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La République d’Iran annonce une participation de 41% aux dernière élections qui devaient renouveler deux chambres consultatives. Dans les faits, l’abstention record dévoile au monde entier un mouvement de fond qui annonce le renversement du régime des mollahs. Explication d’Emmanuel Razavi.
Emmanuel Razavi est Grand reporter, spécialiste du Moyen-Orient. Il est auteur du livre enquête La Face cachée des Mollahs (Cerf), qui lève le voile sur les réseaux mafieux liés au régime islamiste iranien.
Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux
Quels étaient les enjeux de ces élections ?
Les chiffres officiels annoncent 41% de participation, mais dans les faits c’est beaucoup moins. Les estimations donnent des chiffres en dessous des 10%. Pour que l’État se permette d’annoncer seulement 41% alors que l’Iran est devenu une république bananière, c’est que la participation est catastrophiquement faible. Les élections devaient renouveler les 290 députés du Majliss, qui est une assemblée consultative chargée de voter la loi, et les 88 membres de l’Assemblée des experts, chargée de désigner le futur guide suprême. Ce conseil est calqué sur le conseil de la guidance des Frères musulmans.
Tous les candidats avaient été validés au préalable par le régime islamique. La plupart de ceux qui étaient considérés comme non conformes à la ligne dure ont été écartés.
Les Iraniens ne sont pas dupes, raison pour laquelle ils ne sont pas allés voter. Sur les réseaux sociaux, les messages déclarant un refus d’aller voter ont été plus nombreux que les bulletins dans les urnes. Toute la journée des élections, les vidéos devant des bureaux de vote vides se sont accumulées sur les réseaux.
Les élections ont donc été un échec complet pour le régime islamique ?
Ali Khamenei, guide de la République islamique, joue la survie du régime, c’est pourquoi il a écarté les plus « modérés » du pouvoir, qui sont en réalité peu fréquentables, et qui tiennent le réseau des trafics, notamment de drogue, alimentant le système. Il faut comprendre que Ali Khamenei est un pur produit de la révolution islamique de 1979, pur produit de l’idéologie frériste égyptienne, il est traducteur officiel de Sayyid Qutb, l’un des théoriciens les plus durs de l’organisation des frères musulmans. Mais le guide, 84 ans et très malade, et veut assurer sa continuité en nommant son fils au pouvoir. Ce dernier a 55 ans, il est lui-même contesté dans son propre camp, étant considéré comme un incapable. Les factions du régime ne sont même pas d’accord entre elles sur la suite. Les clercs de la République islamique s’inquiètent en privé de leur avenir.
Quelles sont les factions ?
Il y a deux factions principales : les conservateurs, et les « modérés ». Mais en réalité c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Ces factions sont à peu près factices et maintiennent un semblant d’opposition. Les « modérés » n’ont jamais rien fait contre le pouvoir, et ils sont aux commandes des réseaux de prostitution, du trafic d’armes, et du trafic de drogue, qui alimentent les dignitaires du régime.
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Il n’y a qu’en occident qu’on croit ces gens être des « réformateurs ». Réformateur n’a pas le même sens en islam. Chez les Frères musulmans, la réforme n’est pas un élan vers le progressisme, comment on l’entend en France, mais une transformation vers un courant plus dur. On doit remonter jusqu’au XIIIe siècle pour le comprendre.
Tous ces gens ont bâti un régime de corruption sur la révolution et travaillent à leur enrichissement personnel. Le régime joue sa survie. Il commande très fréquemment des études à usage interne pour prendre la température. D’après des sources au sein des Gardiens de la Révolution, 71% des Iraniens le rejettent. Cela a été confirmé par les études réalisées par la fondation Gamaan. Et les dernières élections ont montré au grand public que le régime était en grande difficulté.
Y a-t-il eu des contestations durant la journée électorale ?
Les élections ont eu lieu alors même que la contestation et des grèves se tiennent quotidiennement pour protester contre l’inflation, le gaspillage d’argent à l’extérieur, l’abandon d’une certaine partie de la population par l’État, etc. Le fait même de ne pas aller voter est contestataire, car en Iran le vote est obligatoire sous peine de sanction. On s’y attendait. Depuis 2022, il y a un vrai mouvement de révolution en Iran. En Occident la révolution se fait généralement de manière violente, en Iran elle est beaucoup plus culturelle et donc elle passe sous les radars occidentaux jusqu’à ce que survienne l’explosion.
Le pays traverse une période de crises multiples. Crise économique d’abord, car le pays est touché par une inflation terrible. On lit dans la presse qu’elle est de 40%, mais elle s’élève dans les faits à près de 70% sur les produits de consommation courante. La crise environnementale est aussi très préoccupante : 2/3 de l’Iran est en situation de stress hydrique. Un Iranien sur deux peine à se nourrir deux fois par jour, 30% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté selon les chiffres officiels, mais la réalité avoisine certainement de 50%. En effet, plus de la moitié des Iraniens peinent à se procurer de la viande ou à se nourrir convenablement deux fois par jour.
Y a-t-il une vraie opposition iranienne à la République islamique ?
À l’extérieur, la diaspora se rassemble et se donne les moyens de mettre en place une vraie opposition. Malheureusement elle n’est pas toujours d’accord avec elle-même.
À l’intérieur de l’Iran, il y a une opposition de fait, puisqu’on assiste à une révolution depuis septembre 2022. Sur 88 millions d’Iraniens, on compte à peu près 68 millions de personnes qui ne veulent plus du régime. L’opposition intérieure est composée d’intellectuels dont beaucoup peuplent maintenant les prisons, de la jeunesse qui s’exprime dans les rues, etc. Les oppositions ne sont pas rassemblées derrière une seule personne, car il y a plusieurs leaders. Les Iraniens veulent cependant trois choses : liberté, laïcité, démocratie.
