12 septembre 2016
Par Philippe Fabry
Depuis le début de l’affaire ukrainienne il y a maintenant presque trois ans, on entend souvent parler, à propos des tensions entre Occidentaux, spécifiquement Américains, et la Russie, de « retours » ou de « relents » de guerre froide. L’idée, bien sûr, est que l’on n’avait pas vu de telles tensions, du moins à ce niveau, depuis la chute de l’URSS. Mais il me semble que, derrière cette formule, il y a aussi l’incapacité à penser la nouveauté du temps que nous vivons. C’est, d’une certaine manière, se rassurer en se disant qu’au pire, on repartira pour quelques années de méfiance jusqu’à ce que le régime de Poutine se renverse, comme était tombée l’Union soviétique.
Parler de « retours de guerre froide » à propos de ce qu’il se passe entre Occident et Russie, c’est faire montre de paresse intellectuelle, et s’interdire d’envisager les évolutions auxquelles nous assisterons ; du même coup, c’est s’interdire de s’y préparer, et donc s’exposer à de colossales déconvenues.
Il y a quelques temps, j’ai tenté d’exposer dans un billet la « fourchette historionomique de Poutine », savoir le cône des possibles dans lequel devrait s’inscrire notre futur proche, du meilleur scénario que l’on puisse espérer au pire que l’on doive craindre. Ce que je veux dire aujourd’hui doit servir à compléter cette analyse et à faire comprendre pourquoi le conflit qui vient ne sera pas une simple resucée de la guerre froide.
Je le dirai tout de suite sans faire durer le suspense, et cela ne surprendra pas mes lecteurs habituels : ce ne sera pas une resucée de guerre froide car nous sommes face à une trajectoire longue, de l’ordre de sept à huit décennies, dont la guerre froide était une étape, et dont ce que nous visons aujourd’hui est une autre. Et par une sorte d’ironique mise en abîme, le fait que les commentateurs voient dans ce qu’il se passe actuellement des « retours de guerre froide », c’est-à-dire lisent les éléments nouveaux strictement comme une resucée d’événements historiques récents, impliquant les mêmes acteurs dans les mêmes rôles, peut également être considéré comme un aspect de cette trajectoire historique longue.
Cette trajectoire longue est celle que j’ai déjà exposée et menant à ce que j’ai appelé des « impérialistes revanchards », au rang desquels je mets Napoléon, Hitler, Poutine, mais aussi Hannibal Barca, entre autres. Les « impérialistes revanchards » ont en commun d’être les champions d’empires déchus, capables de remporter des victoires éclatantes et stupéfiantes faisant vaciller l’ordre international établi.
Dans ce schéma des impérialistes revanchards, on note trois périodes importantes, correspondant à trois générations différentes : l’établissement initial de l’empire, la guerre s’achevant sur une défaite humiliante de l’empire, et enfin la guerre initiée par l’impérialisme revanchard à proprement parler.
Pour les cas historiques achevés, on peut résumer ainsi :
Hannibal : Etablissement de l’empire carthaginois avec la victoire sur Agatocle de Sicile en -307 ; défaite dans la Première guerre punique en – 241, Deuxième guerre punique -218 à – 202
Napoléon : Apogée du royaume de France à la fin de la guerre de succession d’Espagne, 1715 ; défaite dans la guerre de Sept Ans en 1763 ; guerres révolutionnaires et napoléoniennes 1792-1815
Hitler : Etablissement de l’Empire allemand après la victoire sur la France en 1870 ; défaite dans la Grande guerre en 1918 ; Seconde guerre mondiale 1939-1945
Pour la Russie de Poutine, trajectoire en cours, nous avons : Etablissement de l’Empire soviétique en 1945, défaite dans la guerre froide et dislocation de l’URSS en 1991 ; enfin les prémices actuels de la nouvelle guerre.
Mes chers lecteurs doivent à présent avoir une petite idée de ce que je disais en commençant : il y aura entre le conflit à venir et la guerre froide une différence similaire à celle existant entre la Grande guerre et la Seconde guerre mondiale, entre la guerre de Sept Ans et les guerres napoléoniennes, entre la Première et la Deuxième guerre punique. Inversement, cela signifie que les unes et les autres de ces guerres peuvent être placées dans une même catégorie.
