Conflits
La demande d’adhésion de la Finlande à l’OTAN bouleverse l’équilibre diplomatique établi après 1945. Fin de la neutralité finlandaise, menace pour la Russie, extension de l’alliance américano-atlantique, les contrecoups de la guerre en Ukraine se font sentir jusque dans la Baltique.
Pays souvent tenu pour scandinave à cause de son histoire suédoise longue de 700 ans, sa minorité suédoise très influente et son luthéranisme, la Finlande a cependant aussi une autre dimension, plus spécifiquement finnoise, tournée vers la Russie. La Finlande n’est que la partie occidentale d’un monde finnois qui s’étend surtout sur la Russie du Nord, et c’est d’ailleurs sur ce substrat est-finnois qu’est née la Russie, aussi bien celle de Novgorod que celle de Souzdal et de Moscou. La Finlande a aussi été une partie très paisible de l’Empire de Russie de 1809 à 1918. Après une histoire très sanglante dans les années 1940, les relations finno-soviétiques étaient entrées dans une lune de miel forcée appelée finlandisation qui s’est aujourd’hui peu à peu effacée. C’est cette Finlande d’entre Suède et Russie, qui se définit comme la terre des Finnois, et qui jouxte l’ancienne capitale des Tsars, Saint-Pétersbourg, qui veut aujourd’hui entrer dans l’OTAN dans le contexte sinistre de la Guerre d’Ukraine et de ses périls. Par crainte d’une attaque russe et sous la pression occidentale, la Finlande de 2022 semble oublier sa position très délicate de charnière est-ouest qu’elle avait très habilement sublimée pendant la Guerre froide. Or cet oubli pourrait avoir un retentissement paneurasiatique, tant il est vrai que la situation géopolitique de la Finlande est exceptionnellement importante pour la Russie.
L’ultime mort de la finlandisation
Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la Finlande qui y a participé aux côtés de l’Axe contre l’URSS opte pour une neutralité particulière appelée finlandisation. En effet le pays est vaincu par l’URSS, mais il évite l’occupation totale de son territoire en capitulant et en se ralliant à l’URSS contre le Reich en septembre 1944. Il réussit ainsi à conserver un régime capitaliste. Il faut alors maintenir un équilibre complexe avec l’URSS et assurer une paix durable le long d’une frontière de 1300 km dans le contexte de la Guerre froide. Ces conditions politiques, stratégiques et économiques particulières accouchent de deux principes :
1 neutralité c’est-à-dire non-adhésion à une alliance militaire, et
2 amitié soviétique, soit notamment ne rien entreprendre qui soit contraire aux intérêts de l’URSS (doctrine Paasikivi-Kekkonen). Très critiquée par l’OTAN, cette finlandisation est un modus vivendi qui assure une paix et une stabilité parfaite aux confins directs et poreux de l’URSS. Ce cas unique lui permet d’organiser la prestigieuse conférence est-ouest d’Helsinki en 1975.
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Dans les années 1990, la finlandisation perd de son sens: l’URSS était une super-puissance, la Russie qui n’en est que la moitié est un voisin affaibli et de plus en plus coopératif vis-à-vis du reste de l’Europe occidentale. L’amitié soviétique disparaît avec l’URSS. Si la neutralité de principe de la Finlande reste de rigueur, le rapprochement avec l’UE, et avec l’OTAN sous une forme atténuée, prend de l’ampleur et devient le partenariat incontournable. La Russie reste cependant jusqu’en 2008 le premier partenaire commercial de la Finlande[1], ce qui explique une attitude spéciale vis-à-vis de la Russie et un rôle important des Finlandais dans les recherches sur la Russie au sein de l’UE.
Mais dans le contexte de la Guerre d’Ukraine qui s’intensifie en mai 2022, l’État finlandais est désormais disposé à entrer dans l’OTAN d’ici juin juillet 2022. C’est une révolution géopolitique considérable qui dépasse de très loin la Finlande. D’une part elle ouvre un immense front OTAN-Russie, comme nous le verrons plus loin. D’autre part, elle ne peut qu’aggraver la Guerre d’Ukraine. En effet, l’un des scénarios de neutralisation de l’Ukraine capable d’y assurer une paix était justement basé sur le modèle finlandais. Or c’est ce modèle qui est en train de disparaître, comme s’il était dépassé. C’est un coup très dur porté aux efforts des diplomates. La Finlande était d’autant plus proche de la situation théorique de l’Ukraine que non seulement elle a une très longue frontière commune avec la Russie, mais encore les deux États finlandais et ukrainien sont apparus historiquement en même temps le 3 mars 1918 en tant que deux entités politiques créées par le IIe Reich sur le territoire de l’ex-Empire de Russie au traité de Brest-Litovsk. De plus, dans les deux cas, les frontières de ces deux États avec la Russie sont poreuses, on y reviendra. On peut alors supposer que l’entrée de la Finlande dans l’OTAN préfigure celle de l’Ukraine, ne serait-ce que de facto et sur une moitié seulement de son territoire, la Russie ayant annoncé qu’elle entendait s’emparer de la moitié sud-orientale[2].
