par Philippe Fabry
1 mars 2019
Il y a deux semaines, un attentat suicide dans le Cachemire indien a provoqué la mort d’une quarantaine de soldats indiens. Aussitôt, le gouvernement indien a accusé le Pakistan, complaisant avec les terroristes islamistes kashmiri sur son propre territoire, d’être responsable de cette attaque, et le vieux contentieux territorial entre Inde et Pakistan s’est d’autant plus rallumé que Narendra Modi, Premier Ministre de l’Inde, est à quelques mois de sa réélection et que l’opinion indienne exige un geste fort ; geste que Modi ne peut manquer de lui offrir sans dommages, le face-à-face du Doklam avec la Chine d’il y a deux ans n’ayant laissé qu’une impression mitigée sur sa fermeté. L’armée indienne a donc bombardé un supposé camp de terroristes sur le territoire pakistanais, à la suite de quoi le Pakistan a lui-même bombardé, par avion mais depuis son propre espace aérien, un site situé dans le Cachemire sous contrôle indien, et a abattu deux avions indiens qui auraient violé son espace aérien, capturant un pilote indien survivant. Les opinions des deux pays sont aujourd’hui chauffées au rouge, pesant d’un côté sur un Premier ministre nationaliste soucieux de sa prochaine réélection et de l’autre sur un premier ministre pakistanais fraîchement élu qui doit montrer sa détermination.
De facto, l’Inde et le Pakistan sont aujourd’hui en état de guerre, une guerre non déclarée et qui peut donc se résorber, mais cela ne semble pas dans l’immédiat l’issue la plus probable.
Je ne vais pas aujourd’hui chercher à exposer tous les tenants et aboutissants historiques et stratégiques de la situation entre les deux pays : on lira à profit les notices Wikipedia pour se remémorer l’historique des conflits entre les deux puissances et l’on se souviendra principalement, au plan des enjeux stratégiques dépassant ces conflits bilatéraux et les questions de politique interne déjà évoquées, que la région disputée du Cachemire, pour sa partie sous contrôle pakistanais, est un enjeu crucial pour la Chine, alliée du Pakistan qui y fait passer son Corridor économique, via lequel elle espère à terme disposer d’une voie complète de contournement à l’Inde et aux détroits sud-asiatiques sous contrôle de la marine américaine, ouvrant un accès direct à ses fournisseurs d’hydrocarbures du Moyen-Orient. De par le fait, c’est aussi devenu, par-delà le contentieux historique, un enjeu crucial pour l’Inde dans sa rivalité avec son puissant voisin du nord : laisser la Chine acquérir cette voie de contournement, c’est perdre sa capacité à couper les lignes d’approvisionnement chinois dans l’Océan indien, et voir se déséquilibrer un peu plus le rapport stratégique entre les deux pays ; par ailleurs, l’Inde ayant vu la plupart de ses voisins tomber progressivement dans l’orbite de la Chine – et dernièrement, revers stratégique majeur, le Népal – et ayant dû se contenter d’un statu quo fragile après le bras de fer tendu avec la Chine au Doklam, le Cachemire apparaît comme le seul endroit où elle pourrait enfoncer un coin dans le dispositif d’encerclement chinois. Et cela sans affronter directement la Chine, dont l’Inde craint la puissance militaire.
Le corridor économique sino-pakistanais
L’acte terroriste d’il y a deux semaines imputé au Pakistan pourrait donc donner à l’Inde l’opportunité d’avancer ses pions au Cachemire, sinon avec le soutien, du moins sans trop susciter de réprobation internationale.
Le tableau est donc rapidement dressé, avec des peuples pris de fièvre nationaliste, des dirigeants qui ont des mobiles personnels les poussant plus à l’action qu’à la désescalade, et des intérêts stratégiques majeurs en toile de fond, susceptibles d’impliquer le gros animal chinois.
Je ne prétendrai pas dire exactement ce qu’il ressortira de cette confrontation : il est possible que l’affaire se dégonfle, je vais y revenir. Précisément, ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la lourde signification qu’aura la forme de cette confrontation pour la suite, à l’échelle mondiale.
En effet, mes lecteurs les plus assidus se souviendront que dans la chronologie approximative que je livrais en janvier 2017 dans mon Atlas des guerres à venir, les trois premiers événements de la grande conflagration mondiale étaient les suivants :
Comme je l’ai toujours indiqué, cette chronologie avait principalement pour but de donner un ordre d’idée quant aux dates, pour lesquelles je ne peux faire plus, et d’appréhender la morphologie générale et l’articulation des conflits.
Cependant, l’on peut noter jusqu’à présent que les choses vont dans le sens prévu : en octobre 2018 The Sun a révélé que selon les services britanniques des troupes et des équipements lourds russes avaient été acheminés en Libye ; depuis quelques mois la volonté russe d’annexion très prochaine de la Biélorussie est manifeste et aujourd’hui le conflit éclate entre l’Inde et le Pakistan – certes pas poussé, côté indien, par des difficultés conjoncturelles d’ordre économique, mais d’ordre politique, ce qui est un détail.
Les développements attendus se manifestent donc, avec grosso modo une quinzaine de mois de retard, ce qui n’est pas excessif.
