Toujours soucieux de voir se réaliser leurs prévisions, un grand nombre d’analystes estiment que l’armée russe s’embourbe et que l’Ukraine résiste bien à l’offensive. C’est émettre un avis bien téméraire quant à une situation pour laquelle nous disposons de peu d’informations fiables.
D’une part, nous ne connaissons pas les objectifs de guerre de la Russie. Le but est-il de prendre Kiev ? De renverser le gouvernement ? D’ouvrir des négociations pour faire appliquer les accords de Minsk ? Ne connaissant pas les buts de guerre russe, il n’est pas possible de savoir si la Russie a atteint ou non ses objectifs, et donc si elle s’embourbe ou si elle réussit.
Comparer les guerres est toujours délicat, mais une brève mise en perspective de conflits récents permet de se faire une idée générale de la force de frappe russe.
Afghanistan 1979. Il faut trois mois pour officialiser la prise de Kaboul.
Afghanistan 2001. Kaboul est pris moins de trois semaines après le déclenchement des opérations.
Irak 2003. Les Américains mettent 19 jours pour entrer dans Bagdad.
Libye 2011. Il faut 6 mois aux forces otaniennes pour entrer dans la capitale.
Ukraine 2022. 2 jours et demi après le début de l’offensive l’armée russe atteint les faubourgs de Kiev, le gouvernement ukrainien demande l’ouverture de négociations.
Comparaisons hasardeuses, car aucune de ces opérations militaires n’est similaire. L’Ukraine étant limitrophe de la Russie il est plus facile d’y organiser une invasion qu’en faisant une opération de projection comme le firent les Américains en Afghanistan et en Irak. Toutefois, on ne peut nullement dire que l’armée russe s’embourbe. Trois jours après le déclenchement de l’opération se sont ouvert les premières négociations et le cessez-le-feu est déjà évoqué. À ce stade, il s’agit bien d’une opération militaire rapide et réussie. À ce stade seulement. Reste à voir ce qui adviendra dans les prochaines semaines. Gagner une guerre n’est pas trop difficile ; tenir un pays est beaucoup plus compliqué. D’un point de vue stratégique, la Russie a tout intérêt à signer un cessez-le-feu rapidement, à obtenir un accord favorable et à se retirer afin d’éviter une guerre urbaine et une guerre de partisans où elle ne pourrait que perdre.
La logique de l’Empire
Reconnaissons que Vladimir Poutine est l’ennemi idéal d’une Europe qui n’existait pas. Alors que l’OTAN était en état « de mort cérébrale » selon les mots d’Emmanuel Macron, celle-ci est ressuscitée grâce à Poutine. Cela tombe bien, les Américains sont en train de travailler sur le nouveau livre stratégique de l’OTAN, qui sera rendu public en juillet prochain. Grâce à la guerre russe, l’OTAN a retrouvé son utilité en Europe.
Beaucoup de Français ne comprennent pas l’OTAN alors que son fonctionnement est très simple : l’OTAN existe parce que les Européens le veulent. Il est beaucoup plus facile pour un petit pays de verser un tribut annuel aux Américains pour leur déléguer leur protection militaire que d’investir dans une armée. Avoir une armée digne de ce nom suppose de créer un « esprit de défense » qui repose sur un humus culturel et humain long à édifier. Il faut des familles de militaire où se transmettent les valeurs et l’esprit de la guerre, familles capables de susciter des fils prêts à s’engager. Il faut des écoles pour former les soldats et les officiers (en France Navale, Saint-Cyr, Maistrance, Saint-Maixent…), des lycées militaires, des classes préparatoires, etc. Il faut une industrie de défense pour équiper son armée. Il faut une histoire de victoires et de défaites pour entretenir le mythe et donner envie de se battre. Très rares sont les pays d’Europe à disposer de cet « esprit de défense ». Je n’en vois que trois : la France, l’Angleterre, la Suisse. Et la Russie, cas particulier.
