Edouard Husson
Le courrier des stratèges
Le sommet de l’OTAN à Vilnius s’est terminé sur un communiqué prudent – et assez prévisible. Vladimir Zelensky mais aussi Emmanuel Macron se sont vu rappeler les règles du jeu. Washington ne conçoit pas de se laisser embarquer dans une guerre totale – en tout cas pas maintenant et pas contre la Russie. La pilule a été amère à avaler pour le président ukrainien : mais les chances que l’Ukraine devienne membre de l’OTAN sont désormais infimes. Quant à Emmanuel Macron, qui expliquait en novembre 2019, que l’OTAN était “en état de mort cérébrale”, il semble, ce début d’été 2023, définitivement rentré dans le rang, bien aligné sur le reste de l’organisation. Il faut croire que la menace, qui courait, de nouvelles émeutes, qui auraient été financées par les réseaux gauchistes américains, a été suffisamment dissuasive.
Le communiqué final du sommet de Vilnius comprend 90 points! Comment mieux signifier que le dernier sommet de l’OTAN était, derrière le bruit médiatique, une réunion (presque) ordinaire de l’organisation? Certains attendaient une “décision historique” en faveur de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Et l’on a eu, au contraire, une fin de non recevoir adressée à Kiev, au milieu de nombreuses autres considérations.
L’OTAN est devenu un outil de la volonté de “gouvernance mondiale” des États-Unis. Et le sommet de Vilnius devait, malgré l’échec de la contre-offensive ukrainienne – qui en six semaines n’a réussi aucune percée décisive des lignes de défense russe – renvoyer u,e image de stabilité et de contrôle.
La “cuisine” d’un communiqué de l’OTAN
Dans Le Point, l’ancien diplomate Gérard Araud raconte son expérience d’élaboration des communiqués des sommets de l’OTAN (il a été de 1995 à 2000 représentant adjoint de la France auprès de l’OTAN):
“Tout commence quelques semaines plus tôt. Le secrétariat de l’Otan, qui est constitué de fonctionnaires internationaux, transmet aux États membres un premier projet de communiqué qui reprend, sur un mode neutre, les grands sujets d’intérêt du moment.
Ce sera la base des négociations que conduiront les représentants permanents adjoints, les numéros deux des délégations nationales auprès de l’Otan, les équivalents d’une ambassade. Le texte est envoyé à Paris où les ministères des Affaires étrangères et de la Défense élaborent, en commun, des contre-propositions qui sont agréées par la présidence de la République et envoyées, par télégramme chiffré, à la délégation à Bruxelles qui devra les défendre. (…)
On marchande dans les couloirs, on se déclare intransigeant tout en sachant qu’on peut céder, on mobilise les amitiés, on hausse le ton, on essaie de faire fléchir sa propre capitale pour obtenir de nouvelles instructions plus accommodantes ; en un mot, le petit théâtre inévitable dans toute négociation. Sessions interminables entre trente et un diplomates qui progressent pas à pas ou plutôt ligne par ligne et y perdent de nombreuses heures de sommeil.
Au fil des versions successives du texte, on arrive à isoler les sujets de désaccords les plus importants. À ce stade intervient souvent le « Quad », la réunion plus ou moins secrète des ambassadeurs des États-Unis, d’Allemagne, du Royaume-Uni et de France, pour voir s’ils peuvent élaborer des solutions entre eux. (…)
À Bruxelles, à ce stade, en général à soixante-douze ou quarante-huit heures de la réunion, la négociation patine dans l’attente de la fumée blanche qui signalerait le succès des pourparlers entre capitales. L’objectif est de parvenir à un accord avant l’arrivée des chefs d’État et de gouvernement. (…)
Cela étant, il n’est pas toujours possible de tout résoudre dans les temps. Certains chefs d’État, comme Erdogan par exemple, aiment retenir leur accord pour, ensuite, mettre en scène leur puissance. C’est alors que le « parrain » rétablit l’ordre. Le parrain, c’est évidemment l’Américain. Les États-Unis sont les « actionnaires principaux » de l’entreprise pour des raisons militaires et politiques. (…)
S’il y a un accord, c’est donc le président américain qui l’obtient après une bilatérale avec le récalcitrant. Dès lors, la machine médiatique peut se déployer pour vanter « l’unité, la détermination, l’efficacité » d’une Alliance où seuls les malveillants ont cru déceler des désaccords.“
Vilnius: un sommet…presque ordinaire
Le récit de Gérard Araud éclaire la genèse du communiqué de Vilnius et la forme qu’il a pris. Il incite à lire entre les lignes. Citons quelques passages:
“Nous serons en mesure d’inviter l’Ukraine à rejoindre l’Alliance lorsque les Alliés seront d’accord et que les conditions seront remplies. Pour reprendre une expression russe vernaculaire, cela se produira “lorsqu’une écrevisse sifflera sur une montagne”, c’est-à-dire jamais. En d’autres termes, l’Ukraine ne fera jamais partie de l’OTAN.
