par Philippe Fabry
Le retrait russe de Syrie, annoncé par Vladimir Poutine, a surpris tout le monde – ce dont se réjouissent d’ailleurs les organes de propagande du Kremlin, qui y voient une nouvelle preuve du talent de stratège de Vladimir Poutine.
Naturellement, nombre de mes lecteurs – notamment les plus hostiles – m’ont demandé ce que je pensais de cela, et si cela n’était pas de nature, en particulier, à réfuter radicalement ce que j’ai pu exposer des ambitions de Vladimir Poutine au Moyen Orient. Le moment étant important, il me semble nécessaire de traiter cette actualité avec un billet complet, au-delà de la veille sur l’actualité exercée quotidiennement par le biais de la page Facebook La guerre de Poutine.
Alors bien sûr, il faut noter d’abord tous les facteurs jouant un rôle dans ce retrait et évoqués par la plupart des commentateurs :
– la guerre coûte très cher à une économie russe sous pression
– Poutine a rempli son principal but de guerre : consolider le réduit alaouite ; les bases de Tartous et Hmeimim continueront d’être occupées par un résidu de troupes et d’équipement russes suffisants pour aider Assad à se maintenir -ce que Poutine appelle « surveiller la trêve ».
– le ciel syrien devenait dangereux pour les opérations aériennes : l’on a vu il y a deux jours un vieux Mig 21 de l’armée syrienne descendu par un missile sol-air rebelle, et l’obtention de ces nouveaux matériels risquait de coûter des appareils à l’armée russe, et donc du soutien populaire à Poutine en Russie même
En synthèse, Poutine a décidé de prendre ses gains et de s’en aller, car les gains marginaux qu’il aurait pu remporter en poursuivant l’offensive ne méritaient ni le risque ni le coût marginal d’opérations supplémentaires. Il n’a pas souhaité aider Assad à reconquérir l’est du pays, à anéantir l’Etat islamique et à permettre la constitution du bloc chiite, ce qui aurait été un cadeau fait à l’Iran avec l’argent et probablement le sang russe. En sauvant Assad, Poutine estime avoir rempli sa part, et maintient dans le même temps le dictateur dans une situation précaire, s’assurant ainsi sa loyauté – alors que permettre à l’Iran d’étendre ses lignes jusqu’en Syrie, c’était donner une liberté de manoeuvre à Assad.
Cependant, les choses s’arrêteront-elles ici ? Rien n’est moins sûr et, en ce qui me concerne, je suis plutôt convaincu du contraire.
Mes lecteurs se souviendront en effet de deux parallèles historiques que j’ai pu avancer ici-même : entre l’intervention de Poutine dans la guerre civile syrienne et la Légion Condor d’Hitler en Espagne, et entre le sort de la Pologne face à l’Allemagne nazie et la place stratégique de la Turquie actuelle. Leur souvenir est l’occasion pour moi d’évoquer des raisons du retrait russe qui ne font pas partie du « top 5 des explications occidentales » recensées par les médias russes.
D’abord, il faut écarter totalement l’idée que nous pourrions être face à une « détente », ou un début. Au contraire : pour reprendre le parallèle historique, il faut se souvenir que la Légion Condor se retira d’espagne en avril-mai 1939, et que six mois plus tard la Seconde guerre mondiale commençait avec l’invasion de la Pologne, en septembre 1939.
En réalité, le repli de Syrie signifie que Poutine a désormais des troupes bien entraînées et un matériel bien testé qu’il peut employer ailleurs. Début janvier, l’armée russe a d’ailleurs annoncé la création de quatre nouvelles divisions, approximativement 40 000 hommes, dont on imagine qu’elles tiendront compte des enseignements en matière de guerre conventionnelle à grande échelle tirés de l’expérience syrienne.
La prochaine cible, vraisemblablement, sera la Turquie, dont la déstabilisation a déjà bien commencé : deux attentats meurtriers à Ankara en l’espace d’un mois, que les autorités turques attribuent au PKK/PYD, mettent les nerfs du gouvernement turc à l’épreuve. Poutine a pu se retirer de Syrie en laissant sur la frontière sud de la Turquie un fief du pire ennemi du gouvernement turc et vieil allié de la Russie, le PKK, qui disposerait d’une armée de 30 000 hommes aguerris, six fois plus que le PKK en Turquie il y a quelques années. Il s’agit là d’un levier de déstabilisation très intéressant, qui permet de fixer une partie des forces turques dans une tentative de contrôler la frontière.
