par Philippe Fabry
Il y a quelques jours, j’ai tenté d’expliquer pourquoi la plupart des commentateurs semblent aujourd’hui incapables d’envisager correctement la nature du conflit en cours et à venir entre l’Occident et la Russie poutinienne, mettant spécifiquement en cause le réflexe des vainqueurs qui pousse à envisager le conflit à venir selon les mêmes règles et les mêmes modalités que celui du passé, savoir la guerre froide.
Aujourd’hui je voudrais aborder un autre aspect du problème, une autre entrave à la pensée, qui s’applique non seulement au problème posé par la Russie mais à l’ensemble de la situation mondiale. Cette entrave, c’est l’incapacité à penser la situation de manière globale, et la propension à n’aborder les questions que par thème, par région. Peut-être est-ce lié à la méthode journalistique, pour laquelle il faut toujours proposer des articles brefs en répondant à des questions du genre « que recherche Machin ? » ou « qu’arrive-t-il entre le pays X et le pays Y » ou encore « le point sur la situation en mer de bidule », je ne sais. En tout cas, on a trop l’habitude de traiter les problèmes de manière séparée.
Je pense bien sûr aux problèmes que j’évoque régulièrement sur ce blog, que j’aborde moi-même de manière thématique, quoi qu’en essayant le plus possible de toujours faire le lien avec la situation globale, savoir : la Russie et l’Europe, la Chine et l’Asie, le Moyen-Orient.
Le fait est que, la plupart du temps, ils sont abordés dans les médias de manière strictement séparée, ce qui fausse la capacité d’analyse et bien sûr de prospective.
En effet, si l’on prend les problèmes séparément, il est aisé de se convaincre que les problèmes sont séparés, et non cumulatifs, et qu’une guerre mondiale ne saurait résulter que de la réalisation simultanée de probabilités qui, prises séparément, apparaissent faibles. Et s’il faut cumuler des probabilités faibles, naturellement la probabilité de voir le pire scénario arriver paraît infime. Comme si l’on vous demandait de faire trois fois « six » d’affilée en lançant un dé.
Ainsi, en prenant les problèmes séparément, l’on considère :
– Tout montre que Poutine n’a pas les moyens de défier durablement l’OTAN, qu’il pourrait éventuellement s’emparer des pays Baltes mais que la mise en branle de l’OTAN finirait par le vaincre. Donc, au mieux Poutine verrait qu’attaquer n’est pas son intérêt et s’en dispenserait, au pire il tenterait sa chance et serait bien vite écrasé.
– la Chine perdrait évidemment une guerre dans le Pacifique, vue la puissance de la flotte américaine à laquelle il faut ajouter que la plupart des pays de la région : Corée du Sud, Japon, Philippines, Vietnâm, Taïwan, se coaliseraient contre Pékin. Donc au mieux la Chine n’attaquera jamais, au pire il pourrait y avoir des heurts en mer de Chine, bien vite étouffés.
– l’iran, enfin, ne pourrait rien tenter contre l’Arabie Saoudite, qui bénéficie de la protection américaine ; le Pakistan ne pourrait pas risquer une guerre avec l’Inde, etc… tous ces théâtres plus réduits voient également leur stabilité garantie au moins partiellement par l’ordre mondial du gendarme américain.
– Pour qu’il y ait une guerre mondiale, ou y ressemblant, il faudrait donc que le scénario du pire se réalise en Europe, que concomitamment le scénario du pire se réalise en Asie, et enfin que les Etats-Unis renoncent à empêcher les gens de s’entretuer dans les autres points chauds, ce qui paraît parfaitement improbable. Ainsi donc, la probabilité d’une guerre mondiale serait infime, et il serait catastrophiste, déraisonnable de la considérer.
Et pourtant.
Pourtant les choses ne fonctionnent pas ainsi. L’ordre mondial ne fonctionne pas ainsi et ceux qui choisissent – et cela peut être conscient ou inconscient, par une habitude résultant du fait qu’on est « spécialiste » de telle région et pas telle autre – de découper ainsi la situation globale en tranches à étudier séparément font une erreur lourde de conséquence, puisqu’elle entraîne le mode de calcul que j’ai décrit ci-dessus, alors que les probabilités ne sont pas indépendantes.
Les choses fonctionnent en réseau, et la preuve en est qu’il y a une variable commune à toutes ces équations : les Etats-Unis. Par conséquent si sa valeur est altérée par la situation sur l’un des théâtres, elle l’est aussi sur les autres, ce qui modifie leur propre état et rend certaines évolutions plus probables.
Et dans ce cas, l’on constate que les probabilités de voir un embrasement général s’accroissent rapidement, car chaque déstabilisation locale accroît le risque d’apparition des autres.
Ainsi, si Poutine envahit les Etats Baltes, cela paraît en soi un problème limité. Mais cela implique un engagement otano-américain assez lourd. Et donc cela crée une opportunité unique pour la Chine, que celle-ci voudrait probablement saisir.
