La guerre entre l’Inde et la Chine approche

par Philippe Fabry

Dans un billet publié il y a près d’un an, je traitais de la question de la probabilité d’une guerre devant advenir entre l’Inde et la Chine. J’y expliquais notamment quels facteurs pourraient pousser à cette guerre, sur lesquels je ne reviendrai pas.

Je veux juste livrer ici un point rapide qui me paraît d’autant plus nécessaire que les médias francophones ignorent largement le sujet de la crise actuelle entre la Chine et l’Inde, crise pourtant porteuse d’un risque de guerre inédit depuis le conflit sino-indien de 1962.

Je ne reprendrai pas les nombreux articles de presse anglophones qui m’ont permis de suivre l’affaire depuis plusieurs semaines, que les lecteurs trouveront recensés sur notre page Facebook La guerre de Xi. J’en livrerai simplement un résumé.

D’abord, il faut savoir que les raisons pour la Chine de chercher à s’affirmer face à l’Inde se sont faites plus pressantes ces dernières semaines, où l’on a appris presque simultanément que la croissance indienne dépassait désormais la croissance chinoise, dans le même temps que de nouveaux calculs laissaient penser que le dépassement démographique par l’Inde avait d’ores et déjà eu lieu cette année, alors que les précédentes estimations donnaient la date de 2022 pour le franchissement de ce cap. Plus que jamais, la Chine se trouve donc en passe de perdre son statut de star des pays émergeants, ce qui est de nature à créer dans ses élites un sentiment d’urgence : il faut se souvenir du bond que la Chine elle-même a connu en vingt ans pour imaginer à quelle vitesse l’Inde va désormais rattraper la puissance chinoise, sur tous les plans, et finir par la dépasser. Enfin, durant les derniers mois, l’on a assisté à un rapprochement spectaculaire de l’Inde et des Etats-Unis, en réaction à l’agressivité des ambitions chinoises dans la région, ce qui, en retour, attise l’inquiétude chinoise à l’idée que l’Inde devienne un redoutable allié de revers de l’Amérique. Et l’on sait que la peur de l’encerclement est à l’origine de nombreuses guerres.

C’est dans ce contexte que la crise du Sikkim, ou du plateau du Doklam, suivant les diverses appellations retenues, a éclaté. J’ai tenté de résumer la situation stratégique par les cartes ci-dessous.

 

CarteIndeChine

Il faut savoir que, si la frontière sino-indienne pose problème en plusieurs points, aucun point n’est plus crucial que la région du Sikkim : il s’agit du seul point de la frontière où l’Inde a l’avantage du terrain, et serait donc en mesure de lancer des offensives ou contre-offensives redoutables pour la Chine. Dans le même temps, la région ne se situe qu’à quelques dizaines de kilomètres du « Chicken’s neck », le « cou de poulet » qui relie la plus grande partie du territoire indien aux provinces du Nord-Est, coincées entre la Chine, le Bangladesh et la Birmanie, et dont une partie, l’Arunachal Pradesh, est revendiqué par la Chine depuis de nombreuses décennies. Un renforcement de la puissance stratégique de la Chine dans la région non seulement affaiblirait considérablement la position stratégique générale de l’Inde en la privant d’un point fort, mais accroîtrait en outre énormément la menace chinoise sur le territoire indien, puisque si la Chine parvenait par un assaut brutal à atteindre et prendre le contrôle du « cou de poulet », les régions du Nord-Est tomberaient très facilement, avec une quasi-impossibilité pour l’Inde de les reprendre.

La région est donc stratégique dans les deux sens, défensif comme offensif, pour les deux pays.

Or, depuis plusieurs mois, et comme partout ailleurs le long de la frontière depuis plusieurs années, la Chine développe un réseau routier devant permettre d’amener facilement troupes et blindés sur la frontière. Cela provoque déjà la nervosité de l’Inde d’une manière générale, mais lorsque cela touche le Sikkim, cela tourne à la panique stratégique. Or, c’est exactement ce que fait la Chine sur le plateau du Doklam, et c’est l’origine de la crise : les Indiens ont parlé à ce sujet de « changement stratégique majeur », et sont prêts à tout pour l’éviter. C’est pourquoi ils ont envoyé des soldats pour interrompre les travaux conduits par les Chinois, en arguant notamment – je serais incapable de dire si l’argument est de bonne ou mauvaise foi – que l’endroit où la Chine construit sa route est le territoire du Bhoutan, et non de la Chine, le Bhoutan étant pratiquement un protectorat indien.

