Par Charles Gave
3 décembre, 2018
Un certain nombre de lecteurs me font part de l’impossibilité matérielle qui existerait selon eux à la croissance « perpétuelle », compte tenu des contraintes physiques qui existeraient sur le pétrole, le charbon, l’espace physique ou que sais-je encore.
C’est bien entendu la vieille thèse malthusienne qui revient encore et toujours.
Elle stipulait à son début que comme la population s’accroissait en progression géométrique et la production de nourriture en progression arithmétique, à un moment ou à un autre il y aurait pénurie de nourriture et que nous aurions d’immenses famines. Cette thèse n’a jamais été confirmée depuis le début de la révolution industrielle, mais cela ne l’empêche pas de revenir encore et toujours sur le devant de la scène tant elle paraît logique.
Par exemple, en 1973, au début de ma carrière, le fameux Club de Rome publia un ouvrage appelé « les limites de la croissance » qui fut un best-seller mondial et dans lequel était annoncé que nous allions manquer de pétrole dans les vingt ans qui suivaient et que compte tenu de sa croissance démographique l’Inde allait connaître une immense famine qui allait tuer des centaines de millions de personnes. Rien de tout cela ne s’est produit, la production de pétrole a doublé, les réserves restant stables à une vingtaine d’années d’une consommation qui a elle-même doublé et l’Inde exporte des matières premières agricoles alors que sa population a doublé depuis.
Ce qui n’empêche pas tous les malthusiens du monde de continuer à nous annoncer que nous arrivons à la fin de nos ressources et que nous avons besoin d’un gouvernement mondial composé de technocrates compétents et altruistes pour gérer l’inévitable décroissance qui est notre seule porte de sortie. Pour représenter la France dans cette auguste institution, je suggère monsieur Attali, dont chacun connaît les compétences exceptionnelles.
Il serait facile de continuer à ironiser sur cette famille de penseurs qui se trompe avec beaucoup de constance depuis environ deux cent cinquante ans, et toujours pour la même raison puisqu’ils opposent une demande infinie a une offre finie. Ce qui est une erreur conceptuelle puisque, comme l’avait dit le Cheik Yamani, l’âge de pierre ne s’est pas arrêté par manque de cailloux Il me semble, cependant qu’il serait beaucoup plus fructueux d’essayer de comprendre pourquoi ils se trompent avec tant de constance.
La première raison est assez simple : nul d’entre eux n’intègre jamais la capacité de l’esprit humain à inventer.
Par exemple, le progrès technologique dans le domaine de l’agriculture depuis l’époque de Malthus a été gigantesque et ininterrompu. S’il n’y a pas eu de famine en Inde, c’est parce que les spécialistes ont mis au point le blé a tige courte qui a complètement changé la donne pour le sous-continent. Et pour qu’il y ait invention, il faut que les prix relatifs changent entre les produits de façon à ce que l’invention soit rémunératrice pour celui qui la fait. Ce qui suppose qu’il n’y ait pas de gouvernement (mondial ou national) qui bloque les prix, empêchant ainsi toute invention.
Si vous voulez créer la misère et la stagnation, il faut mettre les Attali de ce monde au pouvoir et créer un gouvernement mondial. Après tout, toutes les famines au XXe siècle (et il y en a eu et qui ont fait des dizaines de millions de morts) ont une caractéristique commune, le mot socialiste figurait a chaque fois dans la dénomination de leur pays à l’ONU, le dernier exemple étant bien sûr le Venezuela, si cher à monsieur Mélenchon… mais avant ça nous trouvons la Corée du Nord, l’Éthiopie, la Chine de Mao, la Russie de Staline et bien d’autres encore…
Ce que devraient dire les malthusiens c’est donc : « en l’absence de nouvelles inventions qui changeraient complètement la donne, nous allons tous crever de faim et de froid dans trente ans » et cela serait intellectuellement honnête. Mais c’est ce qu’ils ne disent jamais, et pour cause, puisque cela ferait passer le pouvoir de leurs mains, eux les fonctionnaires et les politiques, au marché et aux entrepreneurs.
