Par Mohit Anand / Conflits /
20 ans de guerre, 2 000 milliards de dollars dépensés et près de 2 400 soldats morts, pour une sorte de retour à la case départ. Le retour des talibans en Afghanistan touche l’ensemble de l’Asie du sud-est. En réorganisant les relations avec le Pakistan et la Chine, ce retour oblige aussi l’Inde à se repositionner.
20 ans d’intervention, 2 000 milliards de dollars dépensés et environ 2 352 soldats américains morts plus tard, la bataille d’Afghanistan est perdue pour les États-Unis. Ce pays d’Asie centrale ou d’Asie du sud selon l’observateur a définitivement mérité son surnom de « cimetière des empires ». En revanche, c’est pour lui un terrible désastre humain : environ 113 245 militaires, policiers, et civils tués depuis le début du conflit en 2001, 2,6 millions de réfugiés afghans enregistrés à travers le monde et 3,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays, un phénomène qui devrait d’ailleurs s’accroitre après les évènements de 2021.
Le retour du Pakistan
Après la chute des talibans en décembre 2001, l’Inde a joué un rôle important dans le processus de reconstruction et de réhabilitation de l’Afghanistan. À la suite de la guerre, elle est petit à petit devenue le 5e pourvoyeur mondial et le 1erpourvoyeur régional d’aides au développement en Afghanistan, auquel elle a versé environ 2 milliards de dollars US : bourses d’études aux étudiants afghans, aide alimentaire, construction du nouveau bâtiment du parlement afghan, restauration du réseau électrique… L’Inde y a également investi plus de 3 milliards US dans plus de 400 projets d’infrastructure dans toutes les provinces, allant de la construction d’autoroutes à des projets énergétiques, en passant par des réseaux de télécommunication, etc. En 2011, les deux pays ont signé l’accord de partenariat stratégique Inde-Afghanistan, qui a contribué à renforcer le commerce et les liens bilatéraux. En 2019-2020, le commerce bilatéral entre l’Inde et l’Afghanistan était estimé à plus de 1,5 milliard US.
Évidemment, le retour des talibans en Afghanistan remet en cause l’engagement économique et politique de l’Inde en Afghanistan. L’intervention américaine était dans l’intérêt de l’Inde, car elle lui permettait de contrôler les activités du Pakistan sur place ainsi que leurs liens implicites et explicites avec les talibans (l’ancien gouvernement afghan lui-même reprochait au Pakistan de fournir des refuges aux talibans et au réseau Haqqani dans les zones tribales frontalières du Waziristan du Nord). Elle lui permettait également de sécuriser le Cachemire où les talibans sont considérés par l’Inde comme les mandataires du Pakistan dans la promotion du terrorisme et du séparatisme contre l’Inde. Le Premier ministre pakistanais Imran Khan n’a-t-il pas déclaré lui-même qu’avec le retour des talibans, les Afghans avaient brisé « les chaînes de l’esclavage ».
Le retrait des troupes américaines est ainsi perçu comme une menace d’ouverture d’un front nord-ouest au Cachemire, en plus des tensions frontalières graduelles avec la Chine sur le front nord-est, et avec le Pakistan sur le front ouest. Il signe enfin un recul de l’influence indienne dans la région sud-asiatique par la perte de son statut de partenaire privilégié en Afghanistan, et un retour stratégique du Pakistan. Pendant le mandat de l’ancien président afghan Ashraf Ghani, le flux de marchandises importées par les ports pakistanais vers l’Afghanistan enclavé a chuté de 80 %, Kaboul ayant commencé à privilégier les ports iraniens, financés par l’Inde.
La proximité des talibans avec les institutions pakistanaises, et du Pakistan avec la Chine, risque de créer la constitution d’un bloc anti-indien à l’Ouest. Quant au développement rapide du partenariat indo-américain, il ne laisse d’autre choix au Pakistan que de développer sa propre coopération stratégique, politique et économique avec la Chine et de nouer des liens avec la Russie.
Une posture opportuniste et attentiste
Pourtant, le retrait des États-Unis d’Afghanistan n’est pas qu’une mauvaise nouvelle pour l’Inde. Il engendre une concentration des forces américaines contre l’expansionnisme chinois à travers leur politique indopacifique qui s’incarne par la formation du QUAD (dialogue quadrilatéral sur la sécurité entre l’Australie, l’Inde, le Japon et les États-Unis) et l’alliance de sécurité AUKUS récemment formée entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis. C’est une opportunité pour l’Inde d’obtenir un soutien en matière de sécurité et de renseignement de la part des États-Unis et de ses partenaires afin de se concentrer plus efficacement sur son différend frontalier avec la Chine et de contenir son interventionnisme croissant dans l’arrière-cour de l’Inde, notamment au Népal, au Bangladesh et au Sri Lanka.
L’Inde est dans une situation d’attente et de surveillance de l’Afghanistan, tandis que des pays comme la Russie tendent à s’approcher des talibans. New Dehli et Moscou, qui sont historiquement des partenaires stratégiques, pourraient se trouver opposés sur le dossier afghan. Tout comme avec l’Iran qui souhaite évidemment coopérer avec ce nouvel « Émirat islamique » dans la mesure où les talibans ne reprennent pas leurs persécutions de la minorité chiite Hazara ou des minorités tadjikes et ouzbèkes influencées par la culture perse. L’Iran se montre aussi soucieux des questions telles que les réfugiés, le contrôle du trafic de drogue ou l’influence de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis en Afghanistan.
Aujourd’hui les options indiennes semblent limitées. Le sous-continent semble compter sur le fait que le gouvernement taliban veuille gagner en légitimité et être accepté par la communauté internationale le plus rapidement possible. L’Afghanistan pourrait d’ailleurs avoir besoin de l’aide indienne et étrangère pour la reconstruction du pays aujourd’hui confronté à un effondrement économique (80 % du budget du gouvernement afghan est financé par des donateurs internationaux). En lieu et place de l’aide et des discussions tacites avec le régime taliban, l’Inde peut essayer d’obtenir l’assurance qu’ils empêcheront les organisations terroristes comme le Lashkar-e-Taiba (LeT) et le Jaish-e-Mohammed (JeM) d’utiliser l’Afghanistan comme base pour lancer des attaques au Cachemire.