D’abord les guerres d’enlisement…
D’abord, il y a les guerres d’enlisement, qui sont celles qui résultent en la défaite de l’empire initial, dans une mesure paraissant hors de proportion eu égard aux conditions initiales du conflit. Il en va ainsi de la Première guerre punique, conflit d’influence en Sicile qui aboutit, après une longue guerre de positions en Sicile (plus de vingt ans !) à la perte de l’empire maritime carthaginois (Corse, Sardaigne et Sicile).
Il en va de même de la guerre de Sept Ans (1756-1763), qu’on doit associer à la guerre de succession d’Autriche (1740-1748) qui la précède, la prépare et la cause : ainsi un conflit ayant pour objet une querelle d’influence autour de la maison d’Autriche débouchera finalement sur la perte de l’essentiel du premier empire colonial français au profit de l’Angleterre.
Pour l’Allemagne, la Grande guerre joua ce rôle : là encore, un conflit envisagé comme bref et victorieux s’enlisa longuement, engloutissant d’immenses ressources et aboutissant à une issue initialement invraisemblable : la perte de tout un empire colonial et l’abaissement international.
La guerre froide correspond à cette catégorie. Elle compte de nombreuses guerres qui sont en réalité autant de batailles : la Corée (1950-1953), le Vietnâm (1955-1975) … Mais du côté soviétique, le seul véritable engagement d’ampleur, qui dessine les limites de sa véritable guerre, c’est l’Afghanistan (1979-1989) qui saigna le prestige et les finances de l’URSS, la fragilisant face à l’offensive stratégique de Ronald Reagan et précipitant sa chute. Une invasion qui devait être simple et garantir l’influence soviétique sur ce pays conduisit à l’effondrement de l’Union et le considérable repli géopolitique de la Russie.
…ensuite les guerres de mouvement
Dans tous ces cas historiques, l’effondrement de l’empire initial provoqua en son sein une grande restructuration, avec d’importants bouleversements politiques et sociaux, et l’arrivée au pouvoir d’une classe dirigeante intégralement renouvelée, s’étant forgée dans l’adversité de la défaite, et autant capables d’esprit de revanche que d’esprit critique quant aux défaillances du défunt système, et de créativité et d’audace propres à subjuguer, au moins temporairement, leurs ennemis. Chez ces héritiers revanchards d’empires ayant été défaits dans des guerres d’enlisement, on trouve toujours une prédilection militaire pour la rapidité, le mouvement, le choc, l’encerclement, la recherche de victoire rapide en frappant l’ennemi au coeur.
A la suite de la Première guerre punique, Carthage sombre ainsi dans la guerre civile dite « Guerre des Mercenaires », marquée par de nombreuses atrocités. L’oligarchie perd le pouvoir, la défaite étant attribuée au manque de volonté de personnages comme Hannon le Grand, symbolisant les intérêts des marchands carthaginois las de la guerre. Un mouvement populiste porte Hamilcar à la tête de l’armée, et le Barcide renforce le rôle du peuple dans la constitution de Carthage et mène une politique militariste, avec la volonté de bâtir un nouvel empire carthaginois, ce qu’il fait en Espagne. Le jeune Hannibal Barca héritera de son armée réorganisée, et deviendra immortel en menant avec audace, par terre et non par mer, son armée et ses éléphants droit sur le territoire romain, où il remporta une série de victoires stupéfiantes, spécialement avec son chef-d’oeuvre de Cannes, amenant l’ennemi où il le voulait pour l’encercler et le détruire.
On observe un phénomène similaire en France à la suite de la défaite dans la guerre de Sept Ans : le régime monarchique perd avec ses colonies des ressources financières et sort endetté de la guerre, dette qui sera encore alourdie par la tentative de revanche aux Amériques dans la guerre d’Indépendance, et qui finit par provoquer la chute du régime en nécessitant la réunion des Etats-généraux de 1789. La chute de la monarchie et de son appareil porte au pouvoir une nouvelle génération d’hommes jeunes, et renouvelle notamment les cadres de l’armée française, remplaçant les aristocrates par des roturiers ambitieux et prompts à porter des idées neuves ; c’est à cette génération qu’appartiennent Bonaparte et tous ses maréchaux d’Empire, et c’est cette nouvelle armée avec laquelle Napoléon fondit sur l’Autriche via l’Allemagne en 1805, pour écraser les Austro-russes stupéfaits à Austerlitz.
