Ce que l'Ukraine nous dit
Bernard Wicht
« Ce que l’Ukraine
nous dit de la guerre qui vient »
Entretien réalisé par Laurent Schang et Slobodan Despot.
(Vers l’autodéfense II)
… il est d’usage, dans les publications scientifiques actuelles portant sur les conflits armés depuis le 11 septembre 2001 en général, et sur la guerre contre l’État islamique en particulier, d’établir plus ou moins explicitement une ligne de démarcation entre les protagonistes impliqués. Ce principe de distinction est fondé sur le présupposé selon lequel les conflits contemporains opposeraient deux camps, dont l’un serait bon et l’autre mauvais par défaut. Cette moralisation de l’étude des conflits, originale à l’échelle de l’histoire de la guerre, ou plus exactement à l’échelle des façons de penser la guerre par les nations dites « occidentales », pose toutefois un certain nombre de problèmes théoriques. Cette tendance nuit d’une part à l’étude de la guerre et d’autre part à l’élaboration d’une riposte appropriée.
Olivier Entraygues
Regards sur la guerre :
l’école de la défaite
Que nous apprend l’Ukraine sur la guerre qui vient ? Fin 2021, Bernard Wicht publiait, Vers l’autodéfense : le défi des guerres internes[1]. Sa réflexion reste d’une brûlante actualité malgré le grand retour — apparent — des conflits « inter-étatiques ». Nous lui avons posé quelques questions afin de mieux comprendre les nouvelles lignes de front.
Dans la recension qu’il avait consacrée à ce livre[2], le philosophe Éric Werner souligne l’aspect le plus inquiétant de la guerre au XXIe siècle : son irruption dans l’espace interne des sociétés, sa transformation en une guerre de « tous contre tous » sans limites et sans règles. Historien et stratège, Wicht « ne se contente pas de décrire les transformations en question, mais les met en lien avec l’évolution d’ensemble de nos sociétés, en montrant qu’elles sont la conséquence de bouleversements survenus plus en profondeur ».
Ces bouleversements en profondeur, nous en sommes désormais les témoins directs, au jour le jour. Depuis la parution de ce livre, des événements d’ampleur tectonique se sont produits. Il nous a paru utile de faire un point sur l’esprit et les modalités de l’autodéfense à l’heure du retour de la guerre « conventionnelle » entre forces armées.
Laurent Schang et Slobodan Despot
Une question préalable s’impose : dans un contexte de désinformation quasi complète, de part et d’autre, est-il envisageable de penser décrypter les opérations militaires en cours ?
Si un jour nous parvenons à faire la part des choses, on enseignera sans doute la guerre en Ukraine d’abord comme la plus grande manœuvre de désinformation jamais réalisée dans l’histoire de l’art de la guerre. Rappelons à ce propos que, depuis la 1re Guerre d’Irak (1990 — 1991), la désinformation fait partie intégrante de la stratégie mise en œuvre par les États-Unis et leurs alliés occidentaux. A cette occasion, c’est l’affaire des couveuses de la maternité de l’hôpital de Koweit City, qui est donnée en pâture aux médias. Celles-ci auraient été débranchées par les soldats irakiens au moment de leur invasion de ce pays, provoquant le décès des nouveau-nés qui s’y trouvaient. C’est l’enquête post-conflit d’une équipe de journalistes danois qui met à jour le mensonge : l’hôpital de Koweit City ne dispose pas d’une maternité et les femmes ne viennent donc pas y accoucher. De plus, la jeune femme qui dénonce cet apparent crime de guerre devant les instances de l’ONU à New York se révèle être la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington, étudiante depuis plusieurs années dans une université américaine. Pour les stratèges washingtoniens, le but de la manœuvre est alors de provoquer un « choc émotionnel » au sein de la communauté internationale, rendant ensuite incontournable l’attribution d’un mandat ONU pour la libération militaire du Koweït. Plus près de nous, dès 2002, avant le déclenchement de la 2e Guerre d’Irak, c’est la fameuse « preuve » des armes de destruction massive détenues par Saddam Hussein : celle-ci est brandie devant les mêmes instances onusiennes, sous la forme d’une petite fiole, par le Secrétaire d’État américain de l’époque, l’ancien chef d’état-major de l’armée américaine, le général Colin Powell. Là aussi, il s’agit de convaincre le monde du grave danger que représente l’Irak pour la stabilité internationale. À l’heure actuelle, ces armes de destruction massive n’ont pas encore été découvertes.
Cette stratégie de désinformation se poursuit à l’heure actuelle à une échelle globale, relayée principalement par les médias européens et américains ainsi que par une poignée d’experts proches des milieux OTAN. Cette manœuvre est parvenue jusqu’ici à empêcher toute analyse cohérente de ce conflit. Les Ukrainiens ne cessent de publier des communiqués de victoire tandis que les Russes se montrent très discrets. Autrement dit, et pour reprendre les propos du fameux détective créé par Agatha Christie — Hercule Poirot, « dans cette affaire tout le monde ment », contraignant ainsi notre homme à reconstruire les événements en fonction de son expérience du crime, le sens commun et les questions de base (cui bono, le mobile, l’opportunité et les moyens).
Dans cette guerre en l’occurrence, nous nous trouvons dans une situation très similaire et nous nous voyons contraints d’essayer de reconstruire le déroulement des opérations en fonction de quelques bribes de réalité et en se fondant sur la connaissance de l’art de la guerre et de l’histoire militaire. C’est pourquoi il faut se demander, au-delà des narratifs successifs que les États-Unis et l’OTAN cherchent à imposer depuis le début du conflit (résistance victorieuse des forces ukrainiennes, puis crimes de guerre russes et, plus récemment, vaste contre-offensive ukrainienne et retraite de l’armée russe), que peut-on en dire avec un minimum de certitude à ce stade :
- Fin 2021, à la veille du déclenchement de la guerre, l’armée ukrainienne est en état de déliquescence (voir encadré : « Ukraine, un État failli ? »).
