La France (et l’Europe) face au vertigineux défi de l’expansion de l’islamisme en Afrique
Atlantico
Bien plus qu’un problème sécuritaire, ce qui se passe en Afrique subsaharienne relève d’un véritable enjeu de civilisation aux profondes ramifications.
Atlantico : Après le coup d’État du 25 mai 2021, la France a décidé de suspendre ses opérations avec les forces maliennes. Cette décision est-elle vraiment la bonne ? Quelle conduite tenir maintenant que le régime malien n’est plus considéré comme légitime ?
Bertrand Cavallier : Dans le communiqué adressé par le ministre des Armées à l’AFP, il est précisé comme le rapporte Le Point que « des exigences et des lignes rouges ont été posées par la Cedeao[1] et l’Union africaine pour clarifier le cadre de la transition politique au Mali » et que « dans l’attente de ces garanties, la France (…) a décidé de suspendre à titre conservatoire et temporaire, les opérations militaires conjointes avec les forces maliennes ainsi que les missions nationales de conseil à leur profit ».
Le fait de lier ces mesures suspensives à la position de la Cedeao et de l’Union africaine est intéressant à deux titres interagissants :
- la volonté de la France – au demeurant constante – de promouvoir une gestion des crises africaines par les Africains ;
- une réfutation de l’isolement de la France et du syndrome néo-colonialiste qui imprègne de plus en plus les esprits des jeunesses africaines, dans un nouveau contexte marqué par la manipulation très aisée des réseaux sociaux.
Le positionnement de la France sur la situation au Mali est à replacer plus largement à l’échelle du continent africain et sur la politique étrangère française à ce sujet. L’entretien du Président de la République, Emmanuel Macron accordé au JDD le 30 mai dernier éclaircit bien le coeur de la problématique africaine au-delà de la situation malienne : le développement d’un panislamisme de l’Irak au golfe de Guinée en passant par la corne africaine. Car si l’armée française peut rester aux côtés d’un pays où la légitimité démocratique n’est pas pleine, c’est essentiellement la crainte d’un glissement vers l’islam radical qui est pointée du doigt.
À LIRE AUSSI
C’est cette ligne rouge qu’il faut retenir et qui est exprimée en ces termes : « Au Président malien Bah N’Daw, qui était très rigoureux sur l’étanchéité entre le pouvoir et les djihadistes, j’avais dit : “L’islamisme radical au Mali avec nos soldats sur place ? Jamais de la vie ! Il y a aujourd’hui cette tentation au Mali. Mais si cela va dans ce sens, je me retirerai“. »
Car c’est bien la diffusion de l’islam radical en Afrique plus que celle de la nature des régimes en place qui est la question centrale, laquelle doit relever d’un traitement pragmatique dépassant des ressentis superficiels et faussement moralisateurs sur les pratiques politiques.
Or, s’agissant du Mali, l’expansion de l’islam radical, soit d’un islam d’inspiration wahhabite est désormais un phénomène majeur dont la figure de proue est l’imam Mahmoud Dicko, formé à l’université islamique de Médine. Dicko a été président du Haut Conseil islamique du Mali (2008-2019). Même s’il n’exerce pas de fonction politique directe, il exerce une influence prépondérante sur l’évolution politique et sociétale du Mali en s’appuyant sur une organisation qui lui est toute dévouée et qui quadrille en profondeur le territoire : la Coordination des Mouvements, Associations et Sympathisants (CMAS). Rappelons son combat contre le Code de la famille entre 2009 et 2011, son implication dans la résolution de la crise depuis 2012 et dans l’élection présidentielle de 2013, son opposition à l’éducation sexuelle en 2019, l’organisation le 19 juin 2020 d’ une manifestation de plusieurs dizaines de milliers de fidèles et supporters pour demander au président Ibrahim Boubacar Keïta de démissionner, le soutien de la CMAS au Conseil de transition… Evoquons également son interview donnée le 12 février 2021 à France 24 dans laquelle il prône le dialogue avec les chefs djihadistes Amadou Koufa, chef de la Katiba Macina, et lyad Ag Ghali, fondateur du groupe salafiste djihadiste Ansar Dine, leader du GSIM (Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans) qui a fait allégeance à AQMI et al-Qaïda, mais où également il confesse sa proximité avec l’Arabie Saoudite.