A propos du recours à l’arme nucléaire: “Il est très peu probable que les circonstances dans lesquelles l’OTAN pourrait être amenée à y recourir se présentent” (§.43). Traduction: les USA ne veulent pas d’escalade nucléaire avec la Russie. Douze articles suivent, pour prouver que l’OTAN entend tout faire pour éviter une guerre nucléaire.
“Nous exhortons tous les pays à se garder d’apporter à la Russie une aide de quelque nature que ce soit dans le cadre de l’agression de l’Ukraine” (§ 8) Traduction : les USA assistent, impuissants, au refus de la plus grande partie du monde, de soutenir les sanctions anti-russes.
“.Le renforcement du partenariat stratégique entre la RPC et la Russie, ainsi que leurs tentatives, se conjuguant entre elles, qui visent à déstabiliser l’ordre international fondé sur des règles, vont à l’encontre de nos valeurs et de nos intérêts“. (§ 25)Traduction: les USA assistent impuissants à l’émergence d’une vraie alliance entre la Russie et la Chine.
“L’approfondissement de l’intégration militaire de la Russie avec le Belarus, y compris le déploiement de capacités militaires russes avancées et de personnel militaire au Belarus, a des implications pour la stabilité régionale et la défense de l’Alliance” (§15). Traduction: les États-Unis constatent qu’ils ont provoqué un autre rapprochement stratégique, contre lequel ils ne peuvent rien: la guerre d’Ukraine a conduit à la réconciliation et à une coopération militaire étroite entre Moscou et Minsk, qui est un coup sérieux porté à l’OTAN.
“Nous restons disposés à maintenir des canaux de communication ouverts avec Moscou afin de gérer et d’atténuer les risques, de prévenir l’escalade et d’accroître la transparence”. (§19). Washington entend envoyer le signal qu’on est dans un conflit limité, qui doit être maîtrisé, comme à l’époque de la Guerre froide.
“Nous demeurons disposés à interagir avec la RPC de façon constructive, notamment au profit d’une plus grande transparence mutuelle, l’objectif étant de protéger les intérêts de sécurité de l’Alliance” (§24). Malgré les roulements de tambours de ces derniers mois, Washington entend également garder les tensions avec Pékin dans le cadre d’une Guerre froide qui ne dit pas son nom.
Pour comprendre ce qui s’est passé à Vilnius, il est utile de lire le dernier article de Dimitri Orlov sur son blog, une des meilleures expertises actuelles sur les relations internationales :
“L’OTAN n’est pas une organisation défensive (n’oubliez pas que l’URSS a disparu depuis plus de 30 ans), ni une organisation offensive (elle a certes bombardé la Serbie et quelques autres pays relativement sans défense, mais elle ne peut en aucun cas envisager d’affronter la Russie ou tout autre pays bien armé).
L’OTAN est plutôt un club d’acheteurs captifs d’armes fabriquées aux États-Unis. C’est la raison d’être des normes de l’OTAN, auxquelles l’Ukraine doit se conformer avant d’être jugée digne d’être invitée à rejoindre l’OTAN : pour se conformer à ces normes, vos armes doivent être principalement fabriquées aux États-Unis. C’est également la raison de toutes les guerres de choix, de la Serbie à l’Irak en passant par l’Afghanistan, la Libye et la Syrie : il s’agissait de projets de démonstration pour les armes américaines, avec l’objectif supplémentaire d’épuiser les armes et les munitions afin que le Pentagone et le reste de l’OTAN soient obligés d’en commander de nouvelles“.