- En juin 2022, de hauts responsables ukrainiens reconnaissent que leurs troupes subissent des pertes effroyables face à la puissance de feu de l’armée russe, environ 100 morts et 500 blessés par jour[3].
- Sur le terrain depuis la fin de l’été, on voit une armée russe qui n’a pas l’air pressée d’en finir, qui prend son temps en avançant à certains endroits et en reculant à d’autres. Bien que largement mécanisées et disposant de la complète maîtrise du ciel, celle-ci ne lance pas la grande offensive décisive visant la capitulation du gouvernement Zelensky. Au contraire, elle laisse les Ukrainiens reprendre quelques villes et villages.
Dès lors, faut-il accepter le narratif occidental officiel relatant une contre-offensive décisive, grâce aux armes-miracle livrées par l’OTAN (y compris les mercenaires pour les servir) et le repli général des forces russes incapables de réagir ?
Cette version des faits serait éventuellement acceptable si on se trouvait face à l’armée russe des années 90, celle qui s’est enlisée en Tchétchénie et dont la déliquescence était alors équivalente à celle de l’armée ukrainienne à la veille du 24 février 2022. Il a fallu plus d’une décennie à Vladimir Poutine pour restaurer un outil militaire efficace et compétent dont les qualités ont pu être constatées lors de l’intervention en Syrie aux côtés de Bachar El Assad, à partir de septembre 2015.
L’Ukraine, un État failli ?
Dans son étude datant de 2017, Emmanuel Todd pose un diagnostic plutôt pessimiste sur l’Ukraine. Il considère que c’est une nation « qui n’arrive pas à se construire en État depuis sa séparation d’avec la Russie » [4]. Il ajoute que le pays se vide dangereusement de sa population : « au-dessus d’un certain seuil d’émigration… en Ukraine par exemple…, les flux peuvent déstabiliser les sociétés…, sans que l’on puisse d’ailleurs prédire beaucoup plus que l’apparition de trous noirs sociologiques »[5]. Il évoque à ce propos « l’apparition de zone d’anarchie » et rappelle que le départ massif des classes moyennes ukrainiennes vers l’Europe ou la Russie, rend très peu probable une stabilisation politique de ce pays parce que, précisément, « la construction d’un État n’est que la cristallisation institutionnelle de l’encadrement de la société par ses classes moyennes ».
Depuis 2014 (Euro Maidan), la classe politique ukrainienne s’est désintégrée dans les querelles internes entre pro-russes et pro-européens, laissant notamment le champ libre aux organisations paramilitaires d’extrême droite.
Comment expliquer ce « jeu du chat et de la souris » auquel se livre l’armée russe ?
Je pense que cette expression peut, à elle seule, livrer « la » clef requise pour décrypter ce qui se passe à l’heure actuelle :
- Pour mémoire, l’objectif de la Russie n’est pas prioritairement l’Ukraine, mais la sidération et le déséquilibrage de l’UE et de l’OTAN (crise énergétique ®crise économique ®inflation, récession, voir encadré : « L’héritage de la pensée opérative soviétique »).
- D’autre part, sous la pression de ses mentors occidentaux, le président Zelensky a retiré ses propositions de paix de février-mars, la guerre peut donc se poursuivre jusqu’à épuisement : c’est très vraisemblablement le jeu que pratique le chat russe avec la souris ukrainienne. Une solution négociée paraissant impossible aujourd’hui, seul l’épuisement (démographique) de l’Ukraine peut garantir à la Russie une relative « tranquillité » à long terme sur sa frontière sud-ouest.
- Dès lors, cette dialectique chat/souris pourrait expliquer l’attitude russe visant à « ne pas vouloir en finir ». Une telle posture stratégique n’est pas inédite dans l’histoire militaire.
Explicitons-le à l’aide d’un exemple historique.
Le cas de la Guerre civile espagnole (1936-1939) est particulièrement emblématique de ce point de vue. Le général Franco, commandant en chef des forces nationalistes, a été considéré pendant longtemps, certes comme un homme politique très habile, mais comme un piètre stratège sur le terrain. Malgré la supériorité militaire dont il disposait, il aurait fait de mauvais choix opérationnels laissant aux Républicains l’opportunité de mener des contre-attaques désespérées prolongeant, de la sorte, la guerre d’au moins deux ans. Puis récemment, les recherches historiques ont révélé que ces « mauvais choix » avaient été faits sciemment afin d’épuiser le potentiel humain des Républicains dans des batailles d’anéantissement où la puissance de feu de l’armée nationaliste pouvait donner sa pleine mesure. À titre d’exemple, en septembre 1936 déjà, plutôt que de s’emparer de Madrid alors très peu défendue, et obtenir de ce fait la capitulation du gouvernement républicain et terminer la guerre en deux mois, il opte pour la prise de Tolède — ville certes très symbolique, mais dont l’importance stratégique est relative. Il veut une guerre longue pour détruire le bassin démographique des Républicains et « nettoyer » de la sorte les régions conquisses des populations favorables au régime en place. Il considérait qu’il ne pourrait pas disposer de la stabilité nécessaire à la reconstruction du pays si une jeune génération pro-Républicaine suffisamment nombreuse survivait à la guerre. Il le dit explicitement lors d’un entretien : « Dans une guerre civile, mieux vaut une occupation systématique du territoire, accompagnée du nettoyage nécessaire, qu’une déroute rapide des armées ennemies qui laisserait le pays infesté d’adversaires »[6].
L’héritage de la pensée opérative soviétique[7]
Raisonner en fonction de l’objectif « Ukraine » se révèle trop court. Il importe de garder à l’esprit que, géographiquement parlant, la Russie est un pays-monde (au sens braudélien). Ni l’Europe occidentale ni les États-Unis ne le sont. La pensée stratégique russe se déploie à un niveau macro-spatial et macro-culturel. Elle reprend l’acquis de sa grande sœur, la pensée stratégique soviétique qui a développé et conceptualisé ce qu’on appelle le niveau opératif de la guerre qui ne vise plus prioritairement les objectifs militaires tactiques (troupes, matériel, infrastructures, etc.), mais l’adversaire en tant que système.