Jules Crétois, dans un article paru dans Jeune Afrique, le 18 avril 2017, nous donnait déjà la clé de compréhension de ce qui se déroule au Mali. Il y affirme en effet que « pendant des décennies, les réformistes wahhabites maliens ont concurrencé l’islam traditionaliste confrérique et se sont imposés sur la scène religieuse. Avant de s’inviter dans la vie politique nationale, avec succès ». Et où il rappelle « qu’en janvier 2012, Mahmoud Dicko président du Haut conseil islamique au Mali (HCIM), d’obédience wahhabite, doctrine rigoriste de l’islam sunnite adoptée par la dynastie saoudienne, s’avouait même favorable à l’instauration d’une République islamique, si tant est que la démocratie y soit respectée ».
À LIRE AUSSI
L’évolution sécuritaire du Mali, de plus en plus critique, doit être mise en relation avec cette expansion manifeste de l’Islam radical. Les deux phénomènes sont liés.
Le Mali est un pays de nature complexe sur les plans géographique, ethnique et tribal. Sa géographie artificielle pose le problème structurel de la co-existence entre les peuples touaregs du Nord et les populations noires qui sont devenues majoritaires par leur poussée démographique, y compris au Nord. Les oppositions internes sont tout aussi présentes au sein des populations de même ethnie. Cela se vérifie avec les populations touareg, limitant de fait l’accord d’Alger. Ce qui dépasse ces antagonismes multi-séculaires et en fait l’invariant majeur demeure bien l’extension de l’Islam radical.
Emerge ici le paradoxe auquel est donc confrontée la France : celui d’envoyer des soldats français se battre contre un adversaire qui serait de plus en plus en connivence avec les nouvelles élites politico-militaires du pays concerné, et dont l’idéologie, outre qu’elle est contraire à nos principes fondamentaux, est celle qui détruit l’identité africaine, condamne son avenir, et corrélativement déstabilise globalement l’Europe.
La question du désengagement ou non de la France se pose à l’aune du positionnement allié local vis-à-vis de l’islam radical. Le Mali et le Tchad résument les deux situations. En effet, quand bien même la gouvernance du pays ne répondrait pas totalement à des critères démocratiques en termes de représentation politique, tant que le Tchad – pays pivot de la stabilité dans la sous-région – résiste à la menace djihadiste, à la contamination wahhabite, et donne une réalité pratique et quotidienne à sa constitution laïque – qui permet encore l’altérité et autorise la lutte pour l’émancipation des femmes – ; l’engagement militaire français à ses côtés s’impose.
À LIRE AUSSI
Atlantico : Quelle est l’ampleur de la menace islamique au Sahel ? Ne faut-il pas s’intéresser aussi aux puissances étrangères qui l’alimentent ?
Bertrand Cavallier : Pour saisir l’évolution de la menace dite islamique au Sahel, le recours aux indicateurs de couleur donnés par le ministère des Affaires étrangères français est suffisamment explicite : le vert (pas de risque spécifique), le jaune (vigilance renforcée), l’orange (destination déconseillée) et le rouge (destination formellement déconseillée). Si cet indicateur peut être induit par d’autres risques (dont sanitaires de type Ebola), son déterminant majeur est bien dans les pays concernés le terrorisme djihadiste. A cela, in situ, sont très révélatrices les consignes données aux expatriés s’agissant de leurs autorisations de circulation qui sont désormais limitées aux capitales.
Ainsi, prenons deux exemples concrets :
- Le Burkina Faso. Classé jaune dans la plus grande partie de son territoire, et orange dans ses confins septentrionaux (frontières avec le Mali et le Niger) en 2013, il est aujourd’hui catégorisé rouge à l’exception du centre comprenant sa capitale qui sont sous indicateur orange.
- Le Niger. Sous indicateur rouge pour la moitié nord de son territoire et orange pour la moitié sud en 2013, il est aujourd’hui totalement rouge, à l’exception de sa capitale, Niamey.
Ce terrorisme islamique est de plus en plus actif, avec son cortège de massacres qui ont pour but, en les effrayant, de soumettre les populations. L’on retrouve là le terrorisme révolutionnaire, mais aussi, parfois sous-jacente, la résurgence de certains conflits tribaux ancestraux. Ce terrorisme frappe bien évidemment les chrétiens, mais également nombre de musulmans. Ainsi, et ce dans une certaine indifférence de la communauté internationale, dans la nuit du 4 au 5 juin dernier, plus d’une centaine de civils ont été exécutés par des terroristes, près de la localité de Sebba, dans la province de la Yagha, dans le Nord du Burkina Faso. Comme d’usage, ils ont opéré en tirant à l’aveugle sur les populations.