Des effets stratégiques cataclysmiques
Malgré la taille démographique médiocre du pays (5,5 millions d’habitants), l’adhésion de la Finlande à l’OTAN est un grand événement. Il est certain qu’il conduira très vite à une surmilitarisation des deux côtés, russe et finlandais, de la frontière terrestre et maritime, ce qui aura un coût financier exorbitant pour la Finlande et qui ne lui assurera probablement pas une plus grande sécurité militaire en obligeant la Russie à gonfler ses forces dans la région. Il s’agit de l’ouverture d’un immense front de 1300 km entre la Russie et l’OTAN, donc de l’apparition d’une situation géopolitique que ces deux acteurs n’ont encore jamais connue. En effet il existe une minuscule frontière russo-atlantiste en Norvège du Nord qui est un angle mort, tout comme l’est la frontière maritime russo-américaine du détroit de Béring. Il y a une frontière longue entre les deux camps le long des Pays baltes, mais son importance est secondaire, car ce sont des micro-États incapables d’accueillir et d’entretenir sur leur sol de grosses armées ni de soutenir une attaque d’envergure. La frontière polono-kaliningradienne est minuscule en longueur. Seule la longue frontière polono-biélorussienne semble pouvoir devenir un front majeur est-ouest. Le futur front finlandais sera cependant plus important encore, car plus dangereux pour la Russie:
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1 Au Nord, la Finlande confine à Mourmansk, le premier port militaire de Russie et son seul débouché direct sur l’Atlantique. La Finlande atlantiste représenterait une menace directe sur celui-ci et donnerait une profondeur stratégique à la présence norvégienne voisine. C’est un enjeu absolument vital pour la Russie qui ne pourra pas laisser sans réaction des troupes de l’OTAN se masser en Laponie face à son grand port sur l’Océan mondial. Ce port intéresse d’ailleurs aussi potentiellement la Chine et les Routes de la Soie (axe Pacifique-Atlantique).
2 Au Sud, la Finlande confine à Vyborg qui est le point de départ du Nord Stream 1 dont elle profite jusqu’à présent pour ses approvisionnements énergétiques. Une Finlande atlantiste pourrait le menacer ou s’en emparer, ce d’autant plus que Vyborg alias Viipuri fut au XXe siècle une ville finlandaise. De manière générale, la Finlande pourrait menacer de très près Saint-Pétersbourg (cf. infra), deuxième ville de Russie et tous les récents ports russes majeurs du golfe de Finlande (Rotterdam de la Patrie) qui assuraient jusque là l’essentiel du commerce russe avec l’Europe. En tout cas, la Russie a un besoin vital de conserver la sécurité de ses ports baltiques, surtout en temps de guerre. Là surtout, les Routes de la Soie sont concernées au premier plan[3], même si les sanctions anti-russes ont déjà tendance à détourner le commerce chinois vers d’autres routes[4].
3 Plus au Sud encore, la position géostratégique de la Finlande rend possible un axe militaire finno-estonien qui bloquerait la flotte russe à l’Est du golfe de Finlande et la couperait de la Baltique centrale. Or la géopolitique historique montre qu’à chaque fois qu’une même Puissance ou alliance a dominé la Finlande et l’Estonie en même temps, un tel blocus anti-russe a en effet été mis en place et a abouti à l’occupation de l’Ingrie et de Saint-Pétersbourg :
1240-42 (tentative suédoise sur la Néva liée aux Danois d’Estonie et aux teutoniques de Livonie) ;
1583-90 (occupation suédoise) ; 1617-1709 (2e occupation suédoise) ; 1918 (tentative allemande) ;
1941-44 (tentative germano-finlandaise). On doit donc prendre cette éventualité au sérieux.
4 Entre Saint-Pétersbourg et Mourmansk se trouve la vaste République de Carélie russe[5]. En dehors de son identité partiellement finnoise, mais orthodoxe à la différence de la Finlande luthérienne, elle possède sur son territoire administratif la seule voie ferrée entre Mourmansk et la Russie centrale. C’est donc une vraie ligne de vie pour la Russie et un des éléments essentiels de son identité géopolitique actuelle[6]. Elle pourrait être mise en péril par le déploiement de troupes de l’OTAN le long de la frontière finlandaise.
5 L’adhésion de la Finlande à l’OTAN peut couper la Baltique russe en deux en isolant totalement Kaliningrad qui n’est relié à la Russie continentale que par mer et par air depuis Saint-Pétersbourg. Le lien vital entre les deux parties du pays ne pourrait alors plus être maintenu que par une occupation russo- biélorussienne des confins méridionaux de la Lituanie, d’où indirectement un très fort risque de guerre russo-atlantiste.