La pensée opérative n’envisage pas l’ennemi sous un angle strictement militaire, contrairement à la doctrine clausewitzienne classique visant la destruction des forces armées ennemies dans une grande bataille d’anéantissement considérée comme clef de la victoire. La pensée opérative soviétique, puis russe, aborde l’adversaire dans une optique systémique : elle vise son effondrement, non pas lors d’une grande bataille décisive, mais par des actions dans la profondeur.
Précisons que cette notion recouvre différents aspects : le terme profondeur ne fait pas nécessairement référence au dispositif défensif de l’adversaire (fortifications, centres logistiques, réseaux de communication), mais bel et bien à l’ensemble des structures politiques, socio-économiques et culturelles ainsi qu’aux infrastructures permettant au pays ennemi de fonctionner. Dès lors, dans l’optique de la pensée opérative russe, l’objectif poursuivi est rarement ponctuel, il est holistique.
Se focaliser sur l’Ukraine ne permet donc pas de prendre la mesure du but poursuivi par la Russie. Celle-ci ne cherche pas la simple mise au pas d’un voisin récalcitrant, c’est l’« ennemi systémique » qu’elle vise en lui montrant concrètement qu’elle est non seulement prête, mais surtout capable de faire la guerre, y compris nucléaire. Cet ennemi systémique, c’est évidemment l’UE et l’OTAN. La Russie a pu prendre conscience au plus tard avec la guerre en Syrie (à partir de 2011) des maigres capacités occidentales d’intervention qui, en l’occurrence, se sont limitées à l’envoi de quelques contingents de forces spéciales en appui des milices kurdes. Elle a pu se faire une idée concrète des sévères limites opérationnelles et de l’incapacité de l’Alliance atlantique de conduire une opération militaire d’envergure faute d’effectifs et de logistique.
À partir de là, Vladimir Poutine et son état-major ont pu planifier leur intervention en Ukraine. Mais, celle-ci n’est pas l’objectif principal de la guerre ; elle représente uniquement un champ de bataille, c’est-à-dire un lieu où se déroulent les opérations militaires qui, quant à elles, visent cependant d’autres effets et d’autres cibles.
S’agissant des effets, la Russie veut démontrer qu’elle peut déclarer une guerre conventionnelle et la conduire à son terme. Face à cette démonstration de force, il faut constater que l’OTAN et l’Union européenne (UE) sont militairement « aux abonnés absents ».
Vous pensez que les Russes veulent eux aussi une guerre longue ? Y ont-ils vraiment intérêt ?
Mutatis mutandis, ce pourrait être le calcul des Russes face à la guerre (par procuration) que les États-Unis et l’OTAN leur livrent par Ukrainiens interposés. Celle-ci finira par s’arrêter faute de combattants. Mais, il faut s’empresser de dire que, côté russe, tout n’est pas simple non plus. Le choc provoqué par la mobilisation partielle auprès des jeunes générations concernées n’augure rien de bon. En effet, une partie de la société de ce grand pays goûte depuis plus de vingt ans aux « délices » de la société de consommation : possibilité de voyager à l’étranger, un certain sentiment de liberté lié au mode de vie consumériste, etc. Pour tous ceux-ci, soudain, tout s’arrête et se referme. Le spectre de la guerre et de la mort revient hanter leur quotidien : d’où la question, une guerre qui se prolonge et commence à toucher les jeunes générations russes elles-mêmes, est-elle toujours aussi acceptable… et surtout supportable ?
Dans ces conditions, on peut émettre l’hypothèse que Russie et Ukraine risquent, toutes deux, un effondrement mutuel. Un peu selon la dialectique entre la Grèce et Rome dans l’Antiquité, l’antinomie entre ces deux mondes se résumant par la célèbre formule –… et la Grèce vaincue a conquis son rude vainqueur – exprimant le fait que, militairement défaite, la Grèce est néanmoins parvenue à complètement helléniser le monde romain. En l’espèce, une Ukraine militairement détruite provoquerait, comme un choc en retour, un affaissement de la Russie en raison des sacrifices exigés ou, pour le moins ressentis, par une partie du peuple russe… Les attentats perpétrés récemment sur le sol russe pourraient renforcer encore ce sentiment de soudaine fragilité ?
Quelle est la pertinence de votre étude sur l’autodéfense alors que la guerre fait rage à nos portes ?
Comme son titre l’indique, mon dernier opuscule se consacre à l’autodéfense que j’envisage comme « le » concept opérationnel en lieu et place de celui de « défense nationale » devenu obsolète avec le déclin de l’État-nation (marqué notamment par le retour concomitant et exponentiel du mercenariat[8]). C’est pourquoi, lorsque la guerre éclate en Ukraine, je pense alors que mon étude est, elle aussi, devenue ipso facto obsolète. Car, l’attaque russe semble indiquer le grand retour de la guerre conventionnelle entre États et celui des armées régulières. Mon hypothèse de travail basée sur des menaces de type « guerre civile moléculaire » avec une prédominance d’acteurs non-étatiques de type narco-gangs, narco-terroristes et islamo-djihadistes semble donc compromise. Comme me le dit mon ami Laurent Schang au soir du 24 février, « cette fois c’en est fini de la guerre 2.0 » (en référence aux défis infra-guerriers).
Les États d’Europe occidentale sont-ils encore capables de faire la guerre ?
