L’économie libanaise s’est effondrée en sept mois. Les habitants commencent à souffrir de la faim. Une solution est possible si l’on analyse correctement les causes du problème. Encore faut-il accepter de reconnaître ses erreurs et de distinguer ce qui est structurel de ce qui ressort des problèmes régionaux. Il est vain et diffamatoire d’accuser l’ennemi traditionnel (Israël) ou l’allié brutal (les États-Unis) d’avoir causé un problème qui dure depuis des siècles et devient à ce point anachronique. Il est également dangereux d’ignorer l’évolution du principal allié actuel du Hezbollah (l’Iran).
- Le général Chamel Roukoz est la personnalité libanaise la plus légitime à réformer le pays. Cependant les États-Unis préfèreraient que le général Joseph Aoun (sans lien de parenté proche avec le président de la République) joue le rôle du « dictateur » (au sens romain antique du terme).
Un problème structurel, hérité du passé
Dès le début des événements au Liban, nous avions souligné que le problème structurel n’était pas la corruption, mais l’organisation de ce pays selon un système communautaire confessionnel [1]. En outre, avant que le problème bancaire ne devienne public, nous l’avions annoncé et avions expliqué que, comme toutes les banques, les libanaises ne possèdent que le dixième de leurs dépôts. Par conséquent, lorsque apparaît un problème politique majeur qui altère la confiance, toutes les banques sont incapables de rembourser leurs clients.
Nous continuons à affirmer que les Libanais se trompent en rejetant la faute sur les corrompus. Le peuple est le seul responsable d’avoir accepté la poursuite de ce système féodal, hérité de l’occupation ottomane, sous l’édredon du communautarisme confessionnel, hérité de l’occupation française. Ce sont toujours les mêmes familles qui contrôlent le pays depuis des siècles ; la guerre civile (1975-90) ne les ayant que peu renouvelées.
Il est ahurissant d’entendre les musulmans dénier la colonisation ottomane et les maronites s’esbaudir devant leur « Mère la France » (sic). Chacun a bien sûr des raisons pour avoir commis ces fautes, mais ce n’est pas en s’aveuglant sur le passé que l’on créera un futur viable.
Washington et Tel-Aviv ne veulent pas détruire le Liban
Les États-Unis font clairement pression contre le Hezbollah. Cependant comme l’a dit le général Kenneth McKenzie, commandant du CentCom, lors de sa récente visite à Beyrouth, il s’agit pour eux d’une pression indirecte contre l’Iran. Personne ne songe à détruire le Hezbollah qui est la première armée non-étatique au monde. Personne n’ourdit de guerre contre le Liban et surtout pas Israël.
Cette mise au point est d’autant plus nécessaire que les États-Unis ont menacé le Liban de rétorsion s’il n’acceptait pas la ligne de partage inique tracée par l’ambassadeur Frederic Hof. Elle délimite les zones maritimes israélienne et libanaise de manière à faciliter l’exploitation des réserves de gaz par Tel-Aviv. Ils ont également fait pression sur le Liban, selon leurs besoins tactiques, contre la Syrie : un jour lui demandant de s’abstenir de toute intervention, le lendemain exigeant qu’il accueille et conserve ses réfugiés pour couler l’économie de Damas.
Quand à Israël, ce pays est désormais gouverné simultanément par deux Premiers ministres. Le premier Premier ministre, Benjamin Netanyahu, est un colonialiste au sens anglo-saxon du terme. Il entend étendre le territoire israélien « du Nil à l’Euphrate » comme cela est symbolisé par les deux bandes bleues du drapeau israélien. Le second Premier ministre, Beny Gantz, est un nationaliste israélien, qui entend vivre en paix avec ses voisins. Les deux hommes se paralysent mutuellement, tandis que Tsahal s’inquiète des ravages que le Hezbollah ne manquerait pas cette fois-ci de causer en Israël en cas de guerre.
Le projet perse dont personne ne veut
Le Liban est un État artificiel dessiné par les Français. Il n’a aucune possibilité de vivre en autarcie et dépend obligatoirement non seulement de ses deux voisins, la Syrie et Israël, mais aussi de toute la région.
La pression US se concentre sur l’Iran. Il y a trois semaines la base militaire de Tarchin (sud-ouest de Téhéran) explosait suscitant des déclarations officielles dilatoires. La semaine dernière, sept petits navires militaires iraniens ont explosé dans le Golfe. Cette fois, ni le Pentagone, ni l’armée iranienne n’ont communiqué à ce sujet.
Depuis 2013, l’Iran (perse et chiite) de cheikh Hassan Rohani a changé de buts. Il s’est donné comme objectif stratégique, officiellement adopté en 2016, la création d’une fédération d’États avec le Liban (arabe à majorité relative chiite), la Syrie (arabe et laïque), l’Iraq (arabe à majorité chiite) et l’Azerbaïdjan (turc et chiite). Le Hezbollah a assimilé ce projet à l’« Axe de la Résistance » qui s’était constitué face aux invasions israéliennes et états-uniennes. Cependant, ce ne sont pas seulement Israël et les États-Unis qui y sont opposés, mais aussi ceux qui devraient constituer cette fédération. Tous sont vent debout contre la reconstitution d’un empire perse.
