Il y a quelques temps, j’établissais un parallèle, que je crois toujours tout à fait pertinent, entre l’intervention actuelle de la Russie en Syrie et l’envoi par Hitler de la Légion Condor en Espagne ; mes lecteurs savent, par ailleurs, que je considère la Russie de Vladimir Poutine comme une menace pour la sécurité de l’Europe, dont le maître du Kremlin cherche à susciter la division afin de revenir à des relations purement bilatérales entre la Russie et chaque pays européen, moyen beaucoup plus efficace pour tenter d’imposer son hégémonie sur le continent et rejeter à l’océan la puissance américaine. A cette fin, il entretient d’ores et déjà un réseau d’alliances politiques avec les partis populistes et eurosceptiques européens, lesquels servent d’efficaces relais à la propagande du Kremlin.
Cependant, si cette stratégie de déstabilisation porte ses fruits et pourrait, en soi, conférer des résultats intéressants, Vladimir Poutine s’est aussi attaché à rebâtir une force armée russe puissante, pour intimider, mais aussi agir. Aujourd’hui, ai-je déjà expliqué, les opérations en Syrie servent autant à sauver Bachar et conserver le port de Tartous qu’à tester en conditions réelles de combat ses nouvelles armes et aguerrir ses troupes.
Agir ? Je ne doute pas que cela fera sourire : mais non, Vladimir Poutine n’a nullement les moyens militaires d’envahir l’Europe, me dira-t-on. Et puisqu’il n’a pas ces moyens, il n’est pas vraiment dangereux, et donc n’a pas à être craint.
Je voudrais développer ici les éléments qui me font penser le contraire, en m’appuyant sur un autre parallèle que je pense avoir suffisamment étayé, entre les expériences passées de la France napoléonienne, et de l’Allemagne hitlérienne.
En effet, les experts nous disent depuis quelques mois que l’armée russe aurait des capacités d’intervention très limitées : elle aurait globalement, au plan technologique, une guerre de retard, et ne disposerait que de 50 000 hommes dont la qualité militaire serait au niveau des standards occidentaux. Cependant, les rapports de force militaires peuvent-ils se résumer à des statistiques et des mesures d’efficacité du matériel ? Ne faut-il pas considérer aussi la psychologie globale des adversaires, l’initiave, les hésitations, la volonté d’engagement, la perception de la situation stratégique ? Ces éléments ne sont-ils pas aussi importants, sinon plus, que les instruments humains et matériels ?
Dès lors, la question que nous devons nous poser est la suivante : les prédécesseurs de Vladimir Poutine, Napoléon et Hitler, étaient-ils mieux lotis du point de vue militaire lorsqu’ils ont remporté leurs succès historiques ? Et quel a été le rôle de la « psychologie » des belligérants dans le déroulement des conflits ?
Commençons par Napoléon : lors de la première des guerres napoléoniennes, la guerre contre la Troisième Coalition, en 1805, la France disposait d’une armée de 198 000 hommes, contre près du double pour les alliés Autrichiens, Britanniques et Russes. Les forces effectivement engagées lors de la campagne d’Autriche, qui devait se conclure par l’écrasante victoire d’Austerlitz, étaient un peu inférieures : 190 000 hommes pour la France, appuyés par 210 canons, contre 240 000 hommes et 305 canons pour les Coalisés.
Les statistiques, ont le voit, étaient contre l’Empereur. Il n’en remporta pas moins une victoire éclatante, en trois mois (29 août-4 décembre). L’Autriche est entièrement vaincue et contrainte à l’alliance française, le Saint Empire romain est dissous, la Confédération du Rhin créée.
Les deux grandes caractéristiques de l’art napoléonien de la guerre sont sans doute d’une part le mouvement et la manoeuvre, une stratégie offensive afin de contraindre l’adversaire à la bataille décisive, notamment par l’encerclement (les batailles « à front renversés ») et d’autre part la concentration de l’artillerie mobile en « grandes batteries« . Lors de cette première campagne impériale, ces nouveautés prennent de court les Coalisés pourtant fortement supérieurs (d’un tiers) en nombre et en matériel. Le système montrerait encore son efficacité lors des campagnes de Prusse et de Pologne, contre la Quatrième Coalition (1806-1807) contre la Prusse et la Russie, puis de façon moins nette contre la Cinquième Coalition (1809), avant de se révéler inefficace en Russie (1812), et d’échouer finalement contre des Coalisés habitués et s’étant adaptés. La France de Napoléon, perdant nécessairement l’avantage de la surprise de son nouveau modèle militaire, devait fatalement ployer sous le nombre. Mais entretemps, les guerres napoléoniennes avaient causé 5 millions de morts inutiles en Europe.
Intéressons-nous à l’Allemagne hitlérienne et au rapport des forces entre Hitler et les Alliés (Français, Belges, Britanniques) en 1940 (sur le sujet, je tire mes informations de cet articletrès intéressant, que les lecteurs curieux du détail pourront consulter). Selon les estimations les plus hautes pour l’Allemagne et les plus basses pour les alliées (c’est-à-dire présentant l’écart de forces minimum), l’Allemagne allignait 3683 blindés contre 4260 alliés (sachant que les chars français étaient supérieurs en blindage et en armement aux chars allemands, et que près de 1500 des chars allemands étaient des chars légers pratiquement sans valeur, moins blindés et armés que les automitrailleuses françaises) ; côté aviation on trouvait 3632 appareils allemands contre 5023 alliés. Pour ce qui est des effectifs, l’Allemagne alignait 135 divisions, contre 147 pour les Alliés ; ces troupes étaient très peu motorisées, les Allemands ne disposant que de 120 000 véhicules, contre 400 000 pour la France.