Prenons l’exemple du pétrole.
Dans un livre publié il y a une quinzaine d’années et qui s’appelait « c’est une révolte, non sir, c’est une révolution », je disais que le XIXe siècle avait été le siècle du charbon, le XXe celui du pétrole et que le XXIe serait celui de l’électricité. Et quel est le seul problème de l’électricité ? Elle est très difficile à stocker. Dès que l’on pourra stocker l’électricité de façon convenable, alors les éoliennes et les panneaux solaires deviendront rentables et le prix du pétrole tombera à quelques dollars par baril. Et si nul ne trouve la solution, peut-être le pétrole sera-t-il remplacé par l’hydrogène…déjà, dans Paris circulent des taxis a hydrogène, de marques coréennes, le gaz étant fourni par Air Liquide. Voilà qui peut fournir une piste pour ceux qui s’intéressent aux marchés des actions…
La première raison pour laquelle les malthusiens ont tort c’est donc qu’ils sous-estiment toujours la capacité de l’offre à augmenter de façon spectaculaire, les inventions en étant la cause.
La deuxième raison est plus complexe et je vais essayer de l’expliquer ici.
Prenez le PIB français de 1968 et le PIB français d’aujourd’hui. Le PIB d’aujourd’hui est très supérieur à celui de 1968, cela va sans dire, mais le PIB de 1968 était beaucoup plus « lourd » que celui d’aujourd’hui. Nous produisions alors du charbon, de l’acier, de l’aluminium, du ciment qui étaient employés dans la construction navale ou la construction de wagons, de voitures, de rails de chemins de fer, de routes, d’immeubles…
Aujourd’hui, nous produisons des séries télévisées, des programmes sons et lumières, des services de tourisme, des services hospitaliers et que sais je encore. Et tous ces services sont immatériels et ne connaissent aucune contrainte de matières premières si ce n’est celle de l’énergie, contrainte qui risque de disparaître pour de bon un de ces jours grâce à une invention permettant le stockage de l’électricité, qui n’est certes pas certaine, mais probable. La réalité est donc que depuis cinquante ans, nous consommons de moins en moins de matières premières, énergie comprise par unité de PIB et que donc nous sommes de moins en moins sensibles à la malédiction malthusienne du monde fini.
Laissez-moi vous donner deux exemples
- Il y a une trentaine d’années, l’Internet n’existait pas, téléphoner coûtait un maximum et l’accès à la mémoire collective par l’intermédiaire d’une bibliothèque était très difficile d’accès. Et garder le contact avec mes clients était extrêmement coûteux puisque tout passait par la poste. Aujourd’hui, tout est simple, j’écris un papier à Paris, il est relu et mis en forme à Hong-kong dans la journée qui suit et envoyé à nos treize mille lecteurs en appuyant sur un bouton et cela ne me coûte quasiment RIEN et ne consomme ni papier, ni encre, ni aucune matière première. Et je me passe de la poste. La seule contrainte que j’ai est d’avoir accès à l’électricité et dès que cela se produit, je suis relié au reste du monde sans coût aucun.
- Prenons un autre exemple, encore une fois lié à mon histoire professionnelle. Il y a trente ans, je gérais à peu près 10 milliards de dollars à Londres. Pour faire face à mes besoins, nous avions été obligés d’installer dans nos bureaux une salle climatisée dans laquelle se trouvaient nos ordinateurs (qui coûtaient fort cher). Et à côté de cette salle, trois personnes programmaient et entretenaient ces monstres pour que je puisse prendre mes décisions, ce qui veut dire que je devais être le plus souvent possible physiquement dans mon bureau… et tout cela nous coûtait au bas mot $ 2 millions par an. Aujourd’hui, j’ai accès à des programmes décentralisés, la salle des machines est quelque part dans le nord de la Suède, je communique par email avec les gens à qui j’ai besoin de poser des questions, la qualité des données est très supérieure a celle dont je disposais il y a trente ans et tout cela me coûte moins de 10 000 $ par an… et j’ai accès à tout cela à partir de mon ordinateur portable partout dans le monde et cette machine coûte moins d’un millier de dollars alors que mon premier ordinateur m’avait coûté 50 % de mon chiffre d’affaires annuel.
