Par Michel Houellebecq.
TRIBUNE – Alors que la convention citoyenne sur la fin de vie vient de rendre les conclusions de ses travaux, Le Figaro reprend ce matin « en exclusivité » la version française de la tribune écrite par l’auteur de Soumission pour le magazine américain Harper’s.
« Quel que soit le pays, quelle que soit l’époque, la religion, la civilisation, la culture, l’agonie a toujours été considérée comme un moment important de l’existence. Les études historiques sur l’agonie ne manquent pas ; pour l’Occident chrétien, on peut recommander Philippe Ariès. »
Commençons par un bref paragraphe méchant. Guy Debord a choisi le suicide à l’ancienne. Jean-Luc Godard— « le plus con des Suisses pro-chinois », pour reprendre l’amusante formule situationniste — s’est tourné vers le suicide assisté. Le prochain provocateur de génie optera, n’en doutons pas, pour une euthanasie médicalisée. Comme on dit, le niveau baisse.
Mark Zuckerberg par contre vient de remonter dans mon estime (ce n’était pas difficile) lorsque j’ai appris qu’il avait décidé de ne plus manger que les animaux qu’il avait lui-même tués. Voilà un exercice qu’on pourrait proposer (imposer ?) à tous ceux qui se moquent du végétarisme. Même chose pour les partisans de la peine de mort ; il serait intéressant de choisir l’exécution par fusillade, et que le peloton d’exécution soit composé des membres du jury ayant voté la mort (je suis désolé d’assimiler un peu rapidement l’homme à l’animal, mais quand même en gros c’est pareil). Je ne suis ni un végétarien convaincu, ni un adversaire résolu de la peine de mort ; mais il faut assumer les conséquences de ses choix ; est-ce que c’est trop compliqué, ou trop difficile à entendre ?
Dans les pays occidentaux, la plupart des gens à l’heure actuelle mangent à peu près tous les jours — et Mark Zuckerberg très certainement ; on a de bonnes chances de ne jamais avoir à croiser le chemin d’un tortionnaire meurtrier, de ne pas non plus faire partie d’un jury d’assises ; mais il y a certaines circonstances, rares mais non exceptionnelles, auxquelles on risque bien, au cours d’une vie un peu longue, de se trouver confronté. Il devient alors utile, pour s’y préparer, de se livrer à une expérience de pensée (Gedankexperiment). J’en viens doucement à mon sujet. Supposons – l’hypothèse est loin d’être absurde – que je sois en mesure, par mes relations ou mon habileté à naviguer dans le darkweb, de me procurer du pentobarbital de sodium, poison indolore et fatal à coup sûr. Supposons maintenant qu’un ami à qui la vie est devenue insupportable me demande, comme un service, de lui en procurer. Comment réagirais-je ? Sans aucun doute, en l’aidant dans cette démarche, j’augmenterais sa liberté individuelle. Est-ce une raison suffisante ? Quoi qu’il en soit, dans les états américains qui ont légalisé le suicide assisté, le pourcentage des malades qui, à la fin de l’année, n’ont pas pris le poison mis à leur disposition – prescrit la même année ou auparavant – est loin d’être négligeable : de 34 % dans l’Oregon, il s’élève à 50 % dans le District of Columbia. Comme le remarque Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal, la pensée du suicide aide à passer bien des mauvaises nuits. C’est souvent, en effet, la seule consolation efficace ; je crois quand même que l’achat effectif du poison est à déconseiller aux gens qui, comme moi, ont tendance à être d’humeur instable ; la majorité finissent quand même par se foutre en l’air. Comment me sentirais-je si mon ami en vient, au bout de quelques mois, à prendre le poison que je lui ai procuré ? Comment vous sentiriez-vous, à titre personnel ?
Comment réagiriez-vous maintenant si un inconnu vous fait la même demande, moyennant rémunération ? Moyennant une rémunération élevée ? Si, franchissant d’un bond gracieux cette barrière éthique, vous envisagez de vous lancer dans le business du suicide assisté, je ne vous recommande pas la Suisse. Outre Dignitas, que j’ai bassement insulté dans un roman précédent, ce qui m’a valu un procès moins médiatisé que mon procès musulman, mais dont je suis assez fier, d’autant qu’ils l’ont perdu (ils exigeaient que le nom de leur association soit retiré du livre en Allemagne et en Suisse), il y a Exit (le leader du marché, et le choix de Jean-Luc Godard), Life Circle, bref c’est un peu saturé.
