La force est une nécessité, pour rester libre, pour s’opposer à un adversaire, pour lui résister. La faiblesse conduit à la servitude, voire à la disparition. Mais la force, si elle est mal orientée, peut conduire à la démesure, à l’hubris tant redoutée des Grecs. Elle peut alors devenir violence, tout en étant légalisée. C’est là l’étrange paradoxe de la force, que Thucydide et Xénophon ont approché dans leurs œuvres.
La force ou le droit ?
Dans son célèbre dialogue des Méliens, Thucydide relate les échanges entre Athènes et Mélos. La première veut envahir la seconde et déploie pour cela un discours axé sur la question de la force. Puisqu’Athènes est la plus forte, Mélos a intérêt à lui céder afin de pouvoir négocier avec elle. Contre la force, Mélos oppose le droit : cette invasion est interdite et contrevient aux règles communes en vigueur dans le monde grec. À cet argument juridique, Mélos en oppose un autre : la cité est l’alliée de Sparte. En cas d’invasion, cette dernière ne manquera pas de la venger. La notion de force est alors retournée : si Mélos est plus faible qu’Athènes, ce n’est pas le cas de Sparte. Attaquer la cité, c’est aussi attaquer son allié. Un dialogue qui a une résonance particulière avec ce qui se passe à Taïwan. La Chine oppose la force et Taïwan le droit, arguant du fait que l’île est libre de choisir sa souveraineté. Ce qui contraint Pékin à faire usage du droit de l’histoire, selon lequel Taïwan n’aurait jamais été indépendante et aurait toujours été chinoise. Dans ce cas, envahir l’île ne serait pas faire usage de la force, mais restaurer la règle de droit. Un argument que l’on retrouve dans la bouche des Russes pour justifier leur intervention dans le Donbass et en Crimée.
La force sans combattre
Mais le dialogue des Méliens se termine curieusement, illustrant une autre facette de la force. En effet, Athènes donne certes l’assaut à la ville, mais si les hoplites parviennent à y entrer ce n’est pas en perçant les murailles, mais parce que certains Méliens, trahissant leur cité, leur ont ouvert les portes. La force de la persuasion et de l’arsenal militaire a convaincu certains Méliens qu’il était préférable de s’entendre avec l’attaquant et de trahir afin de négocier une place dans le camp des vainqueurs. Vaincre sans combattre, parce qu’on a généré chez l’adversaire la peur de perdre, n’est-ce pas là le stade ultime de la force ? En venir à empêcher toute réaction et toute opposition de la part de l’adversaire, qui a intériorisé la défaite et qui est convaincu qu’il vaut mieux s’en accommoder, voilà probablement l’une des plus belles manifestations de la réussite de la force.
La force individuelle
Ce que montrent les œuvres de Thucydide et de Xénophon, son continuateur, c’est que l’action est toujours personnelle. Dans la guerre du Péloponnèse, ce ne sont pas les dieux qui interviennent, ni les cités, mais les personnes : Périclès, Thucydide, Alcibiade, Nicias pour les Athéniens ; Brasidas, Lysandre pour les Spartiates.
C’est de ces hommes que dépend la victoire, comme plus tard Alexandre. Donc de la force personnelle, de la vertu, diraient les Romains, dont Machiavel fit l’un des points essentiels du Prince. La vertu en latin désigne précisément la force. Un homme vertueux est un homme fort, d’abord parce qu’il résiste aux tentations, aux faiblesses, aux lamentations et qu’il ne se laisse pas détourner de son chemin. Au cours de l’expédition des Dix-mille, après que les chefs grecs aient été arrêtés et tués par les Perses, Xénophon se retrouve seul, devant conduire les rescapés hors de cette prison qu’est devenue la Perse. C’est à lui désormais de faire preuve de force, d‘une part pour rassembler les hommes, d’autre part pour les conduire vers la libération, jusqu’au moment où ils pourront enfin apercevoir la mer.
Le chef, qu’il soit militaire ou politique, est d’abord un homme fort, c’est-à-dire un homme vertueux. La faiblesse et la corruption de l’âme et du cœur détournent de la mission. Mais la force, ce n’est pas uniquement partir sabre au clair et charger vers une direction vaille que vaille. Le bon chef, c’est-à-dire le chef fort, sait aussi écouter ses hommes, s’arrêter, se reposer, changer ses plans. Face aux récriminations des Grecs, Xénophon sait s’arrêter, leur donner la parole, les réconforter. Puis repartir. À la force d’âme doit donc s’ajouter la force du cœur. La frontière est ténue entre la force d’âme et l’entêtement. C’est toute la question de l’actuelle guerre en Ukraine, que ce soit pour Zelensky ou pour Poutine. Jusqu’à quel point combattre, à partir de quel moment négocier, que céder pour gagner l’essentiel ? Un dilemme fondamental pour le chef de guerre comme pour le chef politique.
La force de la volonté
Les schémas géopolitiques reprennent souvent la dialectique présentée par Mackinder entre le heartland et le rimland. Une pensée qui a fait florès dans le monde anglo-saxon, qui a été reprise et complétée par de nombreux auteurs, et qui a notamment influencé l’action politique américaine durant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide.
Le reproche régulièrement adressé à la théorie de Mackinder est d’être un déterminisme. Il y aurait ainsi nécessairement une opposition entre la terre et la mer, entre le pivot du monde et les puissances thalassocratiques. Déjà, la guerre du Péloponnèse avait brouillé les pistes, Athènes développant une armée terrestre et Sparte devenant une marine redoutée. Mais la théorie de Mackinder s’est révélée fausse à plusieurs reprises, notamment sur le fait qu’il n’y a jamais eu d’alliance entre l’Allemagne et la Russie, sauf très brève entre 1939 et 1941. À ce déterminisme géographique, l’école française, à la suite de Paul Vidal de la Blache et d’Emmanuel de Martonne, oppose la force de la volonté. Il n’y a pas des régions développées parce que la nature a été généreuse, mais parce que l’homme a créé et inventé le paysage pour en donner une nouvelle expression. De la force, il en a fallu pour drainer les marécages de Versailles et les transformer en merveilleux jardins, pour construire le canal du Midi, pour édifier le port de Dunkerque en pleine zone battue par les vents. C’est de la volonté, donc de la force, que naissent les grandes puissances et les pays forts.
Une force de la volonté qui rappelle la primauté de l’homme sur les systèmes et les lois de l’histoire. Alcibiade aurait pu ne pas être condamné à mort, l’expédition de Sicile aurait pu réussir et Brasidas aurait pu échouer dans ses opérations. Ce que nous rappellent ces auteurs, c’est que ce sont les hommes qui font l’histoire, non les administrations et les déterminismes.