Il faut en effet se souvenir, à propos de ce théâtre asiatique et ses parallèles historiques dont je parlais tantôt, qu’en 1941, les Japonais n’auraient sans doute pas attaqué les Américains si Londres n’avait pas été sous les bombardements allemands après avoir subi une déculottée sur le continent.
Depuis plusieurs années, des tensions existaient entre Japon et Etats-Unis, certes, mais le Japon avait pris garde de mener son expansionnisme sans affronter les Etats-Unis, d’une part, et d’autre part il faut se souvenir qu’en Asie du Sud-Est, il y avait une autre puissance au moins équivalente à celle des Etats-Unis qui endiguait les ambitions nippones : l’Empire britannique (auquel on doit ajouter, dans une moindre mesure, la France présente en Indochine). Sans la guerre en Europe, les Japonais auraient continué à pousser prudemment leurs pions en Chine et à faire des démonstrations de force pour tenir les Occidentaux à distance, sans aller plus loin.
Mais la défaite franco-britannique face à Hitler changeait tout : tout à coup, la conquête de l’ensemble du sud-est asiatique était à la portée du japon. C’était une opportunité unique, face à laquelle le seul obstacle qui demeurait étaient les Etats-Unis. Il fallait donc briser leur marine pour couvrir ensuite la conquête « tranquille » de l’Asie sur des puissances européennes qui avaient d’autres chats à fouetter. Ce fut Pearl Harbor. Mais sans l’agression hitlérienne, sans la guerre en Europe, sans l’affaiblissement britannique ouvrant des perspectives de butin démentielles à faible coût, les Japonais n’auraient sans doute pas pris un risque aussi important qu’agresser les Etats-Unis de la sorte. Dans cette configuration, la variable commune à l’Europe et à l’Asie, c’était la thalassocratie de l’époque : l’Angleterre. Et c’est l’éclatement d’une première crise en Europe qui a créé les conditions d’éclatement de la deuxième, en la rendant beaucup plus probable par une modification subite de l’équilibre local des forces.
De même, les Américains n’auraient probablement pas attaqué le Canada en 1812 si les Anglais n’avaient pas été occupés par Napoléon en Europe ; mais la lutte contre l’Ogre corse entamait fortement la capacité de réaction britannique et rendait très tentante une opération visant à expulser les Anglais d’Amérique.
De la même manière, donc, une attaque de Poutine sur les Pays Baltes, engageant l’OTAN et spécifiquement les Etats-Unis (la capacité, comme la volonté politique, de réaction de l’OTAN en tant que telle étant discutables) créerait une fenêtre d’intervention pour la Chine en Asie, qui pourrait être tentée de frapper ses voisins, voire de bombarder Guam ou de tenter de couler des bâtiments américains pour repousser les Etats-Unis de la région, croyant comme les Japonais pouvoir ensuite obtenir une paix en conservant les gains stratégiques. Et plus les succès de Poutine seraient importants en Europe, plus la situation stratégique américaine serait compliquée sur ce théâtre et plus la Chine serait prompte à attaquer.
D’ailleurs, il n’est pas à exclure totalement que la Chine puisse être la première à attaquer ses voisins, après un incident en mer de Chine, provoquant ainsi un engagement américain qui pourrait pousser Poutine à attaquer de son côté. Cela peut marcher dans les deux sens, même si les deux précédentes occurrences semblent plutôt plaider pour une initiative du tellurocrate.
Une fois la guerre déclenchée par l’une des deux principales puissances concurrentes de la thalassocratie américaine, sur l’un des deux théâtres les plus impotants, et l’opportunité saisie par l’autre, la situation de guerre est bien installée et déjà « mondiale ».
Mais l’engagement important du gendarme du monde sur les deux théâtres simultanément est alors de nature à laisser s’exprimer également les puissances de second rang jusque-là maintenues dans la peur du gendarme. Des conflits locaux peuvent éclater, avec d’autant plus de probabilité qu’ils peuvent s’inscrire dans la stratégie globale des grandes puissances déjà en guerre. C’est le cas du Pakistan, allié de la Chine, et de l’Inde, courtisée par les Etats-Unis dans le cadre d’une alliance de revers contre ladite Chine ; c’est aussi le cas de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, alliés respectifs de la Russie et des Etats-Unis, d’une grande importance stratégique au Moyen Orient.
Voici comment fonctionnent les probabilités de guerre mondiale : le rôle central des Etats-Unis dans l’ordre du monde fait que, comme l’Empire britannique jadis, son affaiblissement en un point est de nature à provoquer d’autres conflits. Pour que la guerre mondiale arrive, il ne faut pas que convergent de faibles probabilités, il suffit que la crise éclate sur l’un des théâtres principaux pour provoquer l’embrasement des autres.
Il serait bon d’en tenir compte, plutôt que de se contenter du fait que, sur le papier, la probabilité d’une guerre ici ou là serait infime.