18 avril 2020
L’irruption de la pandémie n’a pas seulement figé nos sociétés dans le confinement, elle a aussi, de toute évidence, un effet similaire en ce qui concerne les relations internationales : les grands sujets géopolitiques d’il y a encore un mois, la guerre en Syrie, les tensions entre la Turquie et la Russie, etc. ne retiennent plus guère l’attention médiatique, mais ce n’est pas qu’une question de temps d’antenne : les gouvernements sont trop occupés à gérer la catastrophe pour se lancer dans des manoeuvres militaires ou diplomatiques. Le meilleur exemple est probablement le cessez-le-feu declaré par l’Arabie Saoudite au Yémen en raison de la pandemie.
On peut parier que jusqu’à la fin de la pandémie, les grands acteurs se borneront à à échanger des propos acerbes – comme les USA et la Chine en ce moment.
Le confinement ne durera cependant pas plus de quelques mois et lorsque l’activité reprendra, non seulement les points de friction seront toujours là, mais encore seront-ils exacerbés par la douloureuse crise économique que nous allons devoir affronter, et qui s’annonce d’une ampleur historique, avec des récessions probablement deux à trois fois plus sévères qu’à la suite de la crise de 2008. Sans doute la crise aurait-elle eu lieu de toute façon, pour un tas de raisons qui la faisaient redouter depuis plusieurs mois : une économie qui tourne en partie, depuis la précédente crise, par l’injection continue d’argent par les banques centrales, cependant qu’au niveau fondamental nous descendions dans le creux d’un cycle Kondratiev en même temps que nous atteignions le bas des cycles plus courts, et que la Chine, locomotive de la croissance mondiale après un boom qui tenait de la reconstruction post-communiste depuis le début des années 1990 et qui voyait arriver la fin de ses trente glorieuses, avec une croissance qui diminue d’année en année depuis 2007. Mais ce qui aurait dû ressembler à une pénible chute dans des escaliers ressemble finalement plutôt, du fait du virus et des conséquences économiques des mesures sanitaires qu’il a imposées dans l’ensemble des grandes économies de la planète, à une chute directe et à pleine vitesse de la hauteur de départ à celle d’arrivée.
Les effets économiques mettront cependant un peu de temps, comme toujours, à donner leur plein effet, et il est probable qu’entre la fin du confinement et le véritable effondrement, il y ait un temps de latence angoissant pour les uns, faussement rassurant pour les autres, comme entre le choc du Titanic avec l’iceberg et la panique du naufrage.
Mais à la suite de cela, ils conduiront aux confrontations géostratégiques dont je traite depuis des années, à ce grand conflit sur tous les fronts de la contestation de l’ordre international. Si la pandémie aura figé provisoirement la mécanique des choses, la crise qu’elle aura sinon provoqué, du moins accéléré, en graissera les rouages, par la fragilisation de toutes les structures, l’instillation du doute, l’affaiblissement de l’inertie.
D’abord, bien sûr, il y a la Chine. Mes lecteurs habituels sur ce blog ou sur les réseaux sociaux savent que j’ai pour habitude de répéter depuis quelques années que la Chine sera démembrée d’ici quinze ans, et je maintiens plus que jamais ce diagnostic.
Les choses pourraient même prendre le chemin le plus court. En effet, alors que depuis le début de la guerre commerciale lancée par Donald Trump la tension s’était progressivement installée entre l’Occident et la Chine, les manoeuvres spectaculaires et bruyantes du président américain ayant forcé l’Europe à sortir de sa torpeur et à se mettre enfin, elle aussi, à critiquer l’attitude déloyale de la Chine dans maints domaines, l’affaire du coronavirus est de nature à détériorer les relations de manière irrémédiable : alors que l’attitude occidentale était pleine de sollicitude lorsque la Chine a été confrontée à l’épidémie en Janvier et Février, l’explosion pandémique et le choc de plein fouet contre l’Europe et l’Amérique du Nord ont fait renaître la défiance légitime envers le régime chinois et la fiabilité des informations communiquées (à titre personnel, je dirai que j’avais, en janvier-février, un gros doute en considérant la disproportion entre la réaction d’un régime peu soucieux de la vie humaine, et les chiffres des pertes qu’il communiquait, mais que je m’étais laissé convaincre par le peu de doutes émis par l’OMS et le gouvernement américain… comme quoi on ne devrait jamais douter des préventions instinctives que l’on a vis-à-vis d’un régime communiste).