Au Niger, la zone dite des « trois frontières » entre Niger, Burkina Faso et Mali est depuis des années le théâtre d’actions meurtrières perpétrées par des groupes djihadistes.
Son expansion géographique est méthodique et vise notamment les pays du golfe de Guinée, notamment le Bénin, la Côte d’Ivoire, comme le précisait le patron de la DGSE, le 1er février dernier, lors d’une conférence de presse tenue aux côtés de Florence Parly, le ministre des Armées, et du général François Lecointre, le chef d’état-major général des armées.
Une question taraude tous ceux qui veulent comprendre le pourquoi de ce bouleversement. Un des facteurs principaux, voire largement dominant, tient à l’influence de pays du Moyen-orient, au premier titre l’Arabie Saoudite que Pierre Conesa qualifie de « pays géniteur du salafisme » [2].
Pierre Conesa [3] est l’un des chercheurs qui a le mieux compris, identifié et expliqué le rôle de ce pays dans les phénomènes qui touchent notamment l’Afrique. Selon lui, « l’Arabie Saoudite mène un projet planétaire d’expansion du totalitarisme religieux wahhabite »[4]. Il précise que le terme wahhabite est erroné puisque les saoudiens eux-mêmes se qualifiaient dès l’origine de salafistes. Ce projet s’appuie depuis une cinquantaine d’années sur une diplomatie religieuse qui au début a été principalement concentrée sur la lutte contre le socialisme arabe « avec la création de structures miroir pour le contrer », soit principalement la Ligue islamique mondiale en opposition à la Ligue Arabe. Dans le même élan, ont été fondées l’université islamique de Médine qui a formé depuis plus de 50 000 étudiants, tous boursiers, et ayant vocation de prédicateurs, et bien évidement l’Organisation de la Conférence islamique. Toujours selon Pierre Conesa, « à partir de 1973, de la crise pétrolière, l’Arabie Saoudite va devenir une puissance de diplomatie active » grâce aux énormes moyens financiers que lui procure la manne pétrolière.
Dans les années 90, le Qatar va également s’investir dans la propagation islamique, et le dernier arrivant est bien évidemment la Turquie.
L’influence de la diplomatie saoudienne doit être entendue au travers de deux phénomènes apparemment distincts, mais en réalité liés, car convergents sur le fond idéologique, soit l’essor du « terrorisme salafiste djihadiste, c’est à dire une branche du sunnisme qui se raccroche au wahhabisme, à l’idéologie religieuse qui est celle de l’Arabie Saoudite », mais aussi la transformation « soft power », mais systématique des sociétés de nombre de pays d’Afrique. En la matière, selon ce chercheur, « on a une politique ancienne de diplomatie religieuse dans les pays d’Afrique sahélienne et d’Afrique de l’Ouest qui remonte à l’époque de la lutte contre Nasser, ça remonte à loin. Et cette diplomatie religieuse visait depuis longtemps à ouvrir des écoles coraniques, à attirer les meilleurs vers l’université islamique de Médine et ensuite à renvoyer ses commissaires politiques faire de la prédication dans tous ces pays de la zone sahélienne et de l’Afrique de l’Ouest. Donc aujourd’hui, ce qu’on constate au Mali, mais aussi en RCA et aussi au Niger, c’est la présence de ces anciens de l’université de Médine qui tiennent toutes les structures représentatives des musulmans et qui prêchent un islam salafiste ».
S’agissant du Mali, l’analyse de Jules Crétois est tout à fait révélatrice de ce phénomène quand il déclare : « C’est un fait : depuis le débat sur le Code de la famille, en 2009, les « bras croisés », appellation qui renvoie à la gestuelle durant la prière, se sont petit à petit imposés sur la scène politique malienne (…) Pour en arriver là, les wahhabites réformistes ont d’abord dû pénétrer avec patience, pendant des décennies, la vie religieuse malienne, en concurrençant les puissantes et traditionalistes confréries d’obédiences soufies. À cet égard, les aides et les prêts d’organismes islamiques du Golfe persique ont joué un rôle indéniable »[5] .
Concernant le Nigeria, rappelons que Mohamed Yusuf, fondateur et chef spirituel de Boko Haram, a suivi des études de théologie à l’université islamique de Médine.
