à paraître dans Éléments
Quelle est la pertinence d’une étude centrée sur l’autodéfense lorsque la guerre fait rage à nos portes ?
Comme son titre l’indique, mon dernier opuscule se consacre à l’autodéfense considérée comme concept opérationnel en lieu et place de celui de « défense nationale » devenu obsolète avec le déclin de l’État-nation (marqué notamment par le retour concomitant et exponentiel du mercenariat). C’est pourquoi, lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, j’ai pensé que mon étude était, elle aussi, devenue ipso facto obsolète. Car, l’attaque russe semblait indiquer le grand retour de la guerre conventionnelle entre États et celui des armées régulières. Mon hypothèse de travail basée sur des menaces de type « guerre civile moléculaire » avec une prédominance d’acteurs non-étatiques de type narco-gangs, narcoterroristes et islamo-djihadistes semblait compromise. Comme le disait mon ami Laurent Schang au soir du 24 février, « cette fois c’en est fini de la guerre 2.0 » (en référence aux défis infra-guerriers).
Les États d’Europe occidentale sont-ils encore capables de faire la guerre ?
Puis, après quelques jours, cette première impression s’est estompée lorsqu’il est apparu que, hormis quelques bataillons éparses, l’OTAN n’avait plus de puissance militaire effective, que l’armée allemande était en état de déliquescence avancée, que l’armée française (certes encore très opérationnelle) ne disposaient que pour 7 jours de minutions en cas d’affrontement de haute intensité et que le reste était à l’avenant. Tout cela signifie qu’en Europe occidentale, l’État n’est plus capable de « faire la guerre », fonction constituant pourtant sa principale attribution régalienne et le moteur de sa construction historique (selon la fameuse formule, la guerre fait l’État). Aujourd’hui, il se recroqueville sur son seul privilège pénal-carcéral. D’ailleurs, la tempête de désinformation médiatique orchestrée depuis le début de la guerre en Ukraine montre que la citoyenneté a perdu toute substance et qu’il n’importe plus d’informer des femmes et des hommes libres et responsables, mais de faire tenir tranquille une populace toujours à la veille de l’émeute ou de la révolte.
Votre analyse demeure donc pertinente ?
(Vanitas vanitatis …) Oui : c’est celle d’un État-nation vidé de sa substance par le capitalisme du désastre, de sociétés post-nationales soumises à une violence intérieure qui n’est plus canalisée par le monopole étatique désormais caduque. S’il en était encore besoin, la guerre en Ukraine et les décisions qu’elle a engendrées (en particulier les sanctions dont nous sommes les premières victimes) démontrent que les États européens ne se préoccupent plus du bien-être de leurs peuples, que leurs élites politiques sont aspirées par la dynamique du capitalisme global et par ceux qui en détiennent les leviers de commande. Fernand Braudel le dit : « le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’État, qu’il est l’État ». Deux conséquences majeures découlent de cette réalité : d’une part, l’État-coquille-vide n’est plus le sujet de la guerre, c’est l’individu lui-même qui le devient (d’où l’autodéfense) et, d’autre part, cet individu n’est plus un citoyen, mais un « homme nu » dépouillé de toute protection, sans cité (a-polis) et susceptible d’être mis à mort aussi bien par la police que par les gangs. Pour lui dès lors, l’autodéfense représente le seul horizon en termes de liberté et de sécurité résiduelles, le dernier moyen de conserver quelques bribes de ce statut d’animal politique que lui conférait auparavant la citoyenneté en armes (la polis hoplitique).
Précisons que la notion d’autodéfense entendue ici dépasse le cadre de la simple technique de combat à mains nues. Elle représente l’envers de la légitime défense parce que ce n’est pas un concept juridique protégeant le citoyen, mais un état de fait, une tactique défensive, une réaction de survie. En ce sens, elle constitue l’ultime barrage des bannis et des proscrits contre la violence qu’ils subissent. Pour eux, elle est le moyen de se re-construire, de re-devenir des personnes humaines et non plus seulement des corps (homo sacer) que l’on peut violenter à merci. Se défendre c’est exister : les insurgés du ghetto de Varsovie en sont un exemple emblématique !
Revenons au capitalisme et à sa régulation, celle-ci ne passe plus par l’État (-providence), mais par la guerre (welfare —> warfare), que celle-ci soit intérieure ou contre un ennemi désigné par l’appareil médiatique (Russie in casu), la marge de manœuvre de l’homo sacer est très étroite. Le récit y prend alors une dimension stratégique primordiale : celle d’une réalité « alternative » au narratif imposé par le complexe militaro-médiatique du capitalisme global. Ce récit minoritaire, le philosophe Eric Werner propose de l’articuler sur le triptyque autonomie–crise–proximité en réponse à celui du discours dominant, insécurité–crise–résilience ; pour mémoire cette dernière notion ne signifie pas résister,mais « accepter docilement son sort, aussi mauvais soit-il » !
Voilà l’objet de ce petit livre qui se préoccupe aussi des scénarios de guerre déjà à l’œuvre en Europe occidentale et, également, de la difficile question, comment identifier l’ennemi dans un tel effondrement … !