Puisque c’est le deux centième anniversaire de la naissance de Karl Marx et que l’on nous en rebat les oreilles, et que se battent ceux qui lui attribuent directement les 100 millions de morts du communisme et ceux qui cherchent à l’exonérer de toute responsabilité, c’est l’occasion idéale pour le théoricien de l’Histoire que je suis de rappeler que l’historionomie peut justement permettre de mesurer ce qui relève d’une individualité remarquable et ce qui n’en relève pas. Ainsi, j’ai déjà eu l’occasion d’expliquer très brièvement – la version longue sera, entre autres, le sujet de mon prochain livre à paraître à l’automne – que la révolution « marxiste » de 1917 fut en fait l’occurrence russe du type de révolution nationale affectant tout Etat-nation en construction de taille suffisante.
Pour le surplus, je me contenterai de reproduire ici un extrait de mon Histoire du siècle à venir, dans lequel j’avais précisément traité la question du rôle déterminant – ou pas – de Karl Marx.
« Prenons Marx et le marxisme. De prime abord, cette pensée est sans doute celle qui a eu les conséquences les plus spectaculaires sur l’histoire du XXe siècle ; elle a engendré l’Empire soviétique et la guerre froide, mais aussi, en réaction au bolchévisme, le nazisme. On sera tenté, si l’on s’en tient à l’écume des choses, de dire que l’Histoire eut été bien différente sans Marx. Et ce faisant, on se tromperait.
Que se serait-il passé si Marx n’avait vécu ? L’on dit souvent que l’histoire-fiction, ou contrefactuelle, est un exercice périlleux, mais pourtant on peut en tirer des résultats assez évidents, pour autant que l’on n’use pas de présupposés idéologiques.
Première observation évidente : dans l’histoire des idées, Marx n’est pas tout seul. Outre que l’idéal communiste lui-même est aussi vieux que la civilisation, il était naturel qu’une époque de révolution industrielle et d’explosion démographique (la population européenne a doublé au XIXe siècle), faisant apparaître un prolétariat pléthorique et donc miséreux, produisît un grand nombre de zélateurs de la cause ouvrière. D’autres ont précédé Marx, comme Proudhon, et d’autres auraient vraisemblablement élaboré une pensée économique, dans l’effervescence intellectuelle du siècle autour de ces questions, tentant de justifier le communisme si Marx ne l’avait fait. Marx n’était donc pas, dans l’absolu, nécessaire à l’apparition au XIXe siècle du communisme comme idéologie politique théorisée ; ni à ce qu’elle rencontre un succès certain puisque, comme nous l’avons dit, les conditions socio-économiques du XIXe étant très favorables à l’apparition de théories communistes, elles étaient aussi très favorables à leur réception.
Deuxième observation évidente : la Russie et les USA en seraient de toute façon venues à s’affronter pour régner sur le monde, même si le marxisme n’était pas venu ajouter à l’antagonisme entre les deux puissances un aspect idéologique. Si l’on veut s’en convaincre, il suffit de lire la prédiction d’Alexis de Tocqueville, près d’un siècle et demi avant le début de la Guerre froide :
« Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris en même temps leur naissance et leur grandeur. »[1]
Sans Marx, l’Empire n’eût peut-être pas été soviétique (encore que, comme nous venons de le voir, Marx n’était pas indispensable au communisme), mais il eût été Empire, et il se serait heurté dans son ambition mondiale à l’Amérique, autre république impériale.
Troisième observation : le nazisme, ou du moins un mouvement approchant, serait apparu même en l’absence du bolchévisme. Selon Ernst Nolte, l’opposition au marxisme est au fondement de l’idéologie national-socialiste. Mais nous avons vu par ailleurs, dans notre comparaison de Sparte et de la Prusse, que le fond totalitaire et raciste du nazisme et de Sparte étaient tous deux le produit d’un héritage historique et de chocs sociaux similaires. Aussi, l’on peut penser qu’en l’absence de ce caractère essentiel au nazisme de réaction au bolchévisme, on aurait vu apparaître une autre forme de totalitarisme ultranationaliste que le nazisme[2].
Quelle conclusion tirer de ces observations ? Que l’Histoire aurait été la même sans Marx ? Bien entendu non. Mais il serait tout aussi erroné de croire que l’Histoire aurait été très différente sans Marx ; en réalité elle aurait été un peu différente, et uniquement sur une certaine « épaisseur » de l’Histoire. Sans Marx, il est probable que la référence des défenseurs actuels du prolétariat aurait un autre nom, mais il est très improbable qu’en l’absence de Marx le communisme n’eût pas du tout existé en opposition au capitalisme, il est très improbable que la Russie ne se soit pas heurtée à l’Amérique pour la suprématie mondiale et il est très improbable qu’aucun totalitarisme n’aurait saisi l’Allemagne humiliée, au fort potentiel humain et industriel et plongée dans le désarroi d’une crise économique dantesque à la place du nazisme. Les apparences de l’Histoire que nous apprendrions aujourd’hui seraient différentes, mais les mouvements réels seraient très semblables.
Aussi sous des aspects aussi divers que l’histoire des idées, en action (bolchévisme) et réaction (nazisme), et la géopolitique, on doit admettre que Marx, tout comme, dans une autre catégorie, Napoléon, a été un personnage marquant, mais réfuter l’idée selon laquelle il aurait été déterminant. »
[1] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, I, II, X.
[2] Benoît Malbranque a montré, dans Le socialisme en chemise brune, Editions Deverle, 2012 (édition consultable en ligne) les profondes racines socialistes du nazisme. Et Friedrich Hayek, dans La Route de la servitude, avait exposé la tradition étatiste et socialiste allemande depuis Bismarck. Si les communistes, au lieu des nazis, avaient pris le pouvoir en Allemagne durant la crise des années 1930, sans doute l’Histoire eût-elle débouché tout semblablement sur une seconde guerre mondiale et un conflit entre Allemagne et URSS : durant la guerre froide, les multiples conflits de la Chine avec ses voisins communistes (Vietnâm, URSS) montrent bien que la communion idéologique n’a jamais empêché les pays socialistes de faire la guerre entre eux. D’autres facteurs géopolitiques jouent, et un régime communiste allemand, vu la situation, aurait été largement nationaliste et donc, en pratique, fort proche du nazisme que nous avons connu.