Intéressons-nous à trois pays où je me suis rendu de nombreuses fois, y compris récemment. Sachant que l’observation directe, l’échange tant avec des responsables de haut niveau que des personnes rencontrées sur le terrain, sont très précieuses pour saisir l’évolution d’un environnement.
Le Tchad. Pays qui dispose d’une constitution laïque et où des campagnes d’affichage prônent encore l’égalité entre les hommes et les femmes, et dont l’Islam pratiqué par un peu plus de 50% de la population relevait principalement de la branche soufie dans sa composante Tidjanie sous l’autorité du Conseil supérieur des affaires islamiques (CSAI). L’un des membres de ce conseil confiait qu’il était difficile, faute de moyens, de contrer l’influence de l’Islam dit de l’Est ou Islam réformiste (comprendre importé du Moyen-Orient), et de dire que « lorsqu’ils construisent cent mosquées, nous en bâtissons une ». Est d’ailleurs à noter que la grande mosquée de N’Djamena a été construite sur financement saoudien et que le CSAI se serait ouvert à des acteurs salafistes. Dans la banlieue de la capitale, des écoles coraniques concurrencent les établissements publics dont les classes sont submergées compte tenu de la natalité, et qui souffrent d’un manque de moyens élémentaires pour fonctionner. Des responsables d’un enseignement catholique me font part du phénomène comportemental nouveau d’élèves musulmans qui refusent désormais de leur serrer la main, sans évoquer certains caillassages. Un Tchadien qui me conduit m’explique qu’en échange d’un effacement de ses dettes, il a renoncé à sa religion chrétienne pour embrasser l’islam…
Le Niger. Plusieurs témoignages directs sont éclairants sur l’évolution de ce pays, nonobstant les initiatives prises par son Président, Mohamed Bazoum, dont récemment la réception d’une délégation de femmes entrepreneurs dans le domaine de l’élevage et de l’agroalimentaire pour les soutenir dans leur engagement. Une Nigérienne me dit « qu’en dix ans, son pays a reculé de mille ans » en invoquant l’emprise de ce nouvel islam, le port désormais généralisé du voile par les femmes, l’évolution des comportements. Un responsable touareg me confie : « mon général, vous allez comprendre. Il y a vingt ans, il n’y avait pas un seul wahhabite. Aujourd’hui, 80% des musulmans sont wahhabites ». Il ajoute que ces nouveaux imams « déconstruisent systématiquement les structures traditionnelles, chefferies et confréries ». Je me remémore – c’était en 2012 -, alors qu’il était encore possible de se déplacer dans la profondeur du territoire, ces panneaux mentionnant des projets et réalisations relatifs à « la propagation de l’islam ».
Le Burkina Faso. Le pays des hommes intègres. Je constate dans Ouagadougou la présence de très nombreuses femmes portant le hidjab, ce voile qui cache les cheveux, les oreilles et le cou, ne laissant voir que l’ovale du visage, et qui est prôné en particulier par les Frères musulmans. Je remarque aussi quelques niqabs, voile intégral complété par une étoffe ne laissant apparaître qu’une fente pour les yeux, mais aussi des hommes revêtant la tenue caractéristique des salafistes. Autant de vêtements très éloignés de ceux appartenant à la tradition burkinabée. Lors d’un échange informel, un ancien ministre me donne une explication au basculement d’une partie des Territoires du Nord du pays sous la férule djihadiste : « Il y a des centaines d’écoles coraniques ».
Je puis également parler de la République du Congo (communément appelée Congo-Brazzaville) et ces petites mosquées jalonnant les routes, mais aussi de la République démocratique du Congo où la menace salafiste pointe, y compris au coeur de la capitale. Mais encore Madagascar. Au cours d’un entretien avec l’ancien Président Didier Ratziraka, récemment décédé – moment marquant, car, outre son immense culture et de son esprit brillant, il a été de ces personnages majeurs de l’histoire moderne de l’Afrique -, il faisait état de ses craintes quant à l’action des prédicateurs islamiques, notamment très actifs dans le nord du pays.
Atlantico : Des pays africains comme le Niger se radicalisent de plus en plus. Cela représente-t-il un danger pour la France, notamment parce qu’elle est un pays d’accueil d’immigrants africains ?
