Avec la présence française en Afrique, des générations de Français révèrent à la colonisation, découvrirent les espaces africains, les peuples, les coutumes. Après les indépendances des années 1960 ce furent les coopérants et les humanitaires qui prirent la suite de la présence française, d’une autre façon, mais avec le même esprit : l’idée que l’Afrique était essentielle à la puissance française et qu’il fallait apporter, non plus la civilisation, mais le développement, à des peuples qui ne demandaient qu’à nous ressembler. Il y avait des accros bien sûr, des guerres, des génocides, des famines, des coups d’État et des épidémies, mais il y avait aussi la coopération militaire, les films de Belmondo et les sauts sur Kolwezi. Il y avait la Françafrique, existante sans exister, dont on devait sans cesse promettre la fin tout en la faisant muter.
Il y avait eu « les objectifs du millénaire ». Avec de l’argent, bien posé, bien investi, avec la démocratie, avec la bonne gouvernance, avec la tutelle, d’une façon ou d’une autre de la France, nous resterions toujours, bien que différemment, et nous pourrions ainsi accomplir le rêve de Jules Ferry et de Léon Blum, les espoirs des Pères blancs et des humanitaires. Il y avait la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, et qu’importe si ce pays, qui avait vu la première transplantation du cœur, n’avait plus ni eau potable ni nourriture assurée, mais les violences et le chômage. La France croyait encore à son rôle de stabilisation, de pacification et de développement. Les militaires y trouvaient l’occasion de faire la guerre et de monter en grade, les politiques de maintenir leurs réseaux et leurs connivences.
Guerre au terrorisme
Puis nous partîmes en guerre contre le terrorisme. Depuis 2011, tout fut mal embouché : les buts de guerre absents, la stratégie ratatinée, la légitimité contestée, la vision éteinte. Au Mali, au Tchad, au Burkina, en Côte d’Ivoire, la France s’évaporait et ne voulait pas le voir. Les Chinois bâtissaient la Chinafrique, regardée avec mépris, car purement économique et sans porter d’attention à la démocratie et aux droits de l’homme. Mais ce furent finalement les Russes qui menèrent une guerre éclair. D’abord un travail de sape, une guerre de réseaux et d’informations pour fabriquer une mauvaise image de la France et savonner la planche sur laquelle celle-ci essayait encore de tenir. Puis les coups d’État s’enchainèrent, les mercenaires de Wagner protégèrent les nouveaux dirigeants et ceux-ci coupèrent les ponts avec l’ancienne puissance coloniale. Le nouveau Mali expulsait l’ambassadeur et avec lui les rêves de la France. C’était notre Kaboul. Nous étions vaincus et chassés par ceux que nous étions venus libérer. Non pas une présence de 20 ans, mais de près de deux siècles. Et les travaux des ethnologues, des historiens et des géographes ne servirent à rien ; tout fut négligé, et les peuples et l’histoire et les lieux. Nous étions chassés, non comme les Américains par des éleveurs de chèvres, mais par nos illusions et nos aveuglements.
L’évaporation de la France
Après le Mali, le jeu de domino entrainera le Burkina Faso, le Niger puis la Côte d’Ivoire. La tache djihadiste descend du nord vers le sud, rencontrant la montée des cartels de la drogue. Le front est désormais situé à Bouaké, deuxième ville de Côte d’Ivoire, et ce n’est plus qu’une question de temps, de mois ou d’années, que ce pays tombe à son tour. Mais contrairement au Mali, où la présence française est composée de militaires, en Côte d’Ivoire les civils sont nombreux. Comme lors de la révolte des Mau-Mau des Kenya, comme lors de l’indépendance du Congo belge, comme durant la guerre de 2010-2011, ces civils seront des cibles de choix. Mais, contrairement à 2011, la force militaire est moindre et la violence ethnique sera plus grande. L’aveuglement risque de conduire à d’autres Kaboul africain.
Quels intérêts pour la France ?