Puis, après quelques jours, cette première impression s’estompe lorsqu’il apparaît que, hormis quelques bataillons épars, l’OTAN n’a plus de puissance militaire effective, que l’armée allemande est en état de déliquescence avancée, que l’armée française (certes encore très opérationnelle) ne dispose que pour 7 jours de munition en cas d’affrontement de haute intensité et que le reste est à l’avenant. Tout cela signifie qu’en Europe occidentale, l’État n’est plus capable de « faire la guerre », fonction constituant pourtant sa principale attribution régalienne et le moteur de sa construction historique (selon la fameuse formule de Charles Tilly, la guerre fait l’État, voir encadré : « La guerre comme moteur de la construction étatique »). Aujourd’hui, il se recroqueville sur son seul privilège pénal-carcéral. D’ailleurs, la tempête de désinformation médiatique orchestrée depuis le début de la guerre en Ukraine, montre que la citoyenneté a perdu toute substance et qu’il n’importe plus d’informer des femmes et des hommes libres et responsables, mais de faire tenir tranquille une populace toujours à la veille de l’émeute ou de la révolte.
La guerre comme moteur de la construction étatique (Tilly)
Dans son approche de la state-building, Charles Tilly met en évidence deux paramètres concourant à la formation du monopole étatique de la violence légitime : d’une part, la contrainte (capacité d’imposer l’ordre et surtout de mobiliser les ressources humaines nécessaires pour faire la guerre) et, d’autre part, le capital (capacité de financer et équiper les armées par l’impôt et les bénéfices du commerce extérieur). De là, il démontre que c’est la combinaison de ces deux facteurs (d’où le titre de son ouvrage[9]) qui va déterminer le type d’organisation étatique en vigueur, à un moment historique donné : à savoir, celle capable de « faire la guerre ». Dans notre cas, à partir du XVIe siècle, les transformations de l’art de la guerre (systématisation de l’emploi des armes à feu, recours à des soldats professionnels, croissance exponentielle des effectifs) entraînent pour les unités politiques existantes en Europe, le besoin de disposer d’une masse financière suffisante afin de pouvoir « se payer » ce nouvel outil militaire : d’où l’institutionnalisation de l’impôt en lieu et place des anciennes redevances féodales locales. On jette ainsi les fondements de l’État moderne (une bureaucratie chargée de lever l’impôt, une armée permanente). À partir de là, la dynamique contrainte-capitals’enclenche : plus les guerres se succèdent en Europe, plus le phénomène étatique susmentionné se renforce dans les aires géographiques concernées (Pays-Bas, France, Espagne, puis plus tard, Prusse et Suède). Et on obtient la fameuse formule : la guerre fait l’État.
Aujourd’hui, cette analyse demeure pleinement pertinente pour comprendre l’évolution des unités militaro-politique. Cependant, la dynamique précitée a changé d’échelle ; avec la mondialisation, le capital ne se situe plus au niveau national. Par conséquent, les États se trouvent vidés de leur substance et dépendent de la finance globale pour leur fonctionnement. De nos jours, à la jonction de la contrainte (mobilisation des ressources humaines) et du capital (mobilisation des ressources financières), on ne découvre plus les armées régulières, mais deux types d’organisation militaire non étatique : d’une part, le mercenariat sous la forme des sociétés militaires privées (SMP) et, d’autre part, les groupes armées-paramilitaires-criminels. Les premières sont généralement financées par le capitalisme global, les seconds par l’économie grise. On assiste, d’un côté, à la combinaison de Wall Street et des SMP et, de l’autre, à celle du trafic de drogue et des différents groupes armés irréguliers.
Votre analyse demeure donc pertinente ?
(Vanitas vanitatis …) Oui : c’est celle d’un État-nation vidé de sa substance par le capitalisme du désastre, de sociétés postnationales soumises à une violence intérieure qui n’est plus canalisée par le monopole étatique désormais caduque. S’il en était encore besoin, la guerre en Ukraine et les décisions qu’elle a engendrées (en particulier les sanctions dont nous sommes les premières victimes) démontrent que les États européens ne se préoccupent plus du bien-être de leurs peuples, que leurs élites politiques sont aspirées par la dynamique du capitalisme global et par ceux qui en détiennent les leviers de commande. Fernand Braudel le dit : « le capitalisme ne triomphe que lorsqu’il s’identifie avec l’État, qu’il est l’État »[10]. De plus, sa régulation ne passe plus par l’État (— providence), mais par la guerre (welfare —> warfare), que celle-ci soit intérieure ou contre un ennemi désigné par l’appareil médiatique (Russie in casu)[11]. Il importe de bien garder cette réalité à l’esprit et d’en faire le point de départ de tout effort de compréhension des mécanismes du monde actuel : dans le cadre du capitalisme global, l’État-coquille-vide n’est plus le sujet de la guerre, il n’en est que le théâtre (le décor pourrait-on dire), l’espace géographique où déroule les affrontements. Si on s’efforce de l’étudier au-delà du bruit médiatique, la guerre en Ukraine nous dévoile ce nouvel état de fait.
Pourtant ce conflit marque le retour de la guerre entre États, n’est-ce donc pas contradictoire de dire que l’État n’est plus le sujet de la guerre ?
Non, et cette question me permet de préciser mon propos. Schématiquement, on peut dire que jusqu’au 24 février 2022, beaucoup d’analystes (moi-même y compris) considéraient que la guerre infra-étatique représentait le risque majeur en Europe : à savoir, 1) des affrontements de niveau moléculaire (attentats-suicide, attaques à la machette, fusillades) 2) se déroulant en dessous du seuil technologique, 3) mettant aux prises des groupes armés, des gangs et des cellules terroristes, 4) se finançant via le trafic de drogue et les autres canaux de l’économie grise. En d’autres termes, une représentation découlant directement du constat de Martin Van Creveld : « Les armements modernes sont devenus si coûteux, si rapides, aveugles, impressionnants, encombrants et puissants qu’ils entraînent à coup sûr la guerre contemporaine dans des voies sans issue, c’est-à-dire dans des milieux où ils ne fonctionnent pas ». (La transformation de la guerre, p. 52).