Bertrand Cavallier : Ce que nous dénommons comme la radicalisation est en fait le processus selon lequel l’ islam salafiste doit être conforme à celui que pratiquaient les compagnons du prophète ou du moins idéalisé comme tel, et doit se substituer aux autres courants de l’islam en ce sens qu’ils sont déviationnistes. Il s’agit donc, selon l’enseignant-chercheur Mohamed-Ali Adraoui, dont je vous conseille la très éclairante interview donnée sur France Culture le 7 février dernier et intitulée « qu’est-ce que le salafisme ? ». Selon lui, « le salafisme est un révisionnisme musulman pour reproduire la norme primitive de l’islam ». Ainsi « Le salafisme revendique vouloir reproduire la norme, le geste, le verbe des « salaf salih » : les premiers musulmans. (…) Derrière le salafisme, il y a une prétention à construire une orthodoxie par le fondamentalisme, une velléité de faire émerger un islam de la vérité par opposition à des mouvements qui auraient dévié ».
Mohamed-Ali Adraoui nous propose donc une compréhension de l’évolution de ce phénomène salafiste débutant dès le VIIIe siècle avec Ibn Hanbal (780-855) [6], qui participe « d’une manière de considérer l’histoire de l’Islam (…) d’une construction historique de l’état naturel des musulmans ». Cependant, il insiste sur le phénomène salafiste né au XVIIIe siècle de l’alliance entre la famille Al Saoud et les descendants de Cheikh Mohammad Ibn Abdul Wahhab, un théologien du Nedj adepte de l’interprétation jurisprudentielle la plus radicale de l’islam sunnite, et qui fonde encore aujourd’hui le contrat social, ou socio-religieux qui est de mise en Arabie Saoudite. Théo Blanc précise bien que « contrairement à la vision dominante, tout salafisme n’est pas wahhabite » et que « Le wahhabisme est une forme particulière prise par le salafisme, ou autrement dit, un salafisme parmi d’autres »[7] or, c’est ce salafisme qui est devenu dominant compte tenu des moyens dont dispose l’Arabie Saoudite.
Salafisme que définit fort logiquement Pierre Conesa comme « une idéologie totalitaire », au regard de son contenu juridique, sociologique, historique… qui structure la société saoudienne, société de nature totalitaire. Et dont les principes, les valeurs, la vision du monde et de l’individu sont contraires, voire à l’opposé de celle de la société française en particulier, de l’Europe en général, mais qui sont également étrangères aux traditions d’une grande partie de l’Afrique.
Cette expansion islamiste induit donc au premier rang un combat de valeurs qu’avait parfaitement identifié Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, correspondant du journal Le Monde en Egypte, dans les années 80, dans son ouvrage Le radeau de Mahomet paru en 1983. En quelque sorte, sans porter un jugement sur le fond, mais d’aucuns le feront, deux universalismes s’affrontent, celui humaniste européen, et celui de cet Islam.
S’agissant du continent africain, j’avais dans un article paru dans la Revue politique et parlementaire [8] expliqué pourquoi cet islamisme pouvait déstabiliser profondément l’Afrique, le conduire au chaos et que la réponse principale pour le prévenir est de soutenir l’émancipation des femmes soit un objectif qui relève bien évidemment d’une confrontation de modèles de société. A défaut, sous l’effet de cet obscurantisme galopant, et sans évoquer la condition en soi de la femme africaine, l’Afrique ne pourra juguler ce qui constitue le principal danger induit, soit une explosion démographique qui condamne le développement de l’Afrique.
Cette question de la surnatalité en Afrique est un des fils conducteurs de la pensée du Président Macron. Lors du Sommet du G20 à Hambourg, le 8 juillet 2017, il déclarait que « dans un pays qui compte encore sept à huit enfants par femme, vous pouvez décider d’y dépenser des milliards d’euros, vous ne stabiliserez rien ». Dans sa fameuse déclaration faite sur RFI et France 24 depuis l’Alliance française de Lagos, au Nigeria, le 5 juillet 2018 il confirme cette analyse : « Quand vous êtes un pays pauvre, où vous laissez la démographie galopante, vous avez sept ou huit enfants par femme, vous ne sortez jamais de la pauvreté, parce que même quand vous avez un taux de croissance de 5 % ou 6 %, vous n’arrivez jamais à en sortir tant que la concentration de la richesse ne se fait pas bien ». La situation de nombre de pays de la région est en effet déjà très critique du fait de cette natalité non maîtrisée. Les services publics, notamment concernant l’éducation, ne sont plus à même de répondre aux besoins de la population, sans parler de la malnutrition, des effets induits sur l’environnement. Ceux qui, poussant des cris d’orfraie, critiquent cette position sont des ignorants, des hypocrites quant ils ne relèvent tout simplement de la bêtise et du mépris des populations d’Afrique..