Cependant, jusqu’à présent, les Turcs ont résisté à la tentation d’intervenir au risque de provoquer un nouvel incident avec la Russie, et subséquemment un conflit dans lequel l’article 5 de l’OTAN n’aurait pas joué. Mais le retrait annoncé à grand renfort de trompettes par la Russie pourrait pousser les Turcs à faire preuve de moins de prudence… et à tomber dans un piège – vieille tactique militaire que le repli feint.
Mais il semble aussi que Poutine, qui entretient plusieurs options pour poursuivre ses fins, lorgne de nouveau du côté de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie. Rappelons brièvement, comme nous l’expliquions il y a plusieurs mois, que la Turquie est l’alliée très proche de l’Azerbaïdjan (on parle souvent d’ « un peuple, deux états ») et la Russie celui de l’Arménie, tout en entretenant des rapports ambigus avec l’Azerbaïdjan, ancienne république soviétique. L’Arménie et l’Azerbaïdjan se disputent depuis des décennies autour du Haut Karabagh, région séparatiste d’Azerbaïdjan occupée par l’Arménie.
Les tensions se sont fortement ravivées depuis la fin de l’été 2015 et l’Azerbaïdjan a évoqué sa nouvelle puissance militaire et sa tentation de l’employer pour en finir.
Poutine aurait là une autre occasion d’humilier la Turquie et de la pousser à la faute : l’éclatement d’un conflit entre Arménie et Azerbaidjan permettrait à la Russie d’intervenir, en tant que membre de l’alliance OTSC (en gros l’OTAN de la Russie) dont l’Arménie fait partie, et d’écraser l’Azerbaïdjan – ce pour quoi les troupes aguerries de retour de Syrie seraient sans doute très utiles.
Or, tout récemment, le 9 mars, une revue russe, le « Courrier militao-industriel », a publié une analyse détaillée des forces arméniennes, leur composition, leur positionnement, à tel point que les Arméniens se sont offusqués de ce que soient ainsi divulgués par leur grand allié russe la plupart de leurs « secrets d’Etat militaires« . Citons Armenews : « Selon Joghovourd, si un journaliste ou un officier arménien avait présenté 10% de ce qu’a révélé l’expert russe, il aurait été jugé pour « haute trahison ». Le journal qualifie de « chantage sans précédent » de la part de la Russie la publication d’informations confidentielles relatives aux forces armées de l’Arménie, alors que ce pays se trouve en état de guerre avec l’Azerbaïdjan. Jamanak va plus loin et qualifie de « trahison » de la part de la Russie, partenaire stratégique de l’Arménie, ce geste. Selon le journal, même si 1% des informations relayées par cet article est vrai, cela ne manquera pas de faire le jeu de l’Azerbaïdjan. Le journal estime que ce geste « sans précédent » doit faire l’objet d’une évaluation politique en Arménie au plus haut niveau. « La raison n’est pas en mesure de comprendre la Russie », écrit pour sa part 168 Jam.« .
Alors, à quoi jouent les Russes ?
Eh bien, ils poussent au crime : ils savent les Azerbaïdjanais prêts à en découdre, et leur donnent tous les renseignements nécessaires pour lancer une attaque d’envergure. Cette publication par les Russes envoie un double message à l’Azerbaïdjan :
– factuel : l’état des forces et des faiblesses de l’armée arménienne, en soi extrêmement utile
– suggestif : mettre ainsi son allié à découvert donne l’impression que la Russie dit « nous ne nous soucions guère de la sécurité de l’Arménie », ou en d’autres termes : »Allez-y, messieurs les Azerbaïdjanais, faites-vous plaisir ».
Poutine utilise ainsi l’Arménie comme un appât pour pousser l’Azerbaïdjan à intervenir… afin de pouvoir, ensuite, le dévorer tout cru. Cela permettrait d’empocher quelques milliards de réserves de devises, comme le fit Hitler avec l’Autriche et la Tchécoslovaquie en 1938, ce qui permit de maintenir les finances du IIIe Reich en attendant le pillage de la Pologne.
Surtout, cela permettrait de faire sortir la Turquie de ses gonds.
Le plan fonctionnera-t-il immédiatement ? Cela dépend de l’Azerbaïdjan. On a appris aujourd’hui que le Parlement Azerbaïdjanais a convoqué une « réunion spéciale » pour demain, mais sans annoncer aucun ordre du jour. Il s’agit peut-être de tout autre chose. Nous verrons.