1. Amoral, instable, les adjectifs s’enchaînent pour décrire le président Américain. Pour autant, il est indéniable que Donald Trump a su faire bouger les choses à sa manière. Au-delà d’une croissance en hausse, l’auteur de la tribune à charge mentionne lui-même « des points positifs que la couverture systématiquement négative ne parvient pas à « capturer » ». Finalement, pour faire « bouger » nos démocraties, serait-il finalement « nécessaire » qu’une personnalité « instable » prenne le pouvoir ?
La tribune que vous mentionnez est celle d’un haut fonctionnaire américain anonyme qui explique, en substance, que les succès de la présidence Trump – déblocage de la situation en Corée, forte croissance, diminution de moitié du Code des réglementations fédérales – ne sont pas là grâce à Trump mais malgré lui, et sont finalement l’oeuvre de fonctionnaires américains consciencieux qui dirigent le pays selon la morale et le bien, en attendant que cette présidence passe.
C’est un article assez hallucinant qui n’aurait mérité qu’un haussement d’épaules s’il n’était paru dans le New York Times. L’on voit mal pourquoi il faudrait accorder plus de crédit à ces propos qu’à l’auteur de Fire and Fury ou à Bob Woodward qui publie le résultat de tas de témoignages qu’il aurait reçu, sans jamais dire de qui ils viennent. Il semble surtout que nous soyons dans la longue liste des dénonciations anonymes à l’encontre de Donald Trump. Cela dit, celle-ci est plus intéressante, non pas pour ce qu’elle dit de Trump, qui correspond aux poncifs assez idiots auxquels ont est habitués – notamment le fameux « il aime les dictateurs » – que pour ce qu’elle dit précisément, des hauts responsables qui peuplent les administrations américaines – et plus généralement occidentales – et se perçoivent comme le perpétuel remède à la démocratie. En vieillissant, les démocraties occidentales ont sécrété des aristocraties bureaucratiques qui s’estiment au-dessus du suffrage, puisque non élues et survivant aux gouvernements et législatures successifs, et véritables détentrices des destinées du pays, qui ne sauraient être laissées à la volonté d’électeurs, trop volages, trop populaires au sens social du terme.
Le témoignage de cet article est typiquement de cet ordre-là : on veut bien croire le New York Times lorsqu’il nous garantit la fonction de cet auteur anonyme dans l’appareil d’Etat : il n’y a en effet qu’un bureaucrate pour tenir des propos pareils avec un tel aplomb, pour se montrer aussi méprisant envers le choix du peuple et aussi condescendant dans son assurance que, ne nous inquiétons pas, il veille au grain jusqu’à ce que le peuple choisisse « bien » à nouveau, c’est-à-dire élira quelqu’un qui laisse les bureaucrates décider.
Pardonnez-moi cette introduction un peu longue, mais elle était essentielle pour répondre à votre question car elle souligne, précisément, pourquoi une personnalité un peu rentre-dedans est nécessaire pour faire bouger nos démocraties : pour faire des réformes vraiment en profondeur, il ne suffit pas de vouloir construire, il faut aussi avoir envie de démolir. Les candidats réformateurs qui n’ont pas une envie de démolir d’abord, au moins en partie, l’ordre établi ne sont destiné qu’à être des bricoleurs timides, continuellement bridés par la bureaucratie, son conformisme, son conservatisme, son arrogance de sachants, ses arrangements ronronnants qui encrassent les rouages des institutions et confisquent toujours plus le pouvoir qui, dans une démocratie, est censé appartenir au peuple.
Depuis l’élection de Donald Trump, je compare celui-ci non pas à Reagan, souvent évoqué par ses supporters, mais à Teddy Roosevelt, qui redynamisa très fortement la démocratie américaine, au grand dam des élites installées, en luttant contre la corruption et les monopoles des « malfaiteurs de grande fortune », tout en redessinant le rôle mondial des Etats-Unis.
Or, Théodore Roosevelt était lui aussi un personnage haut en couleur et « imprévisible », tellement haut en couleur et imprévisible qu’il n’arriva au pouvoir que comme vice-président d’un président assassiné, McKinley, alors que l’appareil du parti républicain ne voulait pas de lui comme candidat.
Bref, cette tribune du New York Times a tout l’air du discours d’une bureaucratie qui tente de réaffirmer sa légitimité et son importance alors que depuis deux ans le président des Etats-Unis la ridiculise avec ses succès en série. Ce n’est guère étonnant, à deux mois des élections de midterm : la bureaucratie et l’establishment vont tout tenter pour empêcher Donald Trump d’ajouter à cette série un succès électoral.
2. Quels sont les autres personnalités qui viennent confirmer cette hypothèse ? Est-ce un trait de caractère exclusivement réservé aux populistes ?
On ne peut s’empêcher de penser immédiatement à Matteo Salvini, qui est sans doute en Europe le meilleur pendant de Donald Trump dans la mesure où lui aussi a été élu dans une vieille démocratie européenne et a succédé à des gouvernements technocratiques : celui de Mario Monti et Matteo Renzi. Les autres dirigeants du camp « populiste » en Europe, Sébastian Kurz en Autriche, Orban en Hongrie, peuvent aussi venir à l’esprit, même si l’on parle là de pays de dimensions plus étroites.
On a pu croire, en France, qu’Emmanuel Macron, lui aussi élu comme une sorte d’outsider, ayant créé son propre mouvement aux dépens des anciens partis de gouvernement, montrerait la même personnalité. Je pense que c’est d’ailleurs assez largement le cas, mais la personnalité ne fait pas tout, il y a aussi les idées, la perception du pays et de la situation. Emmanuel Macron reste un produit de la technocratie française et de la bourgeoisie progressiste, ce qui le rend apparemment incapable de penser les réformes autrement que des ajustements techniques, et de percevoir l’agacement populaire et la crispation générale de l’homme de la rue face à l’immigration. Il ne semble pas capable de cette audace presque imprudente qu’on ne retrouve effectivement que chez les populistes, car ceux-ci ont, outre la conviction rationnelle de devoir changer les choses, une véritable pulsion du changement, une envie très profonde de casser un certain nombre de choses. Emmanuel Macron semble en définitive trop appartenir à la bureaucratie pour être capable de s’y opposer.
3. En quoi cela est-il révélateur d’une certaine paralysie des élites traditionnelles occidentales ? Qu’est ce que cette incapacité à changer les « choses » révèle de ce que sont devenues nos démocraties ?
Les démocraties ont une tendance certaine à s’encrasser de conformisme et d’interdits politiques, qui vont de pair avec l’installation d’une caste dirigeante non élue, habituée à voir défiler les élus du peuple tout en restant elle-même en place, et développant par là-même un sentiment de supériorité à l’égard de la démocratie, et une attitude de gardiens du temple. Attitude qui ne se fonde, constitutionnellement, sur rien : dans les démocraties, l’Administration n’est jamais reconnue comme un pouvoir par la Constitution, elle est censée être un simple instrument d’exécution de la volonté populaire à travers les différents pouvoirs.
Nos démocraties sont certes vieillissantes et ont donc eu largement le temps de développer de telles bureaucraties et la mentalité qui va avec. A partir de là il n’y a que deux solutions : soit la démocratie s’éteint peu à peu, soit elle est redynamisée par l’élection de trublions qui, peut-être brouillons, capricieux voire maladroits, réinjectent un peu de débat, d’incertitude et de mouvement dans les routines de pouvoir, qui sont à terme des ennemis bien plus dangereux pour la démocratie qu’un populiste élu de temps en temps.