Par Philippe Fabry
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer suffisamment en détail les plans de Vladimir Poutine au Moyen Orient, et le rôle qu’y joue l’alliance iranienne ; c’est sur le point de vue spécifiquement iranien que je voudrais revenir, profitant de l’actualité trés tendue entre Iran et Arabie Saoudite après l’exécution d’un leader chiite par les Saoudiens : l’ambassade saoudienne à Téhéran a été saccagée (tradition iranienne) et l’Arabie Saoudite a rompu les relations diplomatiques avec l’Iran.
Je pense que l’on peut dire qu’avec cette exécution, l´Arabie Saoudite a fait montre d’une réaction comparable à celle des Turcs abattant le Su 24 russe : nous sommes face à une tentative, maladroite et brutale, d’envoyer une sommation face à un adversaire géopolitique en pleine montée en puissance. Le large retrait des Américains de la zone depuis plusieurs années pousse à ce genre de réactions de panique de la part des alliés historiques des USA qui se sentent soudain abandonnés face à une avancée de leurs rivaux stratégiques contre laquelle ils ne peuvent pas véritablement s’engager militairement, mais qu’ils ne peuvent pas non plus laisser atteindre ses objectifs sans rien dire.
Les Iraniens ne vont pas laisser passer cette occasion de faire monter la tension avec leur voisins, tout comme Poutine n’a pas manqué la sienne avec sa cible turque.
J’ai déjà expliqué qu’une fois le bloc chiite constitué avec l’effondrement de l’Etat islamique en Irak et en Syrie, iraniens et russes se tourneraient vers leurs ennemis respectifs : la Russie accentuera ses manoeuvres dans la perspective d’un démembrement de la Turquie, l’Iran fera mouvement contre l’Arabie Saoudite. Poutine et Khamenei se sont vraisemblablement mis d’accord là-dessus lors de leur rencontre du 24 novembre dernier, lors de ce qui restera comme un sinistre remake du pacte Molotov-Ribbentrop.
La Russie voit evidemment d’un très bon oeil une humiliation de l’Arabie Saoudite, qu’elle considère comme responsable de la chute de l’URSS à cause de sa politique de production pétrolière qui fit baisser les prix et asphyxia les Soviétiques ; l’Iran sera ravi de voir s’effondrer la Turquie, ennemi de son allié Assad et gros rival régional de la République Islamique ; tous deux se réjouiront ensemble de la quasi-éjection des Etats-Unis de la région.
Mais les Iraniens ont des objectifs stratégiques plus précis, que j’ai déjà exposés sur ce blog jadis :
Sur cette carte, les régions peuplées majoritairement de chiites sont en rouge.
Sur cette carte, les principaux champs de pétrole et de gaz. On notera que la plupart des gisements géants d’Arabie Saoudite sont situés en zone chiite.
Pour l’Iran, point ne serait besoin, en cas de guerre, d’envahir l’Arabie Saoudite tout entière ; il lui suffirait d’envahir la côte du golfe persique, les zones à majorité chiite, dont les populations seront faciles à rallier, et de tenir ces positions, notamment en installant les S 300 flambants neufs livrés par la Russie pour descendre les avions saoudiens, dont les pilotes ne sont pas réputés pour être les meilleurs de la région. La protection des chiites contre le pouvoir saoudien est un prétexte tout trouvé, et cela permettrait à l’Iran de s’emparer des principaux puits de pétrole saoudiens, ce qui ferait bondir le prix des hydrocarbures et profiterait tant à l’Iran qu’à l’allié russe.
Il faut noter qu’en cas d’attaque rapide, l’Arabie Saoudite aurait sans doute du mal à se défendre. On l’a déjà vue s’épuiser contre une rébellion au Yémen dont les moyens ne sont certes pas ceux de l’Iran – quoi que celui-ci soit en soutien – et il faut se souvenir qu’il n’y a plus de troupes américaines combattantes en Arabie, seulement quelques centaines d’instructeurs.
Il y aurait, bien sûr, Israël, qui pourrait défendre une Arabie Saoudite devenue depuis quelques mois son alliée objective contre l’Iran, mais depuis que Poutine est arrivé en Syrie et a truffé le pays de ses missiles anti-aériens, le Hezbollah se trouve virtuellement sous le parapluie russe, et si Israël doit demander l’autorisation russe pour frapper le Hezbollah et éviter des représailles en cas de frappes contre l’Iran, cela complique évidemment beaucoup une intervention israëlienne.
D’autant plus que, ces derniers mois, Israël a été bridé par les Etats-Unis d’Obama qui tenait vraiment à voir son grand jeu diplomatique pour arracher l’Iran à l’alliance russe réussir sans être compromis par la nervosité israëlienne face à un accord nucléaire jugé dangereux.
Napoléon disait qu’un bon stratège doit toujours pouvoir rire le lendemain de ses idées de la veille. Obama n’est pas un bon stratège de ce point de vue, il s’accroche trop à son plan, qui est manifestement compromis, de manière évidente depuis le sommet Khamenei-Poutine. Cela est manifeste dans la réaction de Washington, critiquant le geste de son allié saoudien.
L’Iran, tout comme Poutine, a tout intérêt à profiter de la dernière année de présidence de Barack Obama pour avancer ses pions au maximum et engranger des gains stratégiques qu’il sera ensuite bien difficile de lui contester : « mieux vaut tenir que courir », comme on dit.
Aussi, alors que la victoire de l’axe russo-chiite sur l’Etat islamique, avec l’aimable concours d’un Occident débile, s’annonce à brève échéance, et avec elle la constitution du bloc chiite, l’Iran, tout comme la Russie, s’apprête déjà au coup d’après. D’ailleurs, ce peut n’être pas un coup d’après mais un coup simultané, afin, tout en réalisant contre eux des objectifs stratégiques particuliers, d’empêcher Turquie et Arabie Saoudite de s’opposer à la constitution dudit bloc chiite. Pour la Russie de Poutine, cela fait un mois que la propagande anti-turque et l’entretien de multiples causes de guerres écartant l’OTAN battent leur plein. Pour l’Iran, on commence à jouer la partition. Avec les tambours.