FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – A huit mois de la primaire de la droite et du centre, le chercheur Marc Crapez s’interroge sur ce que signifie le fait d’être de droite. Il estime que la «droitisation» des débats est une escroquerie intellectuelle.
Marc Crapez est chercheur en science politique associé à Sophiapol (Paris-X). Il est l’auteur de Un besoin de certitude et Je suis un contrariant (Michalon). Son Eloge de la pensée de droite est paru en février 2016 aux éditions Jean-Cyrille Godefroy. Vous pouvez également retrouver ses chroniques sur sa page ou son site.
LE FIGARO. – Quelle fracture idéologique persiste-t-elle entre la droite et la gauche?
Le rassemblement de la gauche s’effectue sous le mot de ralliement: «battre la droite et l’extrême-droite»! Dès lors, érigé en impératif catégorique, cet anathème alimente une fracture idéologique, pour reprendre votre expression. En fait, la violence politique physique a considérablement régressé. Mais la virulence verbale demeure importante. Droite et gauche se distinguent par leur rapport à l’histoire, la droite jugeant prudent de tenir compte de la nature humaine ; par une conception différente du calendrier, la droite évitant de précipiter les choses ; et par une vision différente du pouvoir, la droite estimant qu’il faut le voir à l’œuvre.
Comme je l’écrivais ici même, en octobre 2014, propos que le journal L’Humanité a reproduit in extenso : «On peut énumérer cinq grands tabous de gauche: la fonction publique, l’immigration, le couple dirigisme-redistribution (pour corriger les maux sociaux sous la dictée de grands principes), le “pas d’ennemis à gauche” et le mythe de la gauche. La gauche française, l’une des plus à gauche au monde, n’a pas encore procédé à un aggiornamento qui l’affranchirait de son dogmatisme».
Le coeur des débats s’est-il droitisé? Vous semblez le réfuter dans votre livre Eloge de la pensée de droite…
Oui, c’est vrai. Je consacre un chapitre à réfuter l’idée que le centre de gravité des débats se serait droitisé. Le terme de droitisation est issu du langage du Politburo sous Staline, destiné à stigmatiser le déviationnisme de Boukharine. Il sous-entend, au fond, une glissade vers l’extrême-droite. Il s’agit d’une escroquerie intellectuelle pour six raisons: elle ne correspond pas aux tendances observables dans la vie politique française, elle est inférée par des sondeurs à partir de questions biaisées, elle est certifiée sans qu’il soit jamais question de la gauchisation son contraire, elle traduit en fait l’épuisement du processus de gauchisation structurelle qui nourrit chez les élites une impression subjective de droitisation conjoncturelle, c’est une arme idéologique destinée à relancer le moteur de la gauchisation en culpabilisant l’adversaire, c’est enfin une stratégie qui déplace subrepticement les pions sur l’échiquier afin de dissimuler une droitisation circonstancielle du parti socialiste.
Les tendances observables dans la vie politique française indiquent depuis quarante ans un processus continu de gauchisation. Primo, il n’existe plus de personnalités aussi à droite que Poniatowski ou Pasqua. Secundo, ce sont des personnalités comme Chirac ou Juppé qui ont effectué des glissades de gauchisation (le premier était surnommé «facho-Chirac» et le second prônait le «retour au pays» des immigrés). Tertio, en dépit des accusations et procès d’intention, la question des alliances électorales avec le Front national n’a jamais été aussi peu à l’ordre du jour (même pour des personnalités considérées comme droitières, tels Xavier Bertrand et Christian Estrosi). Quarto, si la droite n’a pas bougé, le FN suit un processus de «dés-extrême-droitisation» depuis deux décennies.
Il s’agit de faire croire à une dérive vers la droite afin de mieux la contrecarrer, tout comme l’idée de montée du FN est chargée de mobiliser en sa défaveur pour le faire baisser. Et beaucoup relaient cette idée de droitisation, se faisant ainsi les «idiots utiles» de ceux qui l’utilisent pour empêcher tout correctif vers la droite.