Il en va encore de même dans l’Allemagne après la Grande guerre : la défaite de 1918 coïncide avec la révolution allemande, la fin de la monarchie impériale, les événements de guerre civile, entre spartakistes et Freikorps, et l’instauration de la République de Weimar et ses épisodes de crise économique. L’armée allemande humiliée est poussée à l’autocritique, et lorsqu’Hitler décide de la rebâtir en violation des traités, c’est en appliquant des principes nouveaux et en faisant la part belle aux armes nouvelles et à leur concentration en vue d’obtenir une victoire décisive et rapide. Leur application dans le plan Hitler-Manstein qui conduisit la bataille de France assura à l’Allemagne, avec le « coup de faucille » de Dunkerque une victoire historique contre ce qui était réputé la meilleure armée du monde à ce moment, l’armée française.
La chute de l’URSS a provoqué en Russie un changement similaire du personnel dirigeant. Finies les élites soviétiques, les vieillards cacochymes comme Berjnev, Andropov ou Tchernenko. Fini le système de factions du Politburo. Finie même la vision de l’arme nucléaire comme arme simplement dissuasive – le chantage nucléaire de Poutine montre une nouvelle doctrine d’emploi.
La malédiction du vainqueur
Dans le même temps, et inversement, les nations victorieuses de la guerre d’enlisement, aucunement portées à l’autocritique par la victoire, voient un vieillissement de leurs élites et une nécrose de leur pensée, incapable de sortir des anciens schémas, convaincus qu’un éventuel nouveau conflit se mènera exactement comme le précédent. Ce faisant, ils se rendent prévisibles, incapables d’improviser avec efficacité, et d’autant plus vulnérables à une audacieuse innovation adverse.
Ainsi de Rome qui, après avoir remporté Carthage une première fois en imitant et en surpassant sa marine, ne vit pas venir Hannibal avec ses éléphants, et subit les désastres de la Trébie, de Trasimène et de Cannes.
Ainsi des Anglais qui pensèrent, en 1805, vaincre Napoléon en l’envoyant s’enliser en Allemagne comme l’avaient fait les armées françaises de Louis XV en 1756, ce qui résulta en la défaite d’Austerlitz qui coûta pratiquement la vie à William Pitt et signifia le début de l’hégémonie napoléonienne sur l’Europe que les Anglais voulaient éviter.
Ainsi encore des Alliés qui espérèrent vaincre Hitler dans une guerre de positions à l’abri de la ligne Maginot, qui furent incapables de réagir à la percée de Sedan et à l’encerclement de Dunkerque, et perdirent la France dont le pillage permit à Hitler de résister longtemps.
Ainsi, aujourd’hui, de ceux qui pensent vaincre Poutine en l’asphyxiant avec des sanctions économiques et de la dissuasion nucléaire.
Ceux qui raisonnent ainsi ont une guerre de retard. Ils s’exposent à de très graves déconvenues, car au vu des expériences passées dans le même domaine, si une chose est sûre, c’est que la nouvelle guerre n’obéira certainement pas aux règles de la précédente, et ceux qui s’entêteront à jouer ainsi subiront des désastres, peu importe leur supériorité sur le papier, car cette supériorité n’a plus de signification dès lors que les règles du jeu sont modifiées. Si tel n’était pas le cas, on ne se souviendrait pas d’Hannibal et de Napoléon, on ne se gratterait pas la tête en se demandant comment la victoire d’Hitler en 1940 a été possible : tous se seraient enlisés dès le début et auraient perdu sans causer trop de dégâts.
Mais il n’est pas impossible que dans les décennies à venir, on se demande avec perplexité comment Poutine aura pu arriver si vite à Berlin.