Mais tout l’intérêt de la présente situation est dans la façon dont va évoluer ce conflit indo-pakistanais. En effet, pour établir ma chronologie, j’admettais l’idée que les guerres à venir seraient chaudes, y compris entre grandes puissances, et donc entre adversaires dotés de l’arme nucléaire – en particulier, je prévoyais qu’après quelques mois de conflit entre Inde et Pakistan, la Chine interviendrait pour préserver ses intérêts au Cachemire, et en profiterait pour mener des opérations militaires d’envergure et affirmer sa position stratégique face à l’Inde. Pour autant je ne supposais pas l’emploi effectif d’armes nucléaires lors de ces conflits, car je n’y crois guère.
Toutefois, une telle position est naturellement inconfortable intellectuellement, puisque l’on ne peut être sûr de rien : l’arme nucléaire demeure un phénomène récent qui n’a pas été confronté à tous les scénarii, de sorte qu’on ne peut être sûr de rien quant à son absence d’emploi – ou son emploi. Cela m’a conduit, par le passé, à approfondir la question pour essayer de déceler quelles possibilités d’affrontement direct, militaire, entre grandes puissances était possible sur le théâtre européen. Je suis alors arrivé à des conclusions théoriques qui me semblent satisfaisantes, mais qui demeurent malgré tout théoriques.
La confrontation indo-pakistanaise fournira donc une expérience cruciale en ce qu’elle donnera le ton de toutes les confrontations stratégiques à venir à brève échéance, entre l’OTAN et la Russie, entre les USA et la Chine.
Si l’Inde et le Pakistan se lancent dans un conflit conventionnel de grande ampleur en dépit du risque d’escalade nucléaire, et qu’un tel conflit se poursuit durant plusieurs mois sans emploi d’armes nucléaires, cela sera attentivement observé par toutes les grandes armées du monde et pourra désinhiber, dans une certaine mesure, les grandes armées quant au recours à l’affrontement conventionnel direct entre puissances dotées de l’arme atomique. Il sera alors probable que les développements suivants se fassent selon les hypothèses admises dans la chronologie que j’ai proposée.
Inversement si dans les jours qui viennent le conflit se fige sans affrontements directs supplémentaires, voire qu’une désescalade avait lieu, alors il me faudra repenser ma projection en admettant comme plus probable des scénarii de guerres froides, avec éventuellement des affrontements par proxy mais aucun affrontement conventionnel d’envergure entre grandes puissances.
Reste le scénario, le plus terrible, où la confrontation entre les deux pays déboucherait sur un échange nucléaire. Il n’est pas cependant dit que cela signifierait que tous les confits que j’ai envisagé seraient dès lors nucléaires, et il est parfaitement possible que là aussi ce seraient les scénarii de guerre froide qu’il faudrait retenir, la terreur de l’anéantissement mutuel ressurgissant entre les grandes puissances et les retenant de toute confrontation directe.
Dans tous les cas, bien entendu, cela ne changera en rien l’issue des confrontations stratégiques à venir prévue dans mon Atlas, soit un démembrement de la Chine et de la Russie et une hégémonie accrue des USA sur le monde, puisqu’ainsi que je l’ai maintes fois exposé ce n’est pas sur la tenue et l’issue des confrontations stratégiques que j’ai des doutes, mais sur leur forme – plutôt chaude ou froide, conventionnelle ou nucléaire.
Voilà quels seront les enseignements que nous pourrons tirer de cette confrontation indo-pakistanaise.
Nous devrons en outre, pour que la leçon soit complète, les mettre en perspective avec les précédentes confrontations qui ont déjà eu lieu entre les deux pays depuis qu’ils sont des puissances nucléaires, soit le conflit de Kargil en 1999 et la confrontation de 2000-2001. Ils constituent deux précédents à l’actuelle situation qui ont en outre l’intérêt d’avoir donné lieu à deux types de développements tout à fait différents :
– en 1999, la confrontation a consisté en une guerre conventionnelle d’ampleur limitée, en montagne, impliquant des forces de taille relativement réduite (30 000 indiens contre 5000 pakistanais), qui a duré deux mois et causé quelques centaines de morts et de blessés de part et d’autres, mais s’est achevée par une claire défaite militaire et diplomatique pakistanaise et un retrait des troupes.
– en 2000-2001, la confrontation a consisté en une accumulation impressionnante de troupes de chaque côté de la frontière (un demi-million d’Indiens contre environ 400 000 pakistanais), qui a duré six mois mais n’a pas donné lieu à des combats et s’est achevée par un retrait mutuel
Dans le premier cas, il s’est donc agi d’une forme de guerre chaude, proche de celles que j’envisage dans mes projections, quoi que de dimension plus modeste.
Dans le second cas, il s’est agi d’une confrontation similaire à celle s’étant tenue au Doklam entre la Chine et l’Inde, mais dans des proportions de temps et de troupes très supérieures.
Il est donc difficile de tirer un enseignement de ces deux cas de figure pour appréhender la situation actuelle, ni pour répondre aux questions théoriques posées précédemment. Une guerre chaude du premier type peut-elle avoir lieu à une échelle géographique et militaire de l’ordre du second type ? Ou allons-nous assister encore à un autre type de confrontation, inédit ?
C’est par la réponse apportée à ces questions que la crise indo-pakistanaise actuelle nous donnera le ton des confrontations stratégiques à suivre entre les grandes puissances américaine, russe et chinoise.