Existe-t-il un complexe de l’homme de droite qui trancherait avec une éventuelle fierté de l’homme de gauche?
Oui, puisque la personne de gauche se déclare plus facilement à son entourage, ou aux sondeurs, tandis que la personne de droite use volontiers de divers périphrases. Pour échapper à la stigmatisation, on prétexte souvent, à droite, que l’on n’est «pas de gauche», ou «ni de droite, ni de gauche», ou «au centre», ou «à l’écart» du clivage gauche droite.
En second lieu, au sein des professions intellectuelles, la gauche s’assume comme telle, alors que la personne de droite, de peur de se retrouver isolée sinon «blacklistée», affiche souvent un souci d’ouverture afin de donner des gages. Concrètement, un éditeur peut se permettre d’avoir un catalogue d’auteurs exclusivement de gauche, mais la réciproque n’est plus possible. Autre exemple, un politologue de gauche -qui propage les idées jumelles de droitisation, de mort de la gauche et de silence des intellectuels-, va être interviewé dans des médias de droite, alors qu’il ne viendrait pas à l’idée d’un média de gauche d’interviewer un politologue de droite.
Cette question des professions intellectuelles est importante puisque celles-ci contribuent à «faire l’opinion» et qu’elles penchent nettement à gauche. Dans ces milieux, l’expression «marqué à droite» n’a pas son équivalent pour la gauche. Il est, en effet, considéré comme légitime d’être très à gauche et l’expression «extrême-gauche» est prohibée, on doit dire la «gauche de la gauche». À l’inverse, les intellectuels sont prompts à «extrême-droitiser» tout ce qui déborde «à droite du centre-droit», selon la formule de l’un d’eux.
Tous les sujets sont-ils abordés ou certains sont-ils occultés pour éviter de «faire le jeu du FN»?
Poser la question n’est-il pas déjà une façon d’y répondre? Jean-François Revel évoquaient jadis «la masse des interprétations stupides que suscite l’existence du FN». En fait, c’est encore plus grave que cela. Si le personnel politique est incapable de réformer la France depuis trente ans, ce n’est pas dû à une sorte de médiocrité d’ensemble. Hormis la génération façonnée par la Résistance, le personnel politique fut fort médiocre à certaines périodes de la troisième République ou de la Quatrième (de Charles Dupuy à Maurice Bourgès-Maunoury).
L’incapacité à réformer est dû à une série de causes telles que l’emballement européiste (à distinguer de l’enthousiasme pro-européen), l’obsession du Front national, la phobie du populisme, la propagande anti-libérale, la paresse démagogique, l’éclipse des grandes figures de droite (mort de Raymond Aron puis d’Annie Kriegel). Au total, le facteur FN prédomine. Il obnubile et obscurcit le jugement. Son impact est comparable à celui du traumatisme du «2 décembre». La fixation des républicains sur leur hantise de la reproduction d’un coup d’Etat à la Napoléon III empêcha durant un siècle la stabilisation de l’exécutif (jusqu’à la cinquième République).
Le «gaullisme social» dont se revendique tout le monde à droite existe-t-il encore dans les faits?
Le gaullisme social est devenu un mythe. C’est une sorte de sobriquet que la gauche médiatique emploie pour ne pas appeler son chouchou «mon chouchou». Hier, c’était François Fillon contre Jean-François Copé ; aujourd’hui, c’est Alain Juppé contre Nicolas Sarkozy. Bref, le gaulliste social se voit décerné par la gauche un label de fréquentabilité ou brevet de dé-droitisation.
Qui paraît être en mesure de gagner la guerre que les droites vont se livrer lors de la campagne de la primaire de novembre prochain?