Comme je l’ai dit au début, le déclenchement de la guerre en Ukraine est venu bouleverser cette image de la menace en nous laissant penser à un retour de la guerre conventionnelle en Europe (batailles entre armées régulières, engagements de chars, artillerie, aviation et missiles à longue portée, spectre de l’emploi d’armes nucléaires tactiques). Cependant en y regardant plus attentivement, la réalité des combats n’est pas aussi évidente. Certes, la guerre conventionnelle est bel et bien présente côté russe, avec une armée disciplinée, bien équipée, bien commandée pratiquant la manœuvre interarmes. Côté ukrainien en revanche, la situation est beaucoup plus floue, l’armée régulière de conscription était déjà en déliquescence avant l’éclatement du conflit[12], contraignant ainsi, dès le début de la guerre, le gouvernement Zelensky à s’appuyer sur les groupes paramilitaires, en particulier les sinistres bataillons Azov dont les exactions sur les populations civiles sont désormais bien connues. Néanmoins, ce sont eux qui représentent, à ce moment-là, les seules véritables forces combattantes sur lesquelles l’État ukrainien « défaillant » (retenons ce terme) peut s’appuyer pour affronter l’offensive russe. Précisons encore que ces unités ne sont pas directement dépendantes de l’État ukrainien, elles disposent de leur propre mode de financement basé sur les trafics et le racket mafieux des populations locales qu’elles n’hésitent pas non plus à utiliser comme bouclier humain. Elles sont toutefois complètement décimées dans les combats autour de Marioupol et des aciéries Azovstal. À partir de ce moment, il faut considérer qu’elles cessent d’exister en tant que troupes constituées. Aujourd’hui, après les effrayantes saignées humaines subies par les troupes ukrainiennes, ce sont des mercenaires qui semblent porter le poids des combats, mais, surtout, reprennent le rôle de prédateur exercé auparavant par les bataillons Azov. Ces éléments mercenaires ne sont évidemment pas payés par l’Ukraine qui n’en a pas les moyens, mais par le complexe militaro-médiatique américano-OTAN[13]— le capitalisme est à la manœuvre ! On peut donc d’ores et déjà avancer qu’à l’heure actuelle, un État affaibli (défaillant) – l’Ukraine en l’occurrence – n’est plus capable de faire la guerre avec ses propres forces nationales. Il se trouve obligé de faire appel à des forces extérieures qu’il ne contrôle pas. On rejoint donc notre constat précédent sur l’incapacité de l’État-nation à faire la guerre.
Ouvrons une parenthèse pour relever combien on retrouve ici le scénario de la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Celle-ci constitue une parfaite illustration des développements précédents : la confusion entre guerre interne et guerre inter-étatique, la faiblesse relative des États impliqués et, de là, le recours exponentiel aux entrepreneurs militaires privés (mercenariat). Pour mémoire, les jeunes royaumes européens (France et Suède) cherchent alors à tirer parti de la faiblesse passagère du Saint-Empire pour accroître leur territoire et leur influence en Europe. Car, ce dernier est empêtré dans une lutte intérieure contre les princes protestants qui contestent le pouvoir impérial. France d’abord, puis Suède entrent ainsi en guerre pour profiter de cette fragilité momentanée de l’Empire. Mais, ni le roi de France ni le roi de Suède n’ont les moyens de leur politique. Ils ne disposent pas de l’appareil étatique suffisant pour entretenir une telle guerre se déroulant sur une longue période et sur de vastes territoires : leur bureaucratie encore en gestation ne permet pas de lever l’impôt de manière efficace et durable, ni de recruter les troupes nécessaires au sein des populations. L’Empereur connaît les mêmes limitations. C’est pourquoi, tous vont faire appel à des entrepreneurs militaires (Wallenstein, Tilly, Saxe-Weimar notamment). Outre leurs compétences de grands capitaines, ceux-ci sont également de talentueux chefs d’entreprise disposant des réseaux appropriés pour recruter les soldats et entretenir leurs armées. Dès lors, et précisément à cause de la mise en œuvre de ce business modèle, cette guerre devient une « affaire commerciale » largement déterminée par les intérêts de ces entrepreneurs et de leurs bailleurs de fonds. Ce sont eux qui décident des buts non plus tant en fonction des priorités politico-stratégiques des États, mais bel et bien des intérêts « commerciaux » de leur entreprise respective (les armées de mercenaires mises à disposition des princes européens en lutte). Pour ce faire, et étant donné l’insuffisance des financements publics, ils s’appuient sur le premier « système financier transnational » — la Banque d’Amsterdam. Toutefois, quelle que soit l’habileté des banquiers bataves, les crédits fournis ne suffisent jamais à couvrir l’ensemble des besoins notamment en matière logistique. Par conséquent, les armées mercenaires continuent de « vivre sur le pays », pillant et mettant à sac quasiment toute l’Europe centrale. La durée du conflit s’explique également pour cette raison : dans une Europe sortant de l’économie féodale et entrant dans ce qu’on appelle le « premier capitalisme », l’entrepreneuriat militaire rapporte de juteux bénéfices. En résumé, la Guerre de Trente Ans offre l’exemple d’un affrontement que l’on peut qualifier de « pré-clausewitzien », c’est-à-dire une confrontation dans laquelle, bien que déclenchée par des États, la guerre cesse rapidement d’être la continuation de la politique par d’autres moyens, faute des ressources étatiques adaptées. Mutatis mutandis, c’est une situation similaire que l’on retrouve aujourd’hui en Europe avec la guerre en Ukraine[14].
Alors, assiste-t-on (ou non) au retour de la guerre conventionnelle en Europe ?