Et quand le Président Macron dit que « le défi de l’Afrique, il est civilisationnel aujourd’hui », il faut bien saisir le contenu et la portée de ce propos. Oui, il est civilisationnel si on considère s’agissant de l’objectif de « rebâtir l’espoir pour toute une jeunesse », énoncé dans son interview à RFI « qu’avoir une politique de planning familial, avoir une politique d’éducation des jeunes filles, de lutte contre le mariage forcé, c’est une nécessité, c’est comme ça que l’Afrique deviendra un grand continent ». Alors même que les premiers qui font obstacle à ces impératifs sont les mouvances islamistes. En d’autres termes, il peut y avoir une rencontre entre la civilisation européenne et la civilisation africaine qui se fortifient mutuellement, en refusant ce modèle religieux, donc civilisationnel qu’est l’Islam salafiste.
Comme le rappelle Maurice Aymard dans un article intitulé La longue durée des civilisations, réalités du passé, défis du présent [9], « Fernand Braudel avait écrit dans la Méditerranée, il y a un demi siècle (1949), que toute civilisation se définissait par ses dons, par ses emprunts et par ses refus : “vivre, pour une civilisation, c’est donc être capable de donner, et de recevoir et d’emprunter…Mais on reconnaît, non moins, une grande civilisation à ce qu’elle refuse parfois d’emprunter, à ce qu’elle s’oppose avec véhémence à certains alignements, à ce qu’elle fait un choix sélectif parmi ceux que les échangeurs lui proposent et souvent lui imposeraient s’il n’y avait des vigilances, ou plus simplement, des incompatibilités d’humeur et d’appétit“ ».
Dans un article paru en 2006 dans la revue Inflexions [10], j’abordais conjointement avec Anne Mandeville, déjà cette problématique croisée de la surnatalité africaine et de la prédominance du fait religieux, sans toutefois à cette époque complètement saisir que l’Afrique noire, notamment subsaharienne, deviendrait si centrale dans les préoccupations de l’Europe, et de la France, en particulier. Il est vrai que c’était bien avant cette intervention en Libye qui a profondément déstabilisé toute cette région. Ainsi nous écrivions : « L’environnement de l’Europe en pleine mutation. On peut identifier ici quatre données majeures et interactives : La première est la potentialisation de flux migratoires massifs vers l’Europe. Le phénomène n’est pas nouveau, mais sa dimension sur fond de déséquilibre démographique croissant est inédite, au regard, par exemple, de la spirale démographique de l’Afrique ; la seconde, l’hyper-terrorisme, est devenue structurelle, la troisième donnée est la déstabilisation ou la fragilisation de la périphérie immédiate du continent européen, c’est-à-dire au Moyen-Orient et au Maghreb, où l’échec du modèle laïque et progressiste débouche sur la référence confessionnelle comme facteur d’identité exclusif. La réintégration d’une lecture religieuse de l’histoire ouvre sur des affrontements internes à la communauté musulmane, mais aussi sur l’oppression des minorités, et enfin sur une contestation de l’Occident et de l’universalisme affiché de ses valeurs perçues comme un paravent à son néo-impérialisme. En d’autres termes, par la mobilisation des peuples, le religieux constitue de nouveau un facteur de puissance ou de conversion de puissance; le quatrième facteur est celui de la tendance à un monde multipolaire ».
Depuis, les choses se sont évidemment accélérées. La pression migratoire est de plus en plus pressante, et étant à dominante africaine comme le rappelait très récemment le Président Macron, se pose un double risque d’afflux massifs, à dominante de jeunes adultes masculins, mais aussi et de façon encore plus préoccupante, d’individus imprégnés par l’idéologie salafiste qui viendraient rejoindre des populations déjà présentes en France, d’origine immigrée, mais également pour partie de plus en plus marquée par le salafisme.