Imaginons enfin par acquit de conscience (c’est la moins vraisemblable de mes trois hypothèses) que vous viviez dans une démocratie (une autre démocratie que la Suisse), et qu’on vous demande de vous prononcer par référendum sur le sujet. Quel serait votre vote ?
« Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion ; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif, je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté. » On peut éprouver une vraie nostalgie devant la tranquille noblesse du serment d’Hippocrate – ou, pour employer un mot à la mode, devant ce qu’il a de fondamentalement décent – et ce jusqu’à son paragraphe final : « Si je remplis ce serment sans l’enfreindre, qu’il me soit donné de jouir heureusement de la vie et de ma profession, honoré à jamais des hommes ; si je le viole et que je me parjure, puissé-je avoir un sort contraire. »
Hippocrate est contemporain de Platon, bien antérieur au christianisme donc, et ce n’est pas indifférent. Tous les adversaires de l’euthanasie que je connais sont par ailleurs de fervents chrétiens ; seul agnostique parmi eux, je me sens parfois incompris ; ce n’est pas qu’ils mettent en doute mes convictions, je les ai exprimées avec trop de constance ; mais leur origine, je le sens bien, leur échappe. Pour ne rien arranger je suis favorable à l’avortement, enfin dans certaines conditions, mais ne mélangeons pas les sujets.
Tant de choses à vrai dire, même bien plus récentes qu’Hippocrate, ne sont plus comprises. Pour Emmanuel Kant, la dignité humaine interdit évidemment le suicide ; mais l’énorme effort intellectuel que Kant a dû accomplir pour dégager la dignité humaine et la loi morale de toute métaphysique (en l’occurrence, pour le dire clairement, de la foi chrétienne), qui est en mesure de l’évaluer aujourd’hui ? La dignité c’est devenu vraiment n’importe quoi, une plaisanterie de mauvais goût ; et j’ai même l’impression que la notion de loi morale est devenue obscure à nombre de mes contemporains.
Peu à peu quoi qu’il en soit, sans que personne n’y trouve à redire, sans que personne ne semble même le remarquer, la loi civile s’écarte de la loi morale qu’elle devrait avoir pour unique fonction de servir. Il est pénible, et à terme usant, de vivre dans un pays dont on méprise la législation, soit qu’elle sanctionne des actes moralement indifférents, soit qu’elle en cautionne de moralement abjects. Mais il est encore pire de vivre parmi des gens que l’on en vient, peu à peu, à mépriser pour leur soumission à ces lois qu’on méprise, pour leur appétit à en réclamer de nouvelles. Un suicide assisté est encore un peu un suicide – même si, dans l’hypothèse peu vraisemblable où un employé d’une association quelconque serait en situation de me remettre un flacon de pentobarbital et un verre, la première chose que je lui demanderais serait de quitter la pièce. Quand j’apprends le suicide d’une personne que je connais, ce que j’éprouve n’est pas du respect, il ne faut pas exagérer, mais ce n’est pas non plus de la réprobation, ni du mépris ; le suicide assisté, quoiqu’il en soit, est la voie qu’ont choisie différents états américains, et en Europe la Suisse. L’euthanasie, au contraire, est la voie que nous nous apprêtons à emprunter en France, à l’imitation des Pays-Bas et de la Belgique, en somme c’est bien parti pour devenir the European way to die. Nous, Français, manifestons ainsi une fois de plus notre faible considération pour la liberté individuelle, et notre appétence malsaine pour une prise en charge aussi complète que possible de nos vies, qu’on appelle assez faussement assistanat, mais qui mériterait plus simplement d’être qualifiée de servitude. Ce mélange d’infantilisation extrême, où l’on s’en remet à l’institution médicale pour décider jusqu’à l’instant de sa mort, et de revendication geignarde d’une « liberté ultime » a quelque chose, disons-le franchement, qui me dégoûte.