Certainement, mais cette affirmation nécessite quelques explications parce que si retour de la guerre conventionnelle il y a, il faut s’empresser de dire qu’il s’agit d’une guerre conventionnelle NG(nouvelle génération) dans laquelle, côté ukrainien, les forces paramilitaires et mercenaires chargées de défendre le pays se révèlent plus dangereuses pour les Ukrainiens que l’armée russe qui les attaque. Dès lors, les paramètres suivants semblent se dégager concernant cette « guerre conventionnelle de nouvelle génération » : 1) à la base, un État affaibli (défaillant) qui n’est plus capable d’assurer sa défense au moyen de ses forces armées nationales ; 2) qui doit faire appel à des forces irrégulières, paramilitaires et mercenaires ; 3) celles-ci « vivant sur le pays » via le racket et la prédation ; 4) et massivement financées, équipées par le capitalisme global. Il apparaît d’ailleurs que l’Ukraine n’est en rien un précurseur en la matière : au début de la guerre en Syrie (2011), c’est l’intervention des irréguliers du Hezbollah libanais qui sauve de l’effondrement l’État affaibli de Bachar El Assad. De même, le cas de l’Azerbaïdjan pointe une situation similaire : c’est grâce aux armes et aux mercenaires mis à disposition par la Turquie ainsi qu’aux contingents de combattants arabo-musulmans, le tout payé par la rente pétrolière azérie, que ce pays parvient à engranger les succès que l’on sait au Haut Karabagh. Or, malgré toutes leurs différences, tant l’Ukraine, la Syrie de Bachar que l’Azerbaïdjan ne sont pas des États forts. Aucun ne peut s’appuyer sur une forte cohésion sociale établie ni une économie prospère dont les bénéfices profitent à l’ensemble des citoyens. Aucun de ces pays ne dispose non plus d’une véritable élite politique nationale sur laquelle l’appareil étatique peut s’appuyer ; le pouvoir y est détenu par des clans ou des cliques mafieuses cherchant avant tout à accaparer les richesses pour leur seul profit.
En conséquence, pour les Ukrainiens, c’est « une guerre dans la guerre » ?
Oui, et ce n’est pas étonnant si l’on suit la grille de lecture du Léviathan de Hobbes : en l’absence de l’État, c’est la guerre de tous contre tous… qui, à l’âge du capitalisme global, peut durer indéfiniment parce qu’elle représente un business très lucratif — d’où le concept de « capitalisme du désastre ». Autrement dit, conduite par des combattants provenant d’unités paramilitaires et mercenaires cette belligérance NG est « sans limite » deviennent l’objectif ; les civils censés être défendus deviennent l’objectif principal des groupes armés susmentionnés et l’effort de guerre est financé par le capitalisme global dans sa déclinaison « désastreuse ». Une telle guerre ne respecte pas les distinctions civil/militaire, front/arrière, guerre/crime. Elle est mixte[15] : à la fois conventionnelle sur le champ de bataille, criminelle dans son fonctionnement, terroriste dans ses actes et visant les populations. Relevons combien on retrouve les caractéristiques de la guerre infra-étatique décrites précédemment.
À partir de là, quelle perspective plus générale peut-on tirer de l’étude du cas ukrainien ?
Le cas ukrainien met en lumière la profonde transformation de l’Europe et du monde occidental (en fait son délitement) à travers deux dimensions spécifiques : l’une macro-économique et l’autre macro-géographique. La première nous rappelle toute la pertinence du principe, on fait la guerre comme on produit les richesses : le mode de production économique à une époque donnée influence de manière déterminante tant le type de guerre que la configuration de l’outil militaire. Ainsi, les guerres entre États du XIXe et XXe siècle reposent essentiellement sur une équation à trois termes — Nation + Révolution industrielle = armées de masses — le capitalisme industriel a formaté les espaces nationaux (État-nation) et accru de manière paroxysmique la compétition entre eux. Aujourd’hui, l’ère des armées nationales régulières financées et équipées grâce aux progrès de la Révolution industrielle est définitivement révolue. Le Capital a muté ; il s’est entièrement financiarisé et a migré vers le niveau supranational conduisant à ce qu’on appelle habituellement la mondialisation. C’est à ce niveau que l’on produit désormais les richesses et la conduite de la guerre s’en trouve irrévocablement modifiée. Ceci signifie, comme on l’a déjà dit plus haut en évoquant le retour du mercenariat, que les États ne sont plus maîtres de leur défense. Une armée régulière, même si elle reste apparemment financée par un État, est devenue de facto un outil au service du Capital global, comme l’illustre l’empressement (quasiment surréaliste) des gouvernements européens de vider leurs maigres arsenaux, désarmant leurs propres forces armées pour envoyer des armes en Ukraine dont une partie est d’ores et déjà mise en vente sur les marchés parallèles. L’analyse de cette guerre révèle une telle réalité à la fois inédite et inimaginable auparavant[16].