Soyons lucides. Regardons la réalité en face. Je citais dans un de mes articles publiés dans votre média [11] le dernier rapport de la DGSI intitulé « Etat des lieux de la pénétration de l’Islam fondamentaliste en France »[12] dont la lecture devrait s’imposer à tout citoyen responsable. La situation est grave. Elle pourrait devenir dramatique pour notre pays avec l’émergence de zones rouges sur notre territoire. Pourquoi en serait-il autrement ? Pourquoi le transfert massif, soit de centaines de milliers de jeunes migrants inféodés consciemment ou non à cette idéologie obscurantiste, totalitaire, supplantant aisément des populations indigènes vieillissantes, en perte accélérée de références spirituelles, voire reniant leurs racines, ne se traduirait-il pas par ce phénomène qui signifierait la mort de notre nation. Du reste, les signes annonciateurs ne sont-ils pas présents ? Qui oserait aujourd’hui déclarer que le fait de devoir protéger des journalistes de Charlie Hebdo, des figures comme Zineb El Rhazoui, sans évoquer l’affaire Mila, est insignifiant, à moins d’être dans l’illusion béate des idiots utiles ou de sombrer dans un syndrome de soumission collaborationniste ? Qui aujourd’hui peut encore accepter qu’un soldat français, surtout arborant un béret rouge, soit en danger, quant il se déplace en uniforme sur son propre territoire, et qu’il soit notamment inconcevable pour sa sécurité qu’il traverse ainsi certains quartiers ?
Nous avons éconduit Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Jean-Claude Barreau qui en 1991, avait publié l’essai De l’islam en général et du monde moderne en particulier, dans la foulée démis de ses fonctions par le ministre des affaires sociales d’alors, Jean-Louis Bianco, ce parangon de la clairvoyance sur la réalité de l’islam politique. Nous écoutons davantage Gilles Képel qui rappelle que « l’idéologie donne la conscience de l’action et en détermine les formes, tout comme elle définit les frontières de la communauté d’appartenance et de ses ennemis, voire régule, dans les cas passés en revue, jusqu’aux modes d’extermination de ces derniers » et ajoute que « c’est pourquoi il est impératif de faire preuve de lucidité à l’égard des ressorts de la doctrine djihadiste… »[13]. Et bien sûr, il y a la mise en garde de Boualem Sansal : « Ceux qui en Algérie et en France sous-estimaient l’emprise islamiste sur la société se mordent les doigts aujourd’hui. Les voilà comme les autres pris en otages, ligotés, muselés. L’islamisme, il faut le considérer dans sa dimension planétaire, historique et stratégique, pas seulement le vendredi devant la mosquée de son quartier ».
Les périls sont donc majeurs, mais aujourd’hui personne ne peut se réfugier dans le déni.
Les réponses sont évidemment globales et ont pour préalable le courage. Je m’en suis déjà expliqué dans nombre de tribunes publiées notamment dans Atlantico mais également sur des plateaux télévisés dont ceux de Cnews.
Elles impliquent, notamment comme le rappelait Pierre Conesa, d’être logiques en mettant en place à la fois « des barrages internes et des barrages externes », soit en développant une cohérence entre les mesures qui s’imposent à l’intérieur de notre territoire, et celles qui relèvent de notre politique étrangère. En la matière, la clarification des relations avec certains Etats de la péninsule arabique constitue une priorité, mais également avec la Turquie dont on connait l’activisme en France et en Allemagne sous couvert de l’organisation islamiste turque Millî Görüs (« Vision nationale »), du nom de la doctrine lancée à la fin des années 1960, à Cologne, par Necmettin Erbakan, père fondateur de l’islam politique turc, auprès duquel Recep Tayyip Erdogan s’est formé. S’agissant de l’Arabie Saoudite et du Qatar se pose la question également du contrôle de leur intense lobbying doté de moyens financiers colossaux permettant notamment pour les Saoudiens de s’appuyer sur le concours de grands groupes français de conseil en communication.
Ces réponses toujours selon Pierre Conesa imposent « de désigner la cible, ce qui n’est pas fait en France (…) désignation qui permet de faire comprendre que c’est une partie de la communauté musulmane qui pose problème par ses pratiques ».
