Par Philippe Fabry
22 juin 2018
FIGAROVOX/ANALYSE – La Corée du Nord semble suivre la même voie que la Chine, réintégrée dans le
concert des nations après la rencontre entre Mao et Nixon en 1972. Si c’est le cas, il faut s’attendre à une
libéralisation économique à Pyongyang, mais pas à un changement de la nature du régime.
Philippe Fabry est docteur en histoire du droit. Il a notamment publié
Rome, du libéralisme au socialisme.
Leçon antique pour notre temps
Le sommet de Singapour entre Donald Trump et Kim Jong-Un s’est achevé par une poignée de main
historique, et la signature d’un premier document commun – certes très succinct et vague, mais on ne pouvait
guère attendre plus de ce premier contact après des décennies de rupture.
Peut-être dira-t-on à l’avenir que seul Trump pouvait obtenir des concessions de la Corée du Nord. Cependant,
si le président américain a indéniablement joué une partition décisive, il est peu vraisemblable que l’affaire
serait allée si vite si Kim Jong-Un lui-même n’avait pas préparé cette issue depuis longtemps. Aussi, pour
comprendre ce qui est en train de se passer, et quelle est cette curieuse stratégie de Kim Jong-Un, proposant
une rencontre et la dénucléarisation après avoir menacé ses ennemis du feu nucléaire, le parallèle avec
l’ouverture de la Chine il y a près d’un demi-siècle semble une bonne référence.
Depuis l’instauration de la République populaire de Chine en 1949, et le début du règne de Mao, la Chine
faisait partie du bloc communiste, quoique dès le début les relations fussent complexes avec une URSS
jadis alliée de Tchang Kaï-chek et souhaitant conserver la direction monopolistique du communisme mondial.
L’intervention chinoise dans la guerre de Corée avait porté au maximum les tensions avec les Etats-Unis.
L’acquisition de la bombe atomique en 1964 permit à la Chine de se hisser au même rang que les quatre autres
membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, cependant que les relations avec l’Union soviétique
se dégradaient. Nixon et Kissinger surent voir la faille dans le bloc communiste et s’y engouffrèrent. Mao, qui
se sentait isolé, saisit la main tendue. En 1972 eut lieu la rencontre historique Mao-Nixon, qui amorçait la
réintégration de la Chine dans l’ordre international, ainsi que son ascension. Après la mort de Mao en 1976,
l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et le basculement vers «l’économie socialiste de marché» marquaient
le début de la renaissance de l’économie chinoise, aujourd’hui au coude-à-coude avec l’économie américaine.
Et dans le même temps, le caractère dictatorial et policier du régime communiste chinois s’est maintenu.
Lorsque l’on compare cette trajectoire chinoise avec l’évolution de la Corée du Nord depuis l’arrivée au
pouvoir de Kim Jong-Un, il est difficile de ne pas penser que le comportement apparemment changeant, voire
erratique, de Pyongyang est en réalité une stratégie réfléchie, inspirée de la dynamique chinoise passée.
Au plan économique, Kim Jong-Un a mis en place plusieurs réformes dans le sens d’une économie de
marché: démantèlement de fermes collectives, redistribution des terres sur une base familiale – et donc
privée, autorisation des gérants d’usines à négocier leurs surplus de production, allègement des contrôles
administratifs et quasi-suspension de la répression du commerce privé. En théorie, ce commerce privé
demeure illégal, il ne s’agit donc que d’une tolérance. Le régime communiste dont a hérité Kim Jong Un
demeure par ailleurs une redoutable dictature policière. Il reste que ces premiers signaux timides laissent
espérer une décrispation idéologique. Ce genre d’assouplissement pratique est souvent un premier pas.
Au plan stratégique, dont le grand public est mieux informé en raison de son aspect spectaculaire,
à l’accélération de la nucléarisation, aux essais de missiles balistiques inquiétants, à la menace d’une
démonstration par un tir groupé autour de Guam, a succédé soudain l’apaisement.
Kim Jong-Un semble donc vouloir faire ce que le régime communiste chinois a fait pas à pas, pour survivre
à l’effondrement des autres régimes communistes et renforcer sa puissance.
Kim Jong-Un est la troisième génération de dirigeants nord-coréens. Il a fait une partie de ses études
en Suisse. Il est probablement, dans son pays, l’homme le plus conscient de son retard économique et
technologique et de sa nécessité d’évoluer, ne serait-ce que pour survivre.
Or, c’est là le dilemme des régimes communistes, évoluer et survivre est souvent antinomique: l’exemple de la
Perestroïka de Gorbatchev, et de l’effondrement de l’URSS, le rappelle. Mais Kim Jong-Un a pu constater que
dans le cas de la Chine, le régime communiste a réussi à piloter cette évolution sans disparaître. À cela, il a
pu trouver trois conditions: l’une nécessaire, la possession de l’arme atomique, mais non suffisante comme le
montre l’exemple soviétique. La condition complémentaire est que la nature du régime ne soit pas reniée, que
l’idéologie ne soit pas, en théorie, abandonnée – même si elle peut l’être en pratique. La troisième tient à la
prise de contact avec le monde libre et la réintégration dans l’ordre international, via la puissance américaine.
C’est l’exemple chinois.
Kim Jong-Un semble donc vouloir faire ce que le régime communiste chinois a fait de manière empirique,
pas à pas, pour survivre à l’effondrement des autres régimes communistes et renforcer sa puissance: il laisse
s’installer des pratiques qui pourront enrichir l’économie nord-coréenne, spécialement lorsque les sanctions
internationales seront levées et que les investisseurs pourront aller y chercher ce qu’ils cherchaient jadis
en Chine: de très bas salaires et une main d’œuvre disciplinée. Il a développé l’arme nucléaire le rendant
inviolable, mais se montre désormais prêt à la négocier contre une garantie qu’il ne sera pas porté atteinte à
son régime. Et pour jouer cette partition, il a trouvé en face de lui le partenaire idéal, son Nixon: celui qui dès
le début de sa présidence s’est montré intraitable avec lui, est devenu son adversaire dans une confrontation
médiatique au sommet, mais qui est également un partisan du deal, Donald Trump.
Reste à savoir ce que la Chine pensera de tout cela, et si elle sera aussi irritée de cette nouvelle relation que
l’URSS, jadis, le fut par la visite de Nixon en Chine.