Le drame africain de la France est que n’avons jamais défini nos intérêts dans le continent. Ils ne sont pas économiques en tout cas. Avec 1,8% du PIB mondial, l’Afrique ne compte pas. La France fait plus d’échanges commerciaux avec la Belgique qu’avec l’ensemble du continent africain. Et dans ce continent, c’est essentiellement le Maroc qui compte, avec le port de Tanger Med, et l’Égypte, à qui nous vendons Rafales et frégates. L’uranium du Niger est de faible qualité. Le gaz d’Algérie s’épuise et ne vaut pas celui de Méditerranée orientale et de la Caspienne. Bolloré vend ses ports. Total a dû quitter le Mozambique et n’a guère de passion pour l’instabilité du Nigéria. Les intérêts économiques de la France sont en Europe, en Amérique, en Asie, mais pas en Afrique.
Alors que reste-t-il ? Des intérêts stratégiques ? Ceux-ci n’ont jamais été définis. La lutte contre le terrorisme ? Autant chasser les mouches avec une passoire. Reste l’argument ultime : notre présence empêcherait une plus grande migration vers l’Europe. C’est oublier que l’une des causes essentielles de cette migration est l’explosion démographique du continent, qui ne trouve pour l’instant aucune solution. À cela s’ajoutent la pompe aspirante des aides sociales et les vecteurs directeurs des mafias. Deux choses que l’on peut combattre sans occuper le Sahara.
Que veulent les Africains ?
À force de parler de développement, on semble avoir oublié que celui-ci ne pouvait se faire sans les Africains. On parle beaucoup d’Afrique, en oubliant bien souvent sa population. Ce sont près de 200 000 Maliens qui vivent en France. Aucun d’entre eux n’a témoigné d’empathie particulière pour son pays ni n’a choisi de s’engager auprès de la France pour restaurer là-bas l’ordre et la démocratie. Les diasporas africaines en France font bien quelques virements, mais pour l’essentiel elle semble se désintéresser de leur pays. Les étudiants viennent pour se former puis ne sont nullement pressés de retourner développer leur terre. Lors des épidémies d’Ébola on a vu des médecins italiens et français se presser au chevet des malades, mais pas de médecins africains vivant en Europe. Cette asymétrie dans l’intérêt n’a jamais été pensée ni analysée, mais elle explique bien des échecs et des impasses. Le développement du continent ne pourra pas se faire sans les Africains, qui doivent être impliqués dans ce processus.
Retour au XIXe
Face aux territoires extra-européens deux visons ont toujours partagé la France. Une portée par les républicains, puis les missionnaires et une partie de la droite, qui voyaient dans l’Afrique un mélange de devoir humanitaire à exercer et de levier de puissance à faire valoir. C’était l’association de l’Empire, de l’évangélisation et du développement qui permit d’associer des courants politiques opposés. L’autre vision était celle de Bastiat, de Tocqueville puis de Raymond Aron et de Charles de Gaulle, qui virent dans ces terres soit une aventure inutile et ruineuse, soit une ingérence qui n’avait pas de sens. Quand certains préconisaient de prendre le contrôle de l’intérieur du continent, Guizot défendait la politique des points d’appui, consistant à contrôler quelques ports et à pouvoir envoyer des forces de projection militaire si besoin. Avec l’évaporation de la France, c’est vers la solution Guizot que nous retournons aujourd’hui. Retour aux années 1840 et au XIXe siècle.
Ce phénomène n’est pas des moins inintéressant. Alors que nous progressons dans la technique et dans la modernité, nous retournons au XIXe siècle dans les relations internationales. Les ethnies reprennent le dessus sur les États, l’Afrique se dissout et se fragmente, les pays d’Europe ne contrôlent plus que quelques points de présence. À cela s’ajoutent le craquement du vernis chrétien et musulman et le retour aux religions traditionnelles, animisme et vaudou. Un phénomène qui va aller croissant. Même l’islam du Mali n’a pas grand-chose à voir avec l’islam d’Arabie. Cette religion est beaucoup plus plastique et adaptable qu’il n’y parait.
Bien évidemment l’UE est absente de cette crise, comme toujours et comme d’habitude. Il ne reste donc plus grand-chose, si ce n’est l’amertume de toutes les erreurs commises. Puisque nous sommes à l’année 0, autant reconstruire en définissant une véritable stratégie pour la France.