par François Martin
Le Courrier des stratèges
- 29 décembre 2022
Beaucoup d’analystes parlent aujourd’hui de négociations de paix en Ukraine (entre russes et américains, car ce n’est pas entre russes et ukrainiens que les choses se décident), plus parce qu’ils projettent leurs propres souhaits que parce que cela ressort de l’examen des faits. En réalité, on peut penser qu’il n’y aura pas de paix, parce que les Russes n’ont rien à donner contre elle, et parce que les Américains n’y ont aucun intérêt.
La guerre finira-t-elle par une partition et une paix armée selon une ligne suivant la division linguistique (première langue parlée, russe ou ukrainien)?
Ouvertures pour une négociation?
Ces temps-ci, les espoirs qu’il y ait bientôt un début de négociation entre les grands belligérants, russes et américains, ont commencé à s’exprimer. Il est vrai que Vladimir Poutine a fait quelques déclarations dans ce sens. Mais Lavrov s’est empressé de préciser que cela inclurait obligatoirement, outre le maintien des oblasts annexés dans la Fédération de Russie, l’application des principales revendications de Minsk, à savoir la dénazification et la démilitarisation du reste du territoire ukrainien.
De son côté, Zelensky, parlant évidemment sous le contrôle des USA, a bien ouvert la porte à des pourparlers, mais il a précisé que cela devrait se faire après que les troupes russes se soient retirées entièrement du territoire ukrainien…. Une proposition de négociation qui tient plus de la provocation que d’une ouverture réelle ! En même temps, sa récente visite à Washington s’est conclue par un nouveau prêt de 45 Milliards de USD, preuve s’il en est que ses commanditaires n’ont pas l’intention, pour le moment du moins, de lever le pied (1).
De part et d’autre, les « ouvertures » sont très timides, mais elles semblent exister et, se dit-on, c’est peut-être le début d’un processus encourageant.
Pourquoi les deux parties ne veulent pas vraiment négocier
Pourtant, à regarder de plus près, il n’en est rien. En effet, comme nous l’avons écrit précédemment (2), Zelensky est l’homme lige de plusieurs groupes, en Ukraine (oligarques), aux USA (lobby militaro-industriel, CIA, groupes privés impliqués dans le processus de guerre, personnel politique) et en Europe (instances de la Commission et du Parlement) qui gagnent énormément d’argent, officiellement ou non, avec cette guerre, et qui ont un intérêt direct à ce qu’elle dure le plus longtemps possible. A chaque mois supplémentaire, ce sont des milliards de USD détournés. On peut donc penser que Zelensky continuera à pousser les choses jusqu’à ce que le sort des armes ait définitivement réglé la question, et que l’Etat ukrainien s’effondre (3).
De son côté, Poutine ne peut arrêter la guerre avant d’avoir conquis, outre Marioupol qui lui donne le contrôle de la mer d’Azov, Kramatorsk pour contrôler le Donbass et Odessa pour verrouiller la mer Noire. Toute autre politique que celle-là, à supposer que le maintien dans l’Ukraine de ces deux villes soit l’objet d’un cessez-le-feu, promettra une nouvelle guerre dans un an ou deux, tout comme les accords de Minsk (Angela Merkel a rappelé ce que tout le monde savait) n’avaient été qu’une pause pour permettre au camp américano-ukrainien de reconstituer ses forces. S’il est cohérent (et on peut penser qu’il l’est !), Poutine ne peut pas faire autrement que d’aller jusqu’au bout. Et ce qui nous conforte encore dans cette hypothèse est son changement complet de stratégie en Octobre, après la prise de Liman. Jusque là, tout montre qu’il espérait parvenir à un accord « Minsk 3 ». Après cela, tout montre qu’il a décidé d’obtenir par la force ce qu’il n’a pas pu avoir par la négociation (4).
Si ses objectifs sont bien ceux-là, qu’y a-t-il donc, pour lui, à négocier ? Que pourrait-il donner « en échange » contre la paix ? Aujourd’hui, à part le fait de conquérir tout le pays, et de le rendre ensuite contre la paix, en gardant ce qui l’intéresse, on ne voit pas très bien ce qu’il pourrait faire. Et cette hypothèse elle-même paraît bien hasardeuse, puisque, nous le savons, les Russes se méfient comme de la peste du piège de la « vietnamisation », dans lequel, dès le début, les occidentaux ont tenté de les entraîner (5). C’est la raison pour laquelle ils sont entrés en lice avec un contingent de 150.000 soldats seulement, et qu’à part la « feinte » initiale des troupes autour de Kiev, pour le reste, ils se sont bien gardés de s’aventurer dans la partie du pays qui leur est culturellement hostile. Donc ils n’iront pas occuper durablement l’Ukraine de l’ouest, même pour s’en servir comme monnaie d’échange. Pour résumé, leur stratégie, c’est : « je prends ce que je veux, un point, c’est tout ». Pas grand chose à négocier avec cela…
Mais ce scénario convient parfaitement aux américains. En effet, pour eux, à partir du moment où le sort des armes aura scellé la guerre, et même si l’opération géopolitique (déstabiliser durablement les russes) n’a pas marché, il restera une formidable opération de prédation économique, vis-à-vis de l’Ukraine et aussi vis-à-vis de l’Europe (6). Et si celle d’Ukraine, à un moment, s’arrête, par exemple parce qu’il n’y a plus d’armée ni de gouvernement, celle d’Europe n’a aucune raison de s’arrêter.