Nicolas Sarkozy et Bruno Le Maire me paraissent les mieux placés. La hauteur de l’enjeu laminera, je crois, les «petits» candidats, y compris Hervé Mariton et Nadine Morano, qui occupent plus ou moins le segment «droitier» jadis incarné par Christine Boutin ou Nicolas Dupont-Aignan. Quant à François Fillon et Alain Juppé, leurs chances me paraissent obérées par le fait qu’ils se sont mis dans des postures quelque peu ridicules, incompatibles avec l’esprit français. Juppé bénéficie néanmoins d’un puissant appui des élites, sans compter ce que j’appelle le syndrome de Mac-Mahon, une propension française à s’en remettre à un vieillard, ce qu’il sera, au cours d’un éventuel second mandat, en devenant octogénaire.
Quelle part jouera la communication? Quel sera la part laissée aux convictions politiques?
La question se pose effectivement. On a l’impression que des spin-doctors à l’américaine sont à la manœuvre. Avec des stratégies à géométrie variable, selon que l’on s’adresse à telle ou telle clientèle. Alain Juppé ne se prononce-t-il pas, dans son dernier livre, en faveur d’une déchéance de nationalité qu’il a plutôt dénigrée depuis? Et je m’empresse de préciser que les autres candidats ne sont pas exempts de ce travers. En revanche, il faut se garder de jugements trop sévères brodant autour du cliché «rien de bien nouveau»! C’est souvent vite dit. Les idées ne courent pas les rues. Les idées nouvelles ne sont pas légion. Les brides d’idées nouvelles ou les réagencements d’idées anciennes peuvent devenir novateurs.
Il est trop facile d’intenter le procès des hommes politiques par rapport aux hommes de plume, qui souvent deviennent eux aussi des hommes de micros. Au story-telling des hommes politiques correspond la «people-isation» du débat d’idées. Ce sont les élites en général qui sont en roue libre. En décembre 2015, un journal classa Hollande parmi les personnalités les mieux habillées au monde. En avril 2015, Malek Boutih, Benoît Hamon, Alain Juppé figuraient dans un top 20 d’hommes politiques les plus sexy!
Selon vous, quelle est la vision de la droite qui sortira de cette primaire de la droite et du centre?
Je n’en sais rien mais je voudrais répondre un peu à côté, au sujet de votre formule sur la droite et le centre. Bruno le Maire déclarait le 14 mai 2012, sur LCP: «Est-ce que la droite républicaine et du centre défend la nation?». Cette formule, répétée à deux reprises est, à proprement parler, un janotisme, une tournure absurde («la droite du centre», autant dire le football du rugby, ou le Canada de la France). Or, on comprend bien qu’il ne s’agit pas d’un lapsus, mais d’un souci de désamorcer le fait de parler de «nation» en montrant qu’on n’est pas d’extrême droite.
On touche du doigt la grande inhibition sémantique dictée par la gauche. Pour échapper à la stigmatisation du mot d’ordre de gauche contre «la droite et l’extrême droite», les notables LR se réclament du centre-droit. Dans mon livre Naissance de la gauche, j’avais souligné ce problème d’équation sémantique qui handicape la droite: difficile de convaincre que l’on est meilleur que la gauche dès lors que l’extrême-droite, qui contient le mot droite, incarne l’erreur absolue. Peu après, Patrick Devedjian, dans son livre Penser la droite, m’avait cité longuement sur ce point.
J’ajoute une anecdote. Valéry Giscard d’Estaing m’avait remercié de l’envoi de mon livre Naissance de la gauche par une formule probablement dictée à un secrétaire: «Toutes mes félicitations pour cette recherche historique précise et enrichissante et, dans les dernières pages, pour votre analyse pertinente des malheurs de la droite». Et le signataire avait fait un ajout manuscrit à cette phrase en écrivant «et du centre». Où l’on voit que, dans un deuxième temps, il s’était repris pour ne pas déroger aux codes en vigueur.