C’est donc toute la façade balto-atlantique de la Russie, de Kaliningrad à Mourmansk qui est mise en danger par une Finlande atlantiste. Or la Russie a déjà connu un tel danger au XXe siècle.
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De plus, le nouvel État revendiquait la Carélie d’entre Onéga et Ladoga, tandis qu’elle avait acquis des Soviétiques le port de Petchenga (Petsamo) sur l’Atlantique et qui n’avait jamais fait partie du Grand-Duché de Finlande historique. Alors qu’en Occident, on mentionne souvent la Guerre finno-soviétique de 1940 popularisée par la presse britannique, on oublie souvent que la Finlande a surtout mené une longue guerre contre l’URSS de 1941 à 1944 aux côtés de l’Axe, à la fois pour récupérer les pertes de 1940, pour obtenir la région Ladoga-Onéga, et à la fois pour plaire au Reich hégémonique qui utilisait la Finlande pour attaquer Mourmansk et assiéger Saint-Pétersbourg. Ce siège de Leningrad est l’une des principales tragédies de la Guerre mondiale avec ses 600 000 victimes civiles. Il n’aurait pas été possible sans la participation décisive de la Finlande. Or nous sommes en 2022 dans un contexte de guerre, et c’est cette même Finlande qui veut entrer dans l’OTAN déjà présente en Estonie. Le spectre d’un nouveau siège de Leningrad depuis le Sud-Ouest et le Nord-Ouest est partie prenante de la vision russe de l’alliance finno-atlantiste. La Finlande de 2022 mesure-t-elle les craintes russes à leur juste mesure et les réactions qu’elles impliquent? On peut en douter, sinon elle hésiterait davantage à faire ce pas décisif.
Mais la Finlande a peut-être aussi comme le Japon et la Pologne, des objectifs géopolitiques qu’elle cultive secrètement. Il y a des associations d’anciens expulsés de Carélie ladogienne en Finlande comme il y a des associations d’anciens expulsés de Prusse-Orientale en RFA. Le contexte de guerre peut vite changer les sentiments politiques des Finlandais, comme on le voit avec l’adhésion à l’OTAN, encore peu populaire en mars 2022. Petsamo et surtout Kexholm et Vyborg seront-ils définitivement oubliés? Et quid d’une Pan-Finlande d’une mer à l’autre rêvée par les nationalistes finlandais alors que J-S Mongrenier[7], spécialiste de l’OTAN, parle en mai 2022 d’un possible soutien de l’OTAN aux séparatismes russes, donc aussi potentiellement en République de Carélie (malgré son écrasante majorité ethnique russe) ?
Conclusion : des perceptions déterminantes
La possibilité d’une guerre finno-russe plus ou moins ouverte dans un proche avenir n’est pas nulle, car les enjeux sont énormes. D’une part l’OTAN ne pousse pas l’Ukraine aux négociations de paix. D’autre part la géopolitique des confins finno-russes est d’une extrême sensibilité. Tout dépendra de la façon dont la Russie va désormais percevoir la Finlande atlantiste : soit comme un État assez modéré comparable à l’Europe occidentale (France, RFA, Italie) soit comme un État de l’atlantisme militant comme le sont les Pays baltes et la Pologne, c’est-à-dire dangereux pour la Russie. Dans ce second cas, la Finlande pourrait devenir un futur champ de bataille, conformément à l’histoire du XXe siècle. Le comportement politique de la Finlande a été, jusqu’à ce jour (13 mai 2022), celui d’un État d’Europe occidentale avec un niveau de vie d’ailleurs équivalent et avec un grand commerce finno-russe. Mais sa situation géographique, aux confins de la Russie et avec une histoire commune tumultueuse, sont des paramètres qui rappellent fortement l’Europe centrale. La Finlande est donc entre deux mondes et son action montrera très vite de quel côté de l’Europe elle penche.
Rappelons pour finir que le Tsar Alexandre I est un héros national en Finlande pour lui avoir donné sa première Constitution et une large autonomie après la conquête russe de 1809. Cette époque de l’Empire de Russie qui gouvernait Pologne et Finlande, quoique très éloignée du contexte martial de 2022, doit cependant être devant nos yeux pour comprendre quelles sont les frontières de la sécurité russe et pour se rendre compte qu’en les outrepassant, l’OTAN défie cette sécurité vitale. Finlande et Pologne pourraient redevenir des champs de bataille bien connus des Russes, ce qu’ils ne souhaitent pas. Il faut espérer que les Finlandais en aient conscience au moment de faire leurs choix, des choix décisifs pour l’Europe, mais aussi toute l’Eurasie du XXIe siècle.