Sur ce plan, il est clair qu’une négociation de paix serait la pire des erreurs. Elle tendrait à diminuer le fossé entre l’Europe et la Russie, si opportunément créé et approfondi par cette guerre. Elle pourrait faire perdre aux USA les bénéfices de cette opération très bien préparée depuis 2014, et très réussie, nonobstant la résistance russe. Elle pourrait entraîner une baisse de la pression politique sur l’Europe, une pression telle que non seulement nous achetons maintenant aux USA, et sans doute pour des décennies, armes, énergie et matières premières, mais nous acceptons de nous couper des approvisionnements russes et d’y fermer nos entreprises, alors que les USA ne le font pas ! Clairement, pour nos « amis américains », il ne faut surtout pas que cette situation change. S’ils ne veillaient au grain, il se pourrait même que l’Allemagne demande à la Russie d’ouvrir le gazoduc de Nordstream 2 restant valide, et de réparer les autres. Quelle catastrophe cela serait pour les USA ! Tout serait à refaire. Entre l’est et l’ouest, le feu ne doit jamais s’éteindre. C’est la condition non plus de notre vassalisation, mais de notre esclavage.
Vers une situation à la chypriote? ?
Pour cette raison, il leur est indispensable (en accord tacite avec les russes…) qu’une situation de « non-belligérance armée » ou de guerre froide perdure. Ce qu’il faut, c’est qu’un équilibre non guerrier s’établisse sans règlement juridique, comme c’est le cas à Chypre ou en Corée, ou encore, ne l’oublions pas, en Ossétie du sud, en Abkhazie ou en Transnistrie. Les russes sont parfaitement à l’aise avec ce type de configuration politico-géographique, et les américains n’y verront que des avantages. Ils pourront continuer à terroriser les petits européens pour bien longtemps, en leur répétant à l’envi : « La guerre peut repartir à tout moment ! ». Et les européens répondront tous en choeur : « Oncle Sam, nous serons toujours avec toi ! ». C’est la configuration qui nous est promise pour 50 ou 100 ans, tant que le feu ukrainien restera allumé, même sous forme de braises.
Reste une question : Pourquoi Poutine répète-t-il qu’il veut négocier, alors qu’à l’évidence, il n’y a aucun intérêt ? Pour plusieurs raisons :
D’abord, il n’a pas de risque à le dire, puisqu’il sait qu’en face, personne ne saisira la perche. Ensuite, il cherche, depuis le début du conflit, à monter les opinions européennes contre leurs gouvernements. Il a intérêt à se montrer sous un bon jour, d’une part pour contrecarrer, autant que faire se peut, la propagande ultra-belliciste montée par l’occident contre lui, d’autre part pour inciter les opinions, excédées par l’effet retour des sanctions et leur appauvrissement programmé, à exiger des négociations. Plus l’opinion deviendra pacifiste (même s’il n’a visiblement pas de buts de guerre contre l’Europe), plus il divisera et affaiblira ses ennemis.
Si les choses se passent logiquement ainsi, américains et russes se mettront donc d’accord pour ne plus se faire la guerre, sans pour autant faire la paix. Et l’Europe dans tout cela, dira-t-on ? Il faudra des dirigeants d’un sacré caractère pour sortir du piège (6). Où que l’on regarde, il ne semble pas qu’on en voie poindre à l’horizon. Sur ce plan, ce serait plutôt le désert des Tartares…
Références
(1)En réalité, toutes ces sommes n’iront pas à Kiev. Comme l’explique l’analyste Douglas Macgregor, voici comment cela se passe : une partie n’est pas destinée à l’aide directe, mais à financer la reconstitution, auprès des sous-traitants militaires du Ministère de la Défense, des stocks d’armes offerts à l’Ukraine et aujourd’hui cruellement manquants dans les arsenaux américains. Pour remercier de ces commandes, les fournisseurs d’armes « rincent » leurs prescripteurs, en l’occurrence les partis, Démocrate et Républicain. Lesquels, à leur tour, « rincent » les politiciens, Démocrates et « RINO » (Republicans In Name Only), qui sont bien restés « dans la ligne »… L’incitation à la propagande et à la désinformation, même de la part de militaires de haut rang, est donc forte. Sauf avec quelques franc-tireurs, peu de chance d’avoir la vérité.
(3)Il fait peu de doute qu’il en soit autrement, à court ou moyen terme : l’Ukraine a souffert jusqu’ici la perte de 100 à 150.000 hommes. Elle en est à la 9ème campagne de mobilisation, et enrôle aujourd’hui de force des jeunes entre 13 et 16 ans. Tout indique qu’elle est au bout de ses possibilités. En face, la Russie dispose d’une armée de 1,2 millions d’hommes, et peut théoriquement mobiliser jusqu’à 24 millions de soldats. A qui veut-on faire croire que l’Ukraine peut gagner ?