L’argumentation des associations qui militent pour la légalisation de l’euthanasie active repose sur deux mensonges, d’autant plus efficaces qu’ils sont à la fois terrifiants et implicites. Le premier a trait à la souffrance – la souffrance physique. J’ai peut-être eu de la chance, mais dans toutes les agonies où je me suis trouvé impliqué la morphine a suffi à calmer, complètement, la douleur. Cet excellent médicament a été découvert en 1804. Depuis, d’énormes progrès ont été faits, des dérivés morphiniques beaucoup plus puissants que la molécule originelle ont été synthétisés. À l’heure actuelle – il faut le dire nettement, et le répéter avec constance – la douleur physique peut être vaincue ; dans tous les cas. Il arrive encore, c’est vrai, qu’on tombe sur un médecin insuffisamment formé au traitement de la douleur ; c’est une des premières raisons d’être des services de soins palliatifs.
Le second mensonge est plus insidieux : c’est plutôt dans les téléfilms (et surtout dans les téléfilms américains), que le médecin, à la question : « Il me reste combien de temps, docteur ? », répond avec l’intonation appropriée : « Au grand maximum trois semaines. » Dans la vie réelle, les médecins sont beaucoup plus prudents. Ils savent, parce que leur formation de départ est avant tout scientifique, que le « temps de vie restant » obéit, comme bien des choses dans ce monde, à une courbe de Gauss.
Quel que soit le pays, quelle que soit l’époque, la religion, la civilisation, la culture, l’agonie a toujours été considérée comme un moment important de l’existence. Les études historiques sur l’agonie ne manquent pas ; pour l’Occident chrétien, on peut recommander Philippe Ariès. Que l’on croie ou non à l’existence d’un créateur devant lequel on s’apprête à comparaître, c’est en tout cas le moment des adieux, l’ultime occasion de revoir certaines personnes, de leur dire ce que peut-être on ne leur a jamais dit, et d’écouter ce que, peut-être, elles ont à vous dire. Abréger indûment l’agonie est à la fois impie (pour ceux que ça concerne) et immoral (pour tout le monde) : voilà ce qu’ont pensé toutes les civilisations, les religions, les cultures qui nous ont précédé ; voilà ce qu’un prétendu progressisme s’apprête à détruire.
Ce moment des adieux peut encore exister dans le suicide assisté, ça peut se passer dans une scène du genre « Socrate et la cigüe » ; il disparaît totalement dans l’euthanasie, où l’on est achevé à un moment quelconque, décidé par le médecin-chef de l’hôpital sur la simple foi de « directives anticipées » recueillies peut-être des années auparavant, ou même sans directives du tout, après une consultation de la famille, et dans le cas où la famille a des opinions divergentes c’est à l’autorité médicale de trancher. Ce n’est pas le métier des médecins, c’en est même le contraire exact, d’ailleurs en France les médecins sont souvent les premiers à s’opposer à la légalisation de l’euthanasie, ce n’est pas une responsabilité qu’ils veulent assumer. Encore se trouve-t-on dans le cas le plus favorable, celui des patients qui se comportent avec la dignité requise. Mais tous les autres, ceux qui poussent l’impudeur jusqu’à s’exhiber comme ils sont, incontinents et grabataires, dans un hôpital par ailleurs bien tenu, que va-t-on bien pouvoir en faire ? Jusqu’à présent ils s’exposent tout au plus à quelques regards peinés, devant une absence de dignité aussi flagrante. Jusqu’à présent.
La science-fiction américaine des années 1950 à 1970 a exploré, avec une puissance visionnaire impressionnante, l’ensemble des thèmes qui sont ensuite apparus, où commencent à apparaître, dans nos vies, d’Internet au transhumanisme, en passant par la quête de l’immortalité et la création de robots intelligents. Le recours à l’euthanasie, comme moyen de lutter contre les difficultés financières liées au vieillissement de la population, était pour elle un sujet élémentaire, presque trop facile. Le livre le plus connu dans ce domaine est certainement Soleil vert, en grande partie grâce au film – il faut dire qu’Edward G. Robinson y est extraordinaire dans le rôle du vieux. À titre personnel, je préfère cependant The test, une émouvante nouvelle de Richard Matheson qui curieusement, alors que Matheson a plutôt été très bien traité par le cinéma, n’a à ma connaissance jamais été adaptée – il serait pourtant facile d’en tirer un excellent scénario. Quand j’y pense, il me paraît, une fois qu’on l’a lue, inutile d’argumenter davantage contre l’euthanasie ; tout y est. ■