Il ne s’agit pas d’un progrès, mais d’une révolution. Chaque enfant, chaque adulte dans le monde a accès à toute la mémoire du monde en temps réel, sans limites de coût. C’est tout simplement prodigieux.
Est-ce que cela veut dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme le pensait Pangloss ? Je n’en suis pas sûr et voici pourquoi.
Avoir la connaissance, c’est avoir le pouvoir, et avoir le pouvoir c’est disposer du monopole de la violence légitime. Et donc le pouvoir vient de passer du petit nombre au plus grand nombre. Or nos structures politiques sont complètement inadaptées à ce passage, à l’exception sans doute de la Suisse. La quasi-totalité de nos structures de pouvoir est en effet organisée comme des pyramides, où le sommet, qui est supposé « savoir » décide pour la base, ignorante par définition. Or la base n’est plus ignorante et les structures politiques actuelles apparaissent comme complètement incapables de se transformer pour rendre le pouvoir au peuple.
- On le voit en Europe, avec la crispation des autorités européennes cherchant à maintenir un ordre dont plus personne ne veut.
- On le voit en France avec la révolte des gilets jaunes.
- On le voit en Italie.
- On le voit avec l’émergence de Trump aux USA, au Brésil, aux Philippines, en Inde avec l’arrivée de populistes
- On le voit en Grande-Bretagne où la tentative des classes dirigeantes anciennes pour empêcher le Brexit s’affirme tous les jours.
- On le voit dans l’écroulement des partis politiques traditionnels dans tous nos pays.
Le défi de notre temps, pour parler comme Toynbee, est donc la transmission du pouvoir d’une élite à la population. Comme je ne cesse de l’écrire dans ces chroniques depuis des années, l’infrastructure économique détermine TOUJOURS la superstructure politique. Il me semble que nous sommes en train d’arriver à la fin de la Démocratie représentative et qu’il va falloir passer un peu partout à la Démocratie directe. Faute de démocratie directe, nous risquons d’avoir l’émergence « d’hommes forts », ce qui amènerait automatiquement à des troubles plus profonds encore.
Nous sommes donc vraiment en train d’entrer dans des temps révolutionnaires. Le monopole de la Violence légitime va changer de mains, et les anciens détenteurs vont se battre comme des fous pour le garder, ce qui risque de créer des dégâts. Et cette transmission peut se faire soit en bon ordre, soit dans le désordre.
En 1689, la Grande — Bretagne, lors de sa glorieuse révolution, réussit à passer de la monarchie a la démocratie représentative, sans trop de mal.
Un siècle plus tard, la France échoua dans une tentative similaire.
Pour l’Allemagne ou l’Italie il fallut attendre 1945, pour l’Espagne les années soixante et pour la Russie les années 90.
Et la quasi-totalité du monde musulman n’a pas encore réussi à se diriger vers la démocratie représentative.
Ce qui veut dire en termes simples qu’une révolution économique entraîne toujours une révolution politique et que toutes les révolutions économiques ne se terminent pas heureusement politiquement.
Compte tenu des précédents historiques, j’aurais tendance à avoir mon argent d’abord la où la Reine d’Angleterre figure sur le billet de banque (GB, Australie, Canada, Nouvelle-Zélande), en Suisse, dans les pays du nord de l’Europe et sans doute aux USA.
Si nous entrons vraiment dans des temps révolutionnaires, il faut penser à Sieyès, le grand constitutionnaliste du début de la Révolution, à qui on demandait ce qu’il avait fait pendant la terreur et qui répondit « J’ai vécu »