Sayyed Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, pense que cette fédération serait respectueuse des différents systèmes politiques des États la composant. D’autres au contraire, notamment les partisans du secrétaire général adjoint, Naïm Qassem, pensent que tous devraient admettre la gouvernance par des sages comme décrite par Platon dans son livre La République et instituée en Iran par l’imam Rouhollah Khomeiny (grand spécialiste du philosophe grec) sous l’appellation de Velayat-e faqih. Le Hezbollah n’est plus simplement le réseau de Résistance qui bouta l’occupant israélien hors du Liban. Il est devenu un parti politique avec ses tendances et factions.
Or, le Velayat-e faqih, séduisant sur le papier est devenu dans la pratique l’autorité du Guide de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei. L’Iran ne parviendra sûrement pas à étendre ce système à ses alliés, surtout au moment où il est contesté chez lui. C’est un fait : tout le monde dans la région, y compris ses ennemis, admire le Hezbollah, mais presque personne ne veut du projet iranien, ni ne peut compter sur l’engagement du seul sayyed Hassan Nasrallah.
La semaine dernière, l’ambassadeur d’Iran à Damas a publiquement déclaré partager les objectifs de la Russie contre les armées jihadistes, mais diverger sur le futur de la région. Pour la première fois, un officiel iranien admettait ce que nous écrivons depuis longtemps : la Russie et les États-Unis, eux aussi, s’entendent sur ce point. Ils ne veulent pas, ni l’un, ni l’autre, de cette prétendue Fédération chiite de la Résistance.
Cette semaine, l’agression de l’Azerbaïdjan (turco-chiite) contre l’Arménie (russo-orthodoxe), en dehors de la zone d’affrontement traditionnel du Haut-Karabakh, atteste que le problème lié à ce projet de Fédération s’étend dans la région.
Le renoncement du Hezbollah à ce fantasme aurait de lourdes conséquences parce qu’il dissoudrait le rêve d’un nouvel empire perse. Mais comme personne n’en veut et qu’il ne risque pas de voir le jour, le Parti de Dieu préfère maintenir le doute sur sa position et profiter le plus longtemps possible de son allié iranien.
La pression des États-Unis vise à contraindre le Hezbollah à franchir ce pas. Il suffirait que le Parti de Dieu déclare ne pas choisir ce projet de Fédération de la Résistance pour que l’agressivité de Washington et de ses propres alliés à son égard s’apaise.
Comment guérir le Liban ?
Toutefois, cela ne résoudrait aucunement le problème actuel du Liban. Celui-ci suppose que chacun renonce à ses privilèges communautaires confessionnels c’est-à-dire non seulement les maronites à la présidence de la République, les sunnites au poste de Premier ministre et les chiites à la présidence de l’Assemblée nationale ; mais aussi aux sièges réservés à l’Assemblée nationale ; et encore à toutes forme sectaire de répartition des postes dans la fonction publique. Ce n’est qu’à ce moment-là que les Libanais pourront proclamer l’égalité de tous leurs citoyens selon le principe « Un homme, une voix » et devenir enfin la démocratie qu’ils ont toujours prétendu être et qu’ils n’ont jamais été.
Ce chantier gigantesque devrait mettre fin à plusieurs siècles de confessionnalisme sans pour autant provoquer de guerre civile. Il est donc quasiment impossible d’y parvenir sans passer par une phase autoritaire, seule capable de paralyser les antagonismes durant la période de transition. Celui qui jouera le rôle de réformateur doit à la fois disposer du soutien de la majorité et ne pas être en conflit avec l’une ou l’autre des 17 communautés confessionnelles.
Certains penchent pour le général Chamel Roukoz, le vainqueur du groupe jihadiste Fatah al-Islam (bataille de Nahr al-Bared, 2007) et du cheik salafiste Ahmed al-Assir (bataille de Sidon, 2013). Mais ce prestigieux militaire a le malheur d’être un des gendres du président Michel Aoun ce qui, en raison du partage confessionnel, lui a fait manquer sa nomination comme chef des Forces armées. Les États-Unis souhaitent que celui qui a finalement été désigné à ce poste, le général Joseph Aoun (sans lien de parenté avec le précédent), s’empare du Pouvoir. Pour récupérer ses chances, le général Chamel Roukoz vient d’appeler à la démission des « trois présidents » de la République (son beau-père), du gouvernement et de l’Assemblée nationale.
L’armée régulière n’a jamais reçu les armes nécessaires pour défendre le pays et s’appuie donc sur le Hezbollah pour prévenir une nouvelle invasion israélienne. Chamel Roukoz et Joseph Aoun ont toujours entretenu de bonnes relations avec le Parti de Dieu. Ils disposent l’un et l’autre d’une image d’impartialité dans toutes les communautés.