Plus encore, il est envisageable qu’en définitive ce ne soit pas une manifestation d’impérialisme chinois, à Taïwan par exemple, qui finisse par provoquer une confrontation avec un Occident peu enthousiaste à l’idée de risquer une guerre, mais au contraire que l’Occident ulcéré par les dégâts dantesques causés à son économie par les mensonges du régime chinois cherche lui-même la confrontation, par volonté d’en découdre – ou pour être plus précis, que les dirigeants de l’Occident n’hésitent pas, pour canaliser la grogne sociale d’ampleur historique qu’ils auront à affronter et remettre en ordre de marche des peuples entiers désemparés, affrontant le chômage de masse au sein d’une économie en plein chaos, à jouer à fond sur la haine antichinoise comme justification d’un rééquilibrage brutal des relations économiques et stratégiques.
Déjà, on a vu Donald Trump, qui était déjà bien prédisposé à aller sur ce terrain, lancer la guerre des mots. Mais, plus significativement, le réflexe se répand également en Europe : un think tank britannique a évoqué un devoir chinois d’indemnisation du Royaume-Uni à hauteur de 350 milliards d’euros, cependant qu’Emmanuel Macron lui-même a repris, même un ton plus bas, le discours trumpien sur les doutes quant à l’origine et la gestion du virus par les Chinois.
Est-il inimaginable, par exemple, que Donald Trump décide que l’économie américaine peut affirmer unilatéralement que, du fait du dommage causé par la Chine, elle détient sur celle-ci une créance de nature indemnitaire de mille milliards de dollars, et que par compensation elle ne doit donc plus rien à la Chine, principale détentrice de la dette extérieure du Trésor américain ? Est-il inenvisageable que, du jour au lendemain, les pays d’Europe décident similairement et collectivement que tout ce que la Chine a pu acheter chez eux comme infrastructures portuaires, aéroportuaires, etc, est saisi et nationalisé, sans contrepartie, là aussi à titre indemnitaire ?
De fait, par ses insuffisances et ses fraudes, la Chine a donné aux Occidentaux de redoutables armes argumentatives sur la scène diplomatique qui leur permettront de recourir à des moyens brutaux de guerre économique sans indigner les autres pays émergents, qui autrement auraient pu être sensibles au discours multipolariste de la Chine, lequel sera ici inaudible.
Carte montrant le laboratoire de virologie de Wuhan, situé à seulement douze kilomètres du lieu longtemps supposé comme étant l’origine du coronavirus en Chine, le « marché humide » de la ville. Cette proximité fait naturellement naître des suspicions, même si le Hubei est traditionnellement une source de maladies redoutables – comme la Peste Noire – et que c’est vraisemblablement cette spécificité historique et biologique qui a dicté l’implantation du laboratoire le plus avancé de Chine dans la capitale de cette province.
De telles mesures ne seraient sans doute pas fatales à la Chine et à son économie, même si déjà affaiblie par le coronavirus, mais elles seraient un premier pas vers le rapatriement en Amérique et en Europe d’industries jusque-là largement délocalisées, plus pénalisant à moyen terme, et surtout constitueraient une humiliation pour le régime chinois. En effet, il ne faut pas minimiser l’importance de l’orgueil nationaliste dans le comportement actuel du régime de Xi Jinping : comment expliquer autrement qu’un gouvernement qui devrait se montrer simplement serviable et compatissant après avoir provoqué une pandémie mondiale profère, tout en lançant une vaste opération de propagande en distribuant du matériel de manière spectaculaire, des propos carrément insultants envers ceux-là mêmes à l’égard desquels elle doit se faire pardonner ? Le régime chinois est prêt à aider pour montrer sa supériorité, certainement pas pour demander pardon ou compenser son crime.
Cela fait suite à la morgue dont il a déjà fait preuve lorsqu’il a accusé les pays occidentaux de céder à la panique lorsqu’ils décidaient d’interrompre les liaisons avec la Chine – ce qui, de fait, a été encore insuffisant pour empêcher la diffusion du virus. A la fin du mois de mars dernier, Pékin menaçait encore indirectement les Occidentaux de couper leurs chaînes d’approvisionnement si ils ne déroulaient pas le tapis rouge à Huawei pour l’installation de la 5G – ce qui mettrait de fait les communications européennes entre les mains du gouvernement chinois.