La Chine, naturellement, explique construire la route uniquement sur son propre territoire, et refuse d’entendre les craintes indiennes sur la rupture de l’équilibre stratégique. D’une manière qui rompt avec le mode habituel, depuis des décennies, de gestion des différents de frontière entre les deux pays, la Chine se montre absolument intransigeante et exige le retrait des troupes indiennes avant toute négociation. Les deux pays auraient considérablement renforcé leur dispositif militaire dans la région, portant les effectifs à environ 3000 soldats de chaque côté.

Il est peu douteux que la Chine a parfaitement conscience du caractère provoquant de la construction de cette route à usage notamment militaire, vue la situation stratégique dans la région. Et l’intransigeance chinoise, dont les médias officiels menacent de plus en plus fréquemment l’Inde de guerre, est certainement liée aux bénéfices que la Chine peut espérer tirer de cette confrontation : dans le « meilleur » des cas, l’Inde plie, retire ses troupes, et alors la Chine gagnera une position stratégique avantageuse en terminant la construction de sa route, et en accroissant son influence sur le Bhoutan, qui aura été de facto abandonné par l’Inde. La nouvelle situation stratégique, très favorable à la Chine, lui permettra alors de menacer plus facilement encore, à l’avenir, l’Inde, qui sera donc de son côté très affaiblie.

Inversement, si l’Inde refuse de se retirer, alors la Chine pourrait choisir une véritable confrontation militaire, en arguant de son bon droit -quoiqu’il soit contestable, comme toujours sur ce genre de matière – et infliger à l’Inde une correction qui, vu l’évolution de l’appareil militaire chinois, serait sans doute encore plus sévère que celle de 1962. La victoire dans une telle guerre renforcerait la situation stratégique chinoise et affaiblirait l’indienne dans un sens similaire à celui du scénario sans guerre, mais de façon encore plus appuyée. Et la Chine serait d’autant plus prompte à recourir à cette solution qu’elle peut croire à une guerre limitée, courte et victorieuse – sentiment qui est également à l’origine de nombre de guerres horribles, notamment, pour reprendre le parallèle que j’évoquais dans mon précédent billet sur la question, ainsi que dans mon dernier livre, celle déclenchée par le Japon contre la Chine en 1937.

On se souviendra, notamment, que c’est également par un incident de frontière monté en épingle (et en partie monté de toutes pièces) que le Japon justifia cette nouvelle guerre – l’incident du Pont Marco Polo, et que cette entrée en guerre était la suite lointaine d’un premier conflit entre les deux puissances asiatiques en pleine modernisation, la Chine et le Japon, qui s’étaient déjà heurtées des décennies plus tôt, en 1894-1895, confrontation qui avait donné lieu à une première victoire japonaise, tout comme la confrontation de 1962 entre la Chine et l’Inde.

Je continue donc à penser, comme je le disais dans mon précédent billet, que l’Inde sera la Chine de la Chine, c’est-à-dire sera à la Chine ce que la Chine avait été au Japon durant la première moitié du XXe siècle. Et je pense que l’éclatement de ce conflit approche, et que la confrontation du Sikkim pourrait en être le point de départ, étant donné que la Chine pose des conditions de résolution qui sont pour l’heure inacceptable par l’Inde, pour les raisons stratégiques évoquées ci-dessus.

 

PS : Pour répondre à la question qui m’a été posée par mail par plusieurs lecteurs, ma récente inactivité sur mon blog est liée à une multitude de facteurs concomittants : naissance de mon premier enfant, activité professionnelle accrue, promotion de mon dernier livre, mais aussi le sentiment que j’ai pour l’heure dit l’essentiel de ce que j’avais à dire, notamment en matière de prévisions, sur ce blog et de manière plus détaillée dans mes livres, notamment le dernier. Je ne souhaite pas multiplier les redites, et attends donc que les choses avancent et que les premiers événements se réalisent avant d’envisager la suite de manière plus précise, un peu comme je le fais dans le présent billet.

Pour ce qui est du simple suivi de l’actualité sur les fronts européen et asiatique, je renvoie encore une fois les lecteurs curieux à nos pages, La guerre de Poutine et La guerre de Xi, où nous publions avec de brefs commentaires les articles de presse qui nous paraissent important, posant des jalons vers l’évolution de la situation que nous avons déjà anticipée.

Je profite enfin de ce billet pour rendre hommage à mon ami Jean-Philippe Bidault, qui nous a quittés il y a un peu plus d’un an, et avec lequel j’aurais adoré pouvoir aborder nombre de sujets d’actualité autour d’un verre.