S’agissant de la dimension macro-géographique, le cas ukrainien souligne toute la valeur de l’analyse livrée par David Cosandey dans sa monumentale étude publiée en 1997 et intitulée, Le secret de l’Occident : du miracle passé au marasme présent[17]. Dans sa quête de compréhension de ce « miracle passé », l’auteur se concentre sur le facteur géographique comme élément décisif du dynamisme européen. L’Europe ne constituant a priori qu’un promontoire de l’Eurasie, c’est son pourtour côtier, au nord comme au sud, à la fois très découpé, sinueux et irrégulier qui permet l’établissement d’entités sociopolitiques très diverses, mais pratiquant intensivement les échanges commerciaux entre elles d’abord, puis avec le reste du monde ensuite. C’est donc en raison de cette spécificité de l’espace géographique européen que Cosandey propose son explication « du » miracle en se basant sur deux néologismes de sa création : « méreuporie » et « thalassographie ». Le premier vise à expliquer le progrès scientifique de l’Europe par sa division politique stable et son dynamisme commercial. Le second précise que le dynamisme commercial ainsi que la diversité et la stabilité sont favorisés par ce contour côtier très particulier comparativement aux autres continents. Par conséquent, en se basant sur cette articulation méreuporico-thalassographique, Cosandey examine l’évolution contemporaine de notre continent. In casu, il ne s’agit pas de soumettre les thèses de l’auteur à la critique, mais de considérer ce qu’elles nous disent de l’Europe dans le cadre de la guerre en Ukraine. Cosandey considère en effet que le pouvoir des armements développés depuis la 2e Guerre mondiale remet fondamentalement en cause la morphologie de l’Europe. Autrement dit, l’espace n’est plus suffisant pour encaisser la force militaire. Il est dorénavant trop exigu pour être en mesure de former une zone géopolitique stable. Dès lors, Cosandey avance que l’avantage géographique européen est dorénavant caduc en raison de la puissance des armements : « A cause des progrès de la technologie militaire, la thalassographie du continent européen, tout extraordinaire qu’elle soit, ne permet plus à un système d’États de s’y établir durablement. » Cette phrase mérite évidemment quelques explications. La référence au progrès de la technologie militaire renvoie principalement à la portée continentale et intercontinentale des armes modernes (missiles balistiques, porte-avions et appareils à long rayon d’action capables de frapper n’importe quel point du continent). Face à ces capacités de projection de la force sur de très longues distances, les qualités méreuporiques et thalassographiques de l’Europe deviennent sans effet — la spécificité de son littoral ne suffit plus. Le continent redevient une simple langue de terre, un promontoire eurasiatique, que l’on peut traverser très facilement et en tous sens (les flux migratoires semblent d’ailleurs le confirmer) : d’où l’impossibilité, dans de telles conditions, de maintenir un échiquier d’États stables et dynamiques puisque ceux-ci n’ont plus la capacité de se protéger et que leurs frontières géographiques ne remplissent plus de fonction de défense. En suivant Cosandey sur cette voie, la guerre en Ukraine semble indiquer que l’avenir de l’Europe en termes étatiques ne peut être que celui d’un désordre de grande envergure… une sorte de nouveau Moyen Âge dans lequel l’Église est remplacée par le dollar.
Revenons pour conclure à la question initiale, l’autodéfense a-t-elle encore sa pertinence dans un tel état de chaos et de désordre, de guerre sans limite ?
Plus que jamais ! en particulier dans une Europe occidentale incapable de se défendre, où le schéma ukrainien risque fort de se reproduire[18]. Car, si l’État n’est plus le sujet de la guerre, alors c’est l’individu lui-même qui le devient (d’où l’autodéfense). En outre, cet individu n’est plus un citoyen, mais un « homme nu » dépouillé de toute protection, sans cité (a-polis) et susceptible d’être mis à mort aussi bien par la police que par les gangs ou les acteurs précités de la guerre conventionnelle NG sans limite. Pour cet homme nu désormais, l’autodéfense représente le seul horizon en termes de liberté et de sécurité résiduelles, le dernier moyen de conserver quelques bribes de ce statut d’animal politiqueque lui conférait auparavant la citoyenneté en armes (la polis hoplitique).
Précisons que la notion d’autodéfense entendue ici dépasse le cadre de la simple technique de combat à mains nues. Elle représente l’envers de la légitime défense parce que ce n’est pas un concept juridique protégeant le citoyen, mais un état de fait, une tactique défensive, une réaction de survie. En ce sens, elle constitue l’ultime barrage des bannis et des proscrits contre la violence qu’ils subissent. Pour eux, elle est le moyen de se reconstruire, de redevenir des personnes humaines et non plus seulement des corps (homo sacer) que l’on peut violenter à merci. La philosophe Elsa Dorlin parle à cet égard de l’édification d’une « éthique martiale de soi » à travers des pratiques que l’individu désarmé et sans citoyenneté utilise pour se protéger physiquement des agressions[19]. Et, compte tenu du chaos généralisé et de l’effondrement se profilant à l’horizon des sociétés européennes, dans le sillage de la guerre en Ukraine, il importe d’insister sur cette fonction reconstitutive de l’autodéfense. Se défendre c’est exister : les insurgés du ghetto de Varsovie en sont un exemple emblématique !
Précisons toutefois que, même dans ce scénario de re-empowerment, la marge de manœuvre de l’homo sacer reste très étroite. C’est pourquoi, la mise en perspective des événements (selon la méthode du temps long historique), c’est-à-dire le récit y occupe une place stratégique. Celui-ci permet de définir un espace, une réalité « alternative » au narratif imposé par le complexe militaro-médiatique du capitalisme global. Ce récit minoritaire, le philosophe Éric Werner propose de l’articuler sur le triptyque autonomie–crise–proximité en réponse à celui du discours dominant[20], insécurité–crise–résilience ; pour mémoire cette dernière notion ne signifie pas résister, mais « accepter docilement son sort, aussi mauvais soit-il » !
Autonomie, proximité, autodéfense comprise comme « défense au plus près » vont, selon toute vraisemblance, constituer les nouveaux repères dans un monde européen où la guerre en Ukraine marque la fin ultime du cycle historique occidental : « Le temps de révolutions est clos, nous vivons celui de l’extermination et, par ricochet, celui de la survie et de l’autodéfense. C’est l’ère des poches d’autonomie »[21].
En ayant qualifié le système-monde par l’état d’une gouvernance insécuritaire [on peut commencer par définir le nouveau cadre de la guerre. Il s’inscrit dans l’abaissement des souverainetés nationales. L’État-nation européen ne semble plus être pertinent pour régler les problèmes de sécurité de ses concitoyens. Ce dernier, héritage historique de l’État westphalien (1648) et théorisé par Hobbes dans le Léviathan (1651), délimité géographiquement, est en décomposition. […) De plus la dégradation du modèle de l’État-nation voit sa souveraineté militaire mise sous la tutelle d’une autre forme de souveraineté, non militaire, c’est-à-dire économique, portée par un capitalisme global.
Olivier Entraygues
[1] Paris, éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2021.
[2] Antipresse, no 312, 21.11.2021 : https://antipresse.net/aparchive/312045/Antipresse-312.pdf.
[3] Émission sur le plateau TV de LCI, le 10 juin 2022 : https://lemediaen442.fr/sur-lci-il-est-evident-que-larmee-ukrainienne-est-en-difficulte-cest-totalement-catastrophique/.