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Dans ces oppositions se rassemblent des gens de gauche, des monarchistes, des gens de droite, le sens étant différent de ce qu’on peut avoir en France. Mais l’unité nationale les rassemble tous, car les Iraniens sont très nationalistes. Même les jeunes Kurdes, qui traditionnellement militaient pour l’indépendance du Kurdistan, se disent aujourd’hui iraniens. Ils veulent cependant que leurs particularités culturelles soient reconnues.
Les mouvements monarchistes, mais aussi de gauche, de droite et apolitiques convergent vers l’idée d’un gouvernement transitoire qui donnerait lieu à l’élection d’un dirigeant ou d’un vote constitutionnel. Globalement, toutes les oppositions sont d’accord là-dessus.
Fait notable, depuis une dizaine de mois, le nom du prince Reza Pahlavi est de plus en plus prononcé. Ce n’est pas que les Iraniens redeviennent forcément monarchistes, mais parce que c’est une figure qui rassemble. Même les Kurdes du Komala discutent avec lui. Il apparaît comme quelqu’un de compétent et cultivé, très au fait des problèmes de la jeunesse, en même temps qu’un lien entre l’Iran et l’Occident. Sur le plan intérieur comme sur le plan géopolitique, il est très visionnaire. Beaucoup d’Iraniens que j’ai interrogés, issus de différentes classes sociales, m’ont aussi dit qu’il incarnait la modernité et la liberté. Il porte aussi le nom le plus connu en Iran. Il incarne en fait une époque de modernité et d’égalité entre hommes et femmes, particulièrement pour de jeunes Iraniens nostalgiques d’une époque qu’ils n’ont pas connus. Il pourrait être, selon eux, celui qui incarne la transition le jour où le régime des Mollahs tombera, à condition bien sûr qu’il en ait envie. Car il le dit lui-même : « C’est aux Iraniens de choisir ». Quoiqu’il en soit, Reza Pahlavi est incontournable.
Vous parlez d’une révolution débutée en 2022 après la mort de Mahsa Amini. L’abstention record est-elle révélatrice d’une tendance de fond à renverser le régime ?
L’Occident ne comprend pas ce qu’il se passe en Iran. Les Iraniens sont très éduqués. Malgré la République islamique, les universités ont maintenu un excellent niveau. Et plus de 60% des personnes inscrites à l’université sont des femmes ! Elles auront des postes importants bien que les postes clés leur soient souvent fermés. Les Iraniens étant cultivés, jeunes, ils sont capables de gouverner le pays et ils le savent. En Iran, la moyenne d’âge est de 32 ans, donc le régime qui repose sur la génération de 1979 a compris que son temps était compté. Il se maintient par la force et les armes. Mais la révolution générationnelle est déjà faite, et d’ici 4 ou 5 ans, le pays pourrait basculer.
Les manifestations montrent que les gens sont parfaitement conscients de ce qu’est la République islamique : un système de corruption et de trafics multiples. Les slogans scandés le montrent bien. Le mouvement révolutionnaire passe par la culture, mais il se traduit aussi par des actes au quotidien comme retirer, voire brûler son voile. C’est un acte fort, car le voile est un élément clé du régime théocratique. La situation est totalement différente de ce qu’on a pu voir lors des Printemps arabes. D’abord parce que les Iraniens ne sont pas des Arabes, mais surtout parce qu’ils veulent se débarrasser de l’islam politique. Il n’y a pas non plus de risque de guerre civile à mon sens, car l’ensemble des oppositions – à l’exception de quelques fanatiques minoritaires qui ne représentent rien politiquement – sont claires sur ce sujet.
Quels sont les piliers de ce régime ?
Le premier pilier est sans doute le voile. Il installe partout dans l’espace public la présence de l’islam. C’est une stratégie issue des Frères musulmans égyptiens. Le deuxième pilier est constitué des milices paramilitaires, calquées sur ce qui a pu se faire dans tous les régimes totalitaires. Le corps des Gardiens de la révolution a été fondé en 1979 à Neaufles-le-Château, notamment par Mohsen Sazegara que j’ai interviewé. Cette organisation tient 60% de l’économie iranienne et constitue à la fois l’élite du régime et son armée idéologique. C’est la clé du maintien des mollahs aujourd’hui. D’où la volonté pour les opposants au régime, mais aussi pour des juristes internationaux, comme l’éminent avocat franco-iranien Hirbod Dehghani Azar, de les considérer comme des terroristes. Ils sont environ 140 000 à 150 000 pasdarans, mais il faut aussi compter une milice civile, le « bassidji ». On compterait environ 4-5 millions de bassidjis selon les estimations hautes. Ils sont payés par le régime pour effectuer un travail « d’indic ». Ce ne sont plus forcément, comme autrefois, des soutiens convaincus du régime, mais des gens qui veulent arrondir les fins de mois. Le troisième pilier est ce qui fait vivre le régime, sa puissance économique, c’est-à-dire les trafics : drogue, armes, prostitution. Le dernier pilier, c’est la répression violente et armée. Mais aujourd’hui 68 millions d’Iraniens veulent changer les choses et le régime en a conscience. Le mouvement de fond a été enclenché après la mort de Mahsa Amini et il est porté par toute une génération. Tôt ou tard, cette génération parviendra aux affaires, c’est ce que les Occidentaux ont du mal à saisir. Les Iraniens, qui demandent leur soutien, disent dans les entretiens que j’ai réalisés, que l’Occident doit cesser d’être naïf, et qu’il doit se préparer à ce renouvellement de génération.