D’autres pays ont pu avoir un esprit de défense, mais celui-ci a disparu du fait de la disparition de la structure politique qui le portait. L’Espagne à l’époque de son Empire. Mais c’était en réalité un empire de Castille et de Bourgogne qui a duré jusqu’au XVIIIe siècle et a disparu ensuite. L’Autriche-Hongrie, là aussi jusqu’en 1918. La Prusse, jusqu’à la disparition de l’Empire allemand en 1945. Depuis, ces pays ont liquidé leur armée et sont entrés dans une logique pacifiste à tout va. Pour les petits pays issus du démembrement de ces empires, Belgique, Tchéquie, Slovénie, etc., il était beaucoup plus simple de se rattacher à une structure impériale plus vaste ; ce fut l’OTAN.
L’Empire nait d’un contrat implicite. Une région soumet une partie de sa souveraineté, notamment militaire, en gardant une autonomie locale et en payant un tribut qui permet à l’Empire de garantir la sécurité de la région affiliée. C’est le fonctionnement de la ligue de Délos, où Athènes joue le rôle de l’Empire protégeant les autres cités de l’attaque perse. C’est le rôle de l’Empire romain et, aujourd’hui, de l’Empire américain. Faire le choix de l’OTAN est un choix rationnel pour les pays qui n’ont pas d’esprit de défense et qui délèguent ainsi à d’autres le soin de les défendre. L’OTAN a un autre intérêt : faire carrière. Difficile d’être officier supérieur dans l’armée belge, hollandaise, slovaque ou autrichienne. En intégrant l’OTAN, les officiers voient s’ouvrir des postes plus prestigieux, des carrières plus saillantes, des rémunérations plus grandes. Nulle trahison à leur pays d’origine puisque celui-ci a fait le choix de l’Empire en faisant le choix de l’OTAN, qui est un choix rationnel et politiquement juste compte tenu de la petitesse du pays et de son absence d’esprit de défense. Quelle différence pour une garde hongroise ou pour une armée brabançonne de servir l’empereur de Vienne ou l’empereur de Washington ? La logique historique et politique est la même, celle de l’intégration à l’Empire.
La guerre d’Ukraine est donc une guerre impériale qui voit s’affronter deux Empires, le russe et l’américain, via des provinces autonomes situées en Europe, pour le contrôle d’un pays tiers, l’Ukraine, qui est la zone du grand jeu impérial, comme le fut l’Afghanistan entre l’Empire russe et l’Empire anglais. La logique voudrait que cette zone restât neutre, comme le fut la Thaïlande, zone tampon entre l’Empire des Indes et l’Indochine française, ou une partie de la Syrie, entre l’Empire romain et les Parthes.
Si beaucoup d’Européens ne comprennent pas la Russie c’est parce que, jouant le rôle de province au sein d’un Empire, ils ne comprennent pas le jeu politique d’un pays qui lui-même se voit empire.
L’accélération de l’OTAN
À la suite de cette invasion, on voit ainsi l’Allemagne souhaiter réarmer, la Suède et la Finlande vouloir accélérer leur processus d’intégration à l’OTAN, la Suisse rompre avec sa neutralité. Face à l’agression d’un Empire, beaucoup de pays ont compris qu’ils ne pouvaient pas rester seuls et qu’il leur fallait donc payer tribut et rejoindre un empire protecteur. Défaite donc pour la Russie et victoire pour les États-Unis.
Sur cette guerre lorgne un troisième empire, le chinois. Puisque les Occidentaux refusent de mourir pour l’Ukraine, ils refuseront d’autant plus de mourir pour Taïwan. L’invasion de l’île par Pékin a fait un grand bond depuis que les chars russes ont franchi la frontière. Le gouvernement de Taïpei a du souci à se faire et devrait armer au plus vite son pays et sa population, non pour éviter une invasion chinoise, mais pour infliger à l’empire communiste de lourdes pertes en cas d’agression. D’autant que cette fois-ci l’Occident ne pourra pas infliger de sanction économique à la Chine compte tenu de son degré de dépendance à l’égard de celle-ci. En menant cette guerre du siècle dernier, Poutine risque fort d’avoir enhardi l’Amérique, fortifié la Chine et affaibli son pays.