[4] Emmanuel TODD, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Seuil, 2017, p. 433. Sur la déliquescence des forces armées ukrainiennes, cf. Jacques BAUD, Opération Z, Paris, Max Milo, 2022, p. 127ss.
[5] Ibid., p. 36.
[6] Cité par Jean Lopez dans, Guerres&Histoire, no 31, juin 2026, p. 35.
[7] Extraits tirés de mon article, « Vladimir Poutine aurait-il déjà gagné la guerre ? », publié le 11 mars 2022sur le siteHeidi.News : https://www.heidi.news/articles/opinion-vladimir-poutine-aurait-il-deja-gagne-la-guerre .
[8] La sociologie wébérienne de la formation de l’Etat moderne (Max Weber, Norbert Elias, Otto Hintze, Charles Tilly pour citer les principaux) se concentre sur la construction du monopole étatique de la coercition – aussi appelé monopole de la violence légitime. Elle met ainsi en évidence l’évolution de l’outil militaire et son contrôle progressif par les instances étatiques. Du point de vue de cette conception de la state-building, le recours aux mercenaires représente une étape intermédiaire entre l’âge féodal (caractérisé par l’absence d’Etat ainsi que par une chevalerie anarchique pratiquant la guerre privée – Faustrecht) et la période contemporaine avec l’avènement des armées nationales complètement contrôlées par l’Etat. Le retour actuel du mercenariat (via le recours aux sociétés militaires privées SMP) tend à signaler un « retour en arrière » et, en conséquence, une dé-construction relative du monopole étatique. Cf. à ce sujet, Yves DELOYE, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte (Repères ; 209), 1996.
[9] Charles TILLY, Contrainte et capital dans la formation d l’Europe 990 – 1990, trad., Paris, Aubier, 1992.
[10] Fernand BRAUDEL, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985 (Champs Flammarion ; 192), p. 68.
[11] Cf. Éric ALLIEZ / Maurizio LAZZARATO, Guerres et Capital, Paris, éditions Amsterdam, 2016.
[12] Il semblerait que, depuis le déclenchement du conflit, les autorités ukrainiennes aient procédé à huit appels à la mobilisation afin de combler les importantes pertes subies. Il convient dès lors de se demander pourquoi les jeunes générations répondent encore à ces appels alors qu’une mort quasi-certaine les attend sur le champ de bataille. On peut évoquer l’hypothèse suivante : les Ukrainiens des classes populaires n’ont pas eu la possibilité de fuir à l’étranger faute de moyens ; dans un pays détruit où l’économie est exsangue, il n’est pas déraisonnable de penser qu’une « belle » prime à l’engagement (financée par le dollar) puisse représenter pour eux, un motif suffisant parce que la somme ainsi perçue permet de garantir la survie du reste de la famille. Comme souvent dans l’histoire militaire, ce sont les pauvres qui paient l’impôt du sang.
[13] D’après l’analyse des vidéos disponibles, ils s’agiraient notamment de mercenaires d’origine latino-américaines, probablement recrutés par les services d’Erik Prince (fondateur de la tristement célèbre SMP Blackwater). Ce dernier avait été sollicité, au moment du Printemps Arabe, par des monarchies pétrolières du Golfe pour leur mettre à disposition des bataillons de police militaire composés de mercenaires colombiens. Ces derniers n’ayant aucun scrupule à tirer sur la foule alors que les armées tunisiennes et égyptiennes avaient refusé de le faire dans leur pays respectif. Erik Prince a donc les connexions nécessaires avec ce bassin de recrutement.
[14] Cf. mon petit essai, Une nouvelle Guerre de Trente Ans ? Réflexion et hypothèse sur la crise actuelle, Nancy, éditions Le Polémarque, 2012 ; ainsi que Herfried MÜNKLER, Die neuen Kriege, Hambourg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 2004.
[15] Je renonce à employer le terme « hybride » tant il est galvaudé et mal compris.
[16] Dans ces circonstances, et à la suite de l’annonce que la Bundeswehr (armée allemande) ne dispose plus que pour deux jours de réserve de munition, un commentateur allemand s’interroge sur un tel état de fait et sa reconnaissance officielle par les autorités. Il va jusqu’à formuler l’hypothèse d’une « capitulation de fait » explicitement admise pour préserver l’Allemagne de la destruction en cas d’élargissement de la guerre vers l’Ouest. Selon lui, en se déclarant « en faillite » en raison de la liquidation de ses très modestes stocks d’armes et de munition en faveur des forces ukrainiennes, le pays pourrait éviter de « devenir le champ de bataille d’après », une fois l’Ukraine détruite. Sans doute un peu farfelue, une telle hypothèse n’en met pas moins en évidence l’étendue du désarmement de l’Europe de l’Ouest dans le cadre du conflit actuel. Peter HAISENKO. Die BRD bereitet sich auf die Kapitulation vor, 14 octobre 2022, https://www.anderweltonline.com/klartext/klartext-20222/die-brd-bereitet-sich-auf-die-kapitulation-vor/.
[17] Paris, éditions Arléa, 1997.
[18] Plusieurs facteurs plaident non seulement pour un prolongement de la guerre, mais pour son possible élargissement au voisinage européen : l’attitude de la Russie prête à poursuivre les combats tant que le gouvernement ukrainien ne fait pas de proposition de paix ; une éventuel implication de la Biélorussie ; la maladresse et les dérapages des Polonais et des Lithuaniens vis-à-vis de l’enclave de Kaliningrad ; l’activisme de l’UE, du Royaume-Uni et des Etats-Unis pour empêcher toute fin des hostilités et, last but not least , l’empressement aveugle de l’Allemagne de vider ses arsenaux pour en envoyer le contenu en Ukraine.
[19] Elsa DORLIN, Se défendre : une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017.
[20] Eric WERNER, La légitimité de l’autodéfense : quand a-t-on le droit de prendre les armes, Sion, éditions Xénia, 2019.
[21] Vers l’autodéfense, p. 100.