Zelensky et Macron ont fini de jouer les trouble-fêtes
Quelques soient les déclarations pro-ukrainiennes du communiqué-fleuve de l’OTAN, Vladimir Zelensky a reçu une véritable douche froide à Vilnius. Il est arrivé, en colère, sans cacher sa déception: l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN était remise aux calendes grecques. Et il s’est plaint de ce que l’Ukraine ne recevait pas assez d’armes occidentales! C’est le ministre britannique de la Défense, qui s’est chargé de le remettre en place:
“Cette guerre est une guerre noble (…) mais parfois il faut convaincre des parlementaires aux États-Unis. Il faut convaincre des responsables politiques qui dans d’autres pays se demandent si ça en vaut la peine”, a déclaré Ben Wallace, en marge du sommet de l’Otan. “Que ça plaise ou non, les gens veulent voir de la gratitude. (…) [Nos]pays renoncent à leurs propres stocks [pour aider l’Ukraine]. Je leur ai dit l’année dernière, quand j’ai fait 11 heures de train [jusqu’à Kiev] pour me voire tendre une liste [d’armes à fournir] , que je ne suis pas comme Amazon“
The Guardian
Qu’il soit sincère ou non, Zelensky a exprimé la frustration d’une partie des milieux dirigeants ukrainiens. Mais il a dû accepter la dure réalité: l’OTAN n’est pas là pour que l’Ukraine gagne la guerre mais pour que les États-Unis maintiennent leur hégémonie sur l’Union Européenne et leur capacité à déterminer les affaires du monde.
Bien entendu, Washington est actuellement dans une passe délicate -résistance militaire de la Russie, capacité désormais évidente de la Chine à dépasser la puissance américaine. Il n’était donc pas question, à Vilnius d’accepter quelque dissonance que ce soit. C’est ce qu’a compris Emmanuel Macron. Alors qu’en novembre 2019, il avait parlé d’une OTAN “en état de mort cérébrale”; et qu’il y a quelques semaines encore il affirmait que l’Union Européenne devait garder son autonomie et ne pas se laisser entraîner par les États-Unis dans une confrontation avec la Chine, le président français est rentré dans le rang.
Concessions françaises un pistolet sur la tempe?
On suivra avec intérêt la prochaine conférence des ambassadeurs français, traditionnellement organisée fin août ou aux tout premiers jours de septembre, pour savoir quelle vision Emmanuel Macron donnera de ses relations avec les États-Unis. On se souvient qu’en 2018, il avait dénoncé un “État profond” en France qui s’opposait à un dialogue constructif avec la Russie. Quelques semaines plus tard, les Gilets Jaunes le mettaient en grande difficulté.
Sans en tirer de conclusions hâtives, on notera que différents événements se sont mêlés cette année. Alors que le sommet de l’OTAN était en pleine préparation, des émeutes ont secoué la banlieue. Si l’on en juge par les précautions policières prises aux alentours du 14 juillet, Emmanuel Macron, comme nous l’avons évoqué très tôt, s’attendait manifestement à une réplique violente de ces désordres. Nous l’avons suffisamment dit, le fait que, depuis Vilnius où avait lieu le sommet de l’OTAN, le Président juge utile d’intervenir sur ce sujet intérieur laisse penser qu’il existait bien un lien entre les deux événements.
Finalement, si les pays européens semblent avoir fini de convaincre l’allié américain qu’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN serait une mauvaise idée (quoique portée par les néo-conservateurs aux USA), mais que des concessions majeures pouvaient quand même être faites. Ainsi, la France envoie des missiles Scalp, ce qui constitue un effort non négligeable en faveur de Zelinski.
Si l’on lit entre les lignes de ce tohu-bohu diplomatique, on peut poser l’hypothèse (ce n’est qu’une hypothèse bien entendu) crédible que, finalement, Macron a lâché les concessions qu’il fallait pour éviter l’ire américaine tout en évitant l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, qui ouvrirait un conflit frontal entre la France et la Russie. Cette pesée des équilibres a-t-elle suffisamment satisfait l’ami Sam pour que la famille Traoré mette pédale douce sur l’appel au désordre et pour que le week-end national se passe dans le calme ?
Le lecteur a compris que c’est une hypothèse que nous posons calmement, avec les précautions d’usage, mais de façon sérieuse. Au fond, la France aide militairement l’Ukraine sous une pression directe et violente des États-Unis. Tel est le prix à payer pour l’adhésion à l’OTAN.