Ces éléments sont de nature à montrer que le pays serait fort enclin à poursuivre l’escalade nationaliste de son côté plutôt que de jouer l’apaisement. Cela d’autant plus que si l’Occident coupe largement les ponts économiques, la Chine pourra estimer que, n’ayant plus rien à perdre de ce côté, l’heure de prendre le contrôle de son étranger proche et d’en expulser à son tour les Occidentaux est venue : rappelons que selon les penseurs stratégiques chinois, la place des Etats-Unis dans le Pacifique n’est pas au-delà d’Hawaï.
Il faut ensuite regarder le grand allié stratégique de la Chine, la Russie de Poutine, qui est plus que jamais en embuscade à la frontière européenne. Juste avant que n’éclate la crise pandémique, le régime de Poutine achevait de se mettre en ordre de bataille en liquidant les derniers vestiges de l’ordre des années 1990 : la mise au placard de Dmitri Medvedev à l’occasion de la réforme constitutionnelle signifiait la fin du compromis avec les élites affairistes du régime, dont il était le représentant et la caution auprès de Poutine, et le parachèvement du règne absolu des siloviki.
La remise à zéro du compteur des mandats de Poutine lui donne par ailleurs un statut voisin de celui de Xi Jinping, assurant pratiquement son maintien au pouvoir jusqu’en 2036, date à laquelle il aurait 83 ans. Le pays entier, plus que jamais, est donc dans la main de Poutine, tout comme la Chine, au sortir de la crise sanitaire, est plus que jamais dans celle de Xi.
Ajoutons à cela qu’à la veille de la pandémie, le collet russe se refermait de jour en jour sur la Biélorussie voisine, Poutine exigeant l’annexion d’un Loukachenko plus que jamais réticent, mais aussi acculé. Rappelons d’ailleurs que cette annexion est nécessaire à Poutine pour reprendre plus fermement, par menace ou invasion, le contrôle de l’Ukraine.
Contre le virus, Poutine agit comme son partenaire chinois : minimisation, désinformation, et espoir de pouvoir finalement tirer un avantage stratégique de cette crise sanitaire qui, selon lui comme selon Xi, doit affaiblir et diviser les démocraties occidentales décadentes et ouvrir un boulevard à la concrétisation de ses ambitions impériales.
En effet, Poutine peut croire que sa Russie, qui a résisté aux sanctions depuis cinq ans, résistera pareillement à la crise sanitaire et surtout économique et, dans six mois ou un an, avec son armée largement rééquipée de matériel flambant neuf après dix ans de programmes de réarmement, et aguerrie par cinq ans d’opérations continues en Syrie, sera en position de force face à une Europe rongée par les troubles économiques et sociaux – et possiblement occupée par une crise gravissime en France . Le Russe estime sans doute que les Européens n’auront alors aucune énergie pour lui contester la reprise en main de l’Ukraine, voire l’empêcher de faire main basse sur les pays baltes.
La volonté de Poutine de bousculer l’ordre international est d’ailleurs récemment apparue avec force avec le coup porté au marché pétrolier, avec l’intention évidente d’accentuer la crise aux Etats-Unis en poussant à la faillite l’industrie du gaz et pétrole de schiste – et possiblement de torpiller la réélection de Trump, dont le Russe s’est aperçu qu’il ne lui était pas plus favorable qu’un autre et que, au contraire, il a pris depuis quatre sa place dans le coeur d’une grande partie de la droite souverainiste européenne, ce qui est une pénalité stratégique sans doute inattendue pour celui qui compte sur ce relais dans l’opinion du Vieux continent.
Enfin, souvenons-nous que l’arrivée du coronavirus a également eu un effet suspensif sur le bras de fer qui s’amorçait entre la Turquie et la Russie non seulement en Syrie mais aussi en Libye.
En résumé, la crise du coronavirus aura à la fois suspendu les effets des tensions qui montent en puissance un peu partout depuis quelques années, en même temps que ses conséquences économiques et politiques seront de nature à rendre la situation globale beaucoup plus volatile qu’elle ne l’était auparavant. Le relâchement de l’élastique risque de faire mal. La crise sanitaire n’est que le premier acte d’une crise géostratégique mondiale, et ce sera vraisemblablement le moins éprouvant.