S’agissant de l’Afrique, cette nouvelle alliance inter-civilisationnelle que j’évoquais, alternative à l’expansion islamiste, doit s’appuyer sur trois piliers :
- premièrement, une densification idéologique des différents acteurs, à la fois européens et africains : que voulons-nous ? Quelle vision du monde et de la personne humaine ? Qui n’autorise aucune concession sur le fond, notamment s’agissant des droits de l’homme et de la condition des femmes ;
- deuxièmement, une action globale qui intègre nécessairement l’outil militaire (tout retrait total est illusoire), mais qui ne saurait donc s’y réduire. L’appui à l’émancipation des femmes, le soutien à l’éducation constituent la mère des batailles qui doit être permise par le retour des conditions de la sécurité ;
- troisièmement, un cadre de l’action qui ne peut être principalement pour la France que celui de l’Union européenne agissant en partenariat avec les organisations et pays africains, car seule l’UE dispose des moyens requis pour relever les défis présents et à venir. Cependant, outre l’objectif idéologique que doit démontrer l’Union européenne – dont elle serait bien inspirée de ne pas le réduire à la promotion caricaturale de la théorie du genre -, l’UE doit utiliser ses formidables capacités au travers de projets opérationnels, concrets, intégrés, développés selon une logique de concentration des efforts, au profit direct du bien être des populations.
De janvier 2022 à juin 2022, la France présidera le Conseil de l’Union européenne. Les notions de puissance et d’appartenance[14] font parties des notions encadrantes de cette future présidence française de l’UE. L’occasion est donc donnée au Président Macron d’opposer à l’expansion djihadiste une réponse européenne globale pour le continent africain. Une Europe active, jouant un rôle majeur dans le combat contre l’islamisme et ses manifestations barbares la replacera également du point de vue géopolitique comme un acteur crédible.
[1] Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
[2] Interview RFI 23 mai 2017
[3] Pierre Conesa, agrégé d’histoire et ancien élève de l’ENA, fut membre du Comité de réflexion stratégique du ministère de la Défense. Enseignant à Sciences-Po, il écrit régulièrement dans Le Monde diplomatique et diverses revues de relations internationales. Il est notamment l’auteur de Guide du Paradis : publicité comparée des au-delà (L’Aube, 2004 et 2006), de Les Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terrorisme (L’Aube, 2007), de La Fabrication de l’ennemi(Robert Laffont, collection « Le Monde comme il va », 2011) et de Dr Saoud et Mr Djihad (Robert Laffont, collection « Le Monde comme il va », 2016).
[4] Interview La Fabrique de l’Opinion 07 février 2017
[5] Jeune Afrique 18 avril 2017
[6] Il considérait en effet que la théologie rationaliste mutazilite (3), doctrine d’Etat du califat abbasside de 813 à 847, portait atteinte à l’intégrité de la foi et nécessitait un retour à la pureté originelle de l’islam du temps du Prophète
[7] Les clés du Moyen Orient Salafisme (1) : Origines et évolutions doctrinales Par Théo Blanc Publié le 16/10/2017
[8] https://www.revuepolitique.fr/face-a-lislamisme-qui-conduit-lafrique-au-chaos-le-defi-central-de-lemancipation-des-femmes/
Par Bertrand Cavallier 18 avril 2020
[9] Diogène 2007/2 (n°218), pages 142 à 151.
[10] BERTRAND CAVALLIER ET ANNE MANDEVILLE LA RENAISSANCE DU SYSTÈME MILITAIRE COMME ACTEUR ESSENTIEL DE LA FONCTION DE POLICE GLOBALE CONTEMPORAINE Le «nouvel ordre mondial » sanctifié en 1989 apparaît aujourd’hui comme un désordre généralisé et caractérisé par deux tendances lourdes et complémentaires : la mondialisation, notamment de la violence et de la menace, et l’interpénétration toujours plus profonde de ce qu’il était autrefois convenu d’appeler l’interne et l’externe.
Revue Inflexions 28/11/2006
[11] https://www.atlantico.fr/article/decryptage/islamisme—de-trappes-a-lunel-ces-territoires-que-la-republique-a-abandonne-sans-combattre-general-bertrand-cavallier
[12]« L’islam fondamentaliste atteint en France un seuil critique d’influence qui fait désormais peser un véritable danger sur la vie démocratique de la nation. Les réseaux islamistes ont investi un ensemble de champs et d’institutions leur permettant de fabriquer des individus dont la vision du monde est étrangère au lègue de l’héritage politico-culturel français…/…Le risque ultime que font peser les quatre mouvements islamistes les plus actifs – Frères Musulmans, salafistes, tabligh, turcs – est l’avènement d’une contre-société sur le territoire national. Ce risque se matérialise et s’intensifie alors que près de 53% de français de confession musulmane pratiquent un islam “conservateur” voire “autoritaire” qui confine à une forme de sécessionnisme politique et social pour 28% d’entre eux »
[13] Gilles Képel La Fracture Gallimard / France Culture