Le véritable (et vain) enjeu international de la présidentielle américaine
par Philippe Fabry
On se souvient de la décision prise par Churchill et Roosevelt, une fois l’Amérique entrée dans la Seconde guerre mondiale : Germany first. Cette grande stratégie fut dictée par le danger de voir Hitler vaincre l’Union soviétique en Europe, si les Américains se concentraient sur le Pacifique, et de voir ainsi se constituer sur le continent une forteresse nazie devenue inexpugnable en raison de l’accès d’Hitler aux ressources du sol soviétique – ce qui n’aurait sans doute pas changé grand-chose à l’histoire longue, car cela aurait vraisemblablement résulté en une guerre froide opposant l’Allemagne nazie aux alliés Anglo-saxons, plutôt que l’Union soviétique ; mais là n’est pas mon propos.
Comme son nom l’indique, la stratégie consistait en une concentration des efforts d’abord sur la victoire en Europe contre l’Allemagne, afin notamment de sauver l’allié britannique et l’allié soviétique, la défaite du Japon pouvant être reportée à plus tard, et apparaissant comme plus facile dès lors que l’URSS pourrait se joindre au combat sur ce deuxième front, une fois débarrassée d’Hitler.
Aujourd’hui, un débat stratégique de même nature imprègne la campagne présidentielle américaine, un débat que, pourtant, je n’ai vu formulé nulle part, en dépit du fait qu’il explique beaucoup de choses en même temps qu’il en dit long sur la compréhension de la situation géostratégique mondiale par la première puissance.
Ce débat porte sur la question de savoir, précisément, si les Etats-Unis doivent aujourd’hui se concentrer prioritairement sur l’adversaire russe ou sur le rival chinois. Comme hier l’Allemagne nazie et le Japon impérial menaçaient les alliés de l’Amérique en Europe et dans le Pacifique, aujourd’hui la même menace apparaît à travers le jeu de ces deux grandes puissances ambitieuses : inutile de rappeler les manoeuvres poutiniennes en Europe, ni l’intensité croissante des provocations chinoises qui cherchent à annexer toute la mer de Chine et violent les frontières de l’Inde.
Et les Américains pensent qu’ils ont le choix de la priorité. Si on ne comprend pas cela, on est conduit à faire sur l’analyse des positions des candidats des contresens assez énormes qui, de fait, son portés quotidiennement dans les médias depuis des mois.
Revoyons ce qu’ils disent.
Depuis le début de sa campagne, Trump tape violemment sur la Chine, et ce encore récemment lorsqu’il est apparu qu’il serait le candidat du parti républicain à la suite de sa victoire dans l’Indiana : il a alors déclaré : «Nous ne pouvons plus continuer de laisser la Chine violer notre pays. C’est ce qu’il est en train de faire. C’est le plus grand vol de l’histoire du monde», ce qui a naturellement fait hoqueter les Chinois, dont la presse officielle l’a traité de raciste.
Inversement, l’on sait que Trump se montre plutôt cordial dans ses déclarations envers Vladimir Poutine, avec lequel il promet, une fois président, d’avoir de bonnes relations – même si son spot de campagne anti-Hillary a fait un parallèle entre Poutine et l’Etat islamique le désignant explicitement comme ennemi de l’Amérique, dans le même temps qu’il vilipende l’OTAN, dont il envisage l’éclatement sans trop d’états d’âme.
De son côté, Hillary Clinton n’est pas particulièrement amène avec la Chine, mais son discours reste moins brutal que celui de Trump.
En revanche, elle a développé un discours très pro-OTAN , et compare Poutine à Hitler.
Et l’on voit donc se dessiner le clivage : si Trump comme Clinton sont conscients de l’existence de deux dangers chinois et russe, ils ont des visions opposées quant au danger prioritaire : pour Trump, il s’agit de la Chine, et pour Clinton, de Poutine. La grande question internationale de cette élection présidentielle est donc « who’s first ?« , on commence par qui ? Une question que les commentateurs de la campagne présidentielle ne semblent pas avoir soulevé, alors qu’elle est centrale, et explique la position de l’un et de l’autre, qui est de choisir quel est le danger prioritaire contre lequel il faut lutter.
Pour autant et dans le même temps, cette discussion est tout à fait vaine, et pourrait illustrer une forme d’aveuglement américain à une réalité géostratégique : l’Amérique n’aura pas le choix. La Chine et la Russie sont des alliés militaires de fait, qui organisent des exercices conjoints, et si leurs buts stratégiques à long terme peuvent diverger – sur la Sibérie notamment – à plus brève échéance ils trouvent un intérêt à cette alliance anti-américaine, par laquelle la Chine espère instaurer son hégémonie sur le Pacifique occidental et l’Océan Indien jusqu’à l’Afrique, et la Russie sur l’Europe et l’espace méditerranéen.
Les sphères d’influence selon l’axe russo-chinois.
Dès lors, il faut comprendre que lorsque des opérations militaires commenceront sur l’un des deux fronts, l’autre s’embrasera aussitôt, car la Russie comme la Chine ne laisseraient jamais les Américains s’occuper tranquillement de l’autre et risquer de se retrouver ensuite seul face à la puissance américaine. La Russie et la Chine, ce Nouvel Axe succédant à l’axe germano-nippon, espère bien grignoter la puissance américaine comme leurs aînés ont dépecé l’Empire britannique en quelques mois.
Par conséquent, le véritable enjeu international, derrière les discours de la présidentielle américaine, est parfaitement vain, car il s’agit de se disputer sur un choix que les Américains n’auront pas.