Par Philippe Fabry
J’ignore si monsieur Tsipras et les autres dirigeants grecs connaissent suffisamment l’histoire de leurs pays pour se rendre compte qu’ils ne font que rejouer une tragédie qui s’est déjà tenue il y a plus de deux millénaires.
En effet, lorsque l’on évoque l’Union européenne, les qualificatifs du genre « sans précédent » ou les expressions dans le style « expérience inédite dans l’Histoire » reviennent régulièrement. Pensez-vous ! Des nations ennemies durant des siècles, qui en sont venues à se mener les plus épouvantables des guerres, et finalement dépassent leurs différents pluriséculaires pour former alliance et se réunir en confédération, adoptant une monnaie et des institutions communes afin de trouver durablement la paix et la prospérité…
Le fait est que l’Union européenne vue ainsi connaît un précédent dans l’histoire grecque antique : celle du koinon achaïon, la Ligue achéenne. J’ai déjà évoqué ce parallèle il y a plusieurs mois, mais je voudrais y revenir plus abondamment.
Les cités grecques du Péloponnèse, après avoir été durement touchées par des siècles de guerre, notamment celles du Péloponnèse ayant opposé Athènes à Sparte et sonné le glas de la domination grecque en Méditerranée, se rassemblèrent dans la ligue achéenne afin de résister à l’influence d’un puissant voisin, la Macédoine, qui cherchait continuellement, y arrivant parfois, à établir son hégémonie sur toute la Grèce. Les cités grecques, confrontées sur leur sol à un envahisseur étranger, étaient ainsi poussées à considérer plus fortement ce qui les unissait que ce qui les distinguait.
Fut donc mis en place un modèle confédéral que Polybe, achéen lui-même et brillant historien, probablement le plus intelligent de tous les temps, désignait comme une démocratie parfaite – à savoir une démocratie à l’abri de la démagogie qui avait affecté jadis une grande cité comme Athènes. La démocratie au sein de la confédération achéenne était une démocratie d’aristocrates, comme l’était Polybe lui-même. Ces aristocrates, en grande partie, étaient pro-romains : Polybe posait dans sa description institutionnelle une sorte de parallèle entre le système de la ligue et le régime politique romain, de la même façon que les plus fervents partisans de l’Europe rêvent aujourd’hui de l’instauration de véritables Etats-Unis d’Europe, sur le modèle de ceux d’Amérique ; et cela tandis que les démagogues, c’est-à-dire les populistes du temps, étaient anti-romains et appelaient au gouvernement du peuple et à l’effacement des dettes.
Cela ne vous rappelle-t-il rien ?
Les démagogues du temps trouvaient dans l’autre géant du temps et de la région, le royaume de Macédoine, un contrepoids séduisant à la puissance romaine.
La confédération était par conséquent non seulement travaillée par des forces internes avec une opposition forte entre les « élitistes » aristocrates et les « populistes » démagogues, et par des forces extérieures qu’étaient les grandes puissances romaine et macédonienne, pour lesquelles le contrôle de la ligue était un enjeu stratégique et qui intervenaient donc fréquemment dans ses affaires, la contraignant à intégrer telle nouvelle cité, ou à expulser telle autre. Les Romains, ainsi, sabotèrent l’union probable de la ligue achéenne avec son équivalent du nord, la ligue étolienne, afin de conduire leur rivalité contre la Macédoine, alliée de Carthage.
Ce petit jeu dura un peu plus d’un demi-siècle, et se termina sur une série de guerres opposant les Romains et les Macédoniens, et les cités grecques divisées qui prenaient tantôt le parti des uns, tantôt des autres, ce qui finit par avoir raison de la confédération.
L’Union européenne s’est construite pour des raisons et selon des modes semblables : à la fois recherche de la paix après des décennies de terribles guerres et volonté de résister à la montée de deux superpuissances à l’Est et à l’Ouest ; mise en place d’assemblées communes et adoption d’une monnaie commune.
Au fil du temps, elle s’est mise à souffrir des mêmes maux que ses aînées grecques : accusations de centralisme tyrannique lancée à ses dirigeants, développement d’un élitisme confédéral déconnecté des aspirations populaires, lesquelles s’expriment à travers le populisme.
Au plan international, elle s’est trouvée soumise aux mêmes contraintes : s’étant construite comme une puissance afin de demeurer indépendante, elle est devenue l’objet d’intenses manoeuvres de la part des deux grands l’environnant : l’Amérique et la Russie, qui cherchent à lui imposer leurs vues : l’une veut lui imposer l’entrée de la Turquie, l’autre lui interdire celle de l’Ukraine.
Le temps passant, ces travers s’accentuent et favorisent toujours plus le développement des forces contraires qui pèsent sur son unité. Les populismes, qui appellent l’abolition de la dette publique et la fin de l’austérité, trouvent de plus en plus d’attention et de bienveillance à Moscou, tandis que l’élite européenne essaie de conclure un traité de libre-échange avec les Américains.
Je ne vois, objectivement, aucune raison pour que l’expérience se termine mieux en Europe qu’elle ne s’est achevée chez les Grecs. Tout ce que je souhaite, c’est que ce sera moins violent.
En attendant, je conseille à tous ceux qui essaient de comprendre ce qu’ils se passe aujourd’hui en Europe d’aller jeter un oeil aux écrits de Polybe ou du moins aux articles succincts que l’on peut trouver sur Internet sur cette expérience antique, fort instructive pour nous aujourd’hui.
Par ailleurs, et pour ceux que cela intéresse, j’approfondis considérablement le parallèle entre l’Europe moderne et la Grèce antique, et les prévision que l’on peut en tirer, dans mon livre à paraître le 17 septembre prochain : Histoire du siècle à venir, que vous pouvez d’ores et déjà commander en « avant-première » sur le site de mon éditeur.