par Jacques Sapir
Valeurs actuelles
L’assassinat, dans la nuit du 20 au 21 août en grande banlieue de Moscou, de Daria Douguina, la fille du philosophe nationaliste Alexandre Douguine, a choqué, que ce soit en Russie ou ailleurs. Cette mort suscite aussi des commentaires nauséabonds, comme celui de Sophia Aram sur Twitter, et des délires quant au rôle supposé d’Alexandre Douguine auprès de Vladimir Poutine.
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Daria Douguina, rencontrée à Moscou en 2017, était une jeune femme intelligente et cultivée, francophone et francophile, mais dont les idées étaient à mille lieues des miennes. Elle avait demandé à me voir pour parler de la démondialisation. Nos rencontres n’eurent qu’un résultat : le constat d’une totale opposition. Là où elle voyait un processus eschatologique, une lutte du Bien contre le Mal, j’analysais une évolution s’inscrivant dans des tendances économiques et sociales historiques. Elle parlait religion et je lui répondais économie, sociologie et histoire.
On prétend, voire affirme, que son père est l’éminence grise de Poutine, un père Joseph, un Raspoutine. Rien de tout cela n’est vrai.
Constatant qu’il ne servait à rien de parler politique, du fait de nos divergences, notre dernière rencontre se termina sur une exégèse du roman d’Alexandre Dumas, Vingt Ans après. Nous convergeâmes pour y voir un roman de la nostalgie de la jeunesse. Nostalgie qu’elle ne connaîtra jamais, ayant été emportée à pas même 30 ans par une bombe posée dans sa voiture. On prétend, voire affirme, que son père est l’éminence grise de Poutine, un père Joseph, un Raspoutine. Rien de tout cela n’est vrai. Alexandre Douguine est un représentant de ce courant d’idées russe, le slavophilisme, mâtiné de restes staliniens. Ses tentatives pour créer un parti “national-bolchevique”, puis “eurasien” n’ont mobilisé que des cénacles très réduits. Il n’a pas eu de réelle influence politique, se satisfaisant d’une position marginale et n’intéressa que des politiciens de second ordre. Il devait occuper le poste de directeur du département de sociologie des relations internationales à l’université de Moscou, mais ses positions le firent rapidement exclure de ce poste en 2015.
Douguine a influencé les cercles nationalistes russes, mais son aura ne s’étend guère au-delà. L’image de l’homme qui murmurait à l’oreille de Poutine relève de la mythologie complotiste, hélas reprise par nombre de journalistes qui sont pourtant les premiers à la condamner. Cette image flatte aussi les imaginaires, à droite comme à gauche. Cela ne la rend pas plus réaliste pour autant. Non seulement Douguine est en contradiction avec le projet modernisateur que poursuit Poutine depuis 2000, mais ses visions apocalyptiques sont à l’opposé de la pratique froide, rationnelle et méthodique de la politique et de la diplomatie russes. La politique russe est faite par des gens comme Sergueï Lavrov ou Sergueï Choïgou, pas par Alexandre Douguine.
La bombe visait-elle Daria Douguina ou son père ? Qui a commis ce crime atroce ? Daria a-t-elle été la victime des fantasmes occidentaux quant au rôle de son père ? Je souhaite que la police fasse son travail mais crains qu’on ne le sache jamais.
* Jacques Sapir est économiste, directeur d’études à l’EHESS et spécialiste de la Russie.