En dépit de ces statistiques défavorables, l’Allemagne est parvenue à écraser les forces alliées en deux mois (mai-juin 1940), après une première bataille d’encerclement formidable dans le nord de de la France. L’Angleterre est rejetée à la mer, la moitié du territoire français passe sous administration allemande et le reste est contraint à l’alliance dans la vassalité germanique.
En 1941, un résultat aussi foudroyant sera remporté lors de l’opération Barbarossa dans laquelle la Wehrmacht détruisit une grande partie de l’Armée rouge dans une série de batailles d’encerclement, alors que là aussi, les seuls chiffres étaient « mauvais » : 2,6 millions d’Allemands contre 5 millions de Russes, 4300 chars contre plus de 15000, 4300 avions contre plus de 30000.
Ces résultats sont le fruit de la fameuse « blitzkrieg », stratégie offensive s’appuyant sur la concentration de la puissance de feu et le mouvement en profondeur pour désorganiser les arrières ennemis qui surprit les Alliés puis les Soviétiques, avant de s’épuiser dans les étendues russes et la guerre défensive contre les Anglo-saxons. Les historiens s’accordent de plus à plus à considérer que l’Allemagne, au vu des chiffres économiques et humains, ne pouvait pas gagner contre la coalition de ses ennemis, en dépit de ses éclatants succès initiaux. Mais cela a tout de même coûté cinquante millions de morts.
L’on retrouve bien, en plus de ceux de longue durée que j’avais dégagés dans le précédent article, un parallèle d’ordre militaire : Napoléon comme Hitler ont remporté des victoires-éclairs retentissantes en étant en infériorité numérique et matérielle, en pratiquant l’offensive avec détermination, en misant sur le mouvement, la concentration du feu et la manoeuvre (encerclement), face à des adversaires plus hésitants et sur la défensive ; par ces victoires, ils ont pu consolider leur position et conduire à une guerre plus longue, en captant des ressources dont ils ne disposaient pas à l’origine. Ajoutons que, en lien avec la stratégie employée, l’Empereur comme le Führer disposaient de transmissions particulièrement efficaces : Napoléon avec le télégraphe Chappe et les courriers de l’Empereur, Hitler avec un emploi généralisé et efficace des moyens modernes de télécommunication.
Dans ces deux cas, ils ont aussi bénéficié d’un puissant effet de sidération : de ces exploits initiaux, remportés grâce à une agressivité et une audace qui manquaient à leurs adversaires, ils parvinrent à rendre crédible la profonde illusion que la victoire finale était à leur portée ; alors même que ni Napoléon, ni Hitler n’auraient jamais pu gagner, et obtenir plus qu’une hégémonie très éphémère sur l’Europe.
Quels enseignements tirer de tout ceci au sujet de la Russie de Poutine, dont j’ai assez démontré le parallèle dans la durée (plus de 70 ans) avec ses aînées la France et l’Allemagne ?
Tout d’abord, que cela soit bien clair : Poutine ne pourra pas gagner une guerre en Europe contre les USA. La Russie n’en a pas les moyens humains, économiques et militaires. Quand guerre il y aura, je l’ai déjà expliqué, elle se terminera par la victoire totale des Etats-Unis, et vraisemblablement le démembrement de la Russie – comme le fut la France après la défaite de Napoléon, perdant toute la Belgique, la Sarre, la Savoie, Nice, et comme le fut l’Allemagne en 1945.
Néanmoins, entretemps, Vladimir Poutine sera-t-il en mesure d’imposer temporairement son hégémonie à l’Europe ?
Je le crois.
Certes, j’ai déjà expliqué dans un ancien message que la supériorité armée américaine ne fait aucun doute : la reine des guerres modernes, l’aviation, montre les chiffres suivants : si l’US Air Force est la première force aérienne du monde (plus de 5700 avions) la deuxième force aérienne mondiale est… l’US NAvy (3700 aéronefs). Les troisième et quatrième aviations militaires du monde, à savoir la Chine (2500 appareils) et la Russie (moins de 2000) totalisent à elles deux moins de la moitié des effectifs américains. Ce sont là des chiffres qui, parmi d’autres, rendent impossible une victoire finale de la Russie en cas de confrontation.
Cependant, les forces américaines sont dispersées sur toute la surface du globe, et pour l’essentiel sur le territoire américain-même, soit de l’autre côté de l’Atlantique : en Europe continentale, les Etats-Unis n’ont que 70 000 hommes, dont les trois quarts en Allemagne ; en mai 2013, les Américains ont retiré leurs derniers chars d’Allemagne, avant d’en ramener une trentaine en janvier 2015 : cela reste dérisoire. Toujours en Allemagne, on trouve stationnés 158 avions de l’USAF. En résumé, donc, les forces américaines en Europe continentale c’est 70 000 hommes, 30 chars et 158 avions. Des forces si limitées sont à la merci d’une attaque massive.
Bien sûr elles ne sont pas seules. En partant du principe que la cible principale d’une invasion russe de l’Europe serait Berlin et l’Allemagne, la Russie trouverait sur son chemin, à part son alliée la Biélorussie, la Pologne. Sans doute celle-ci, chez laquelle le souvenir de la domination soviétique est encore vif, se battrait-elle bravement pour ne pas laisser passer les Russes ; elle dispose pour cela d’un effectif d’environs 300 000 soldats professionnels, 350 appareils aériens et un millier de chars.
L’Allemagne a elle-même des effectifs inférieurs à 185 000 hommes, quelques 400 chars, 220 avions de combat et 127 hélicoptères de combat.
Si, donc, on fait le total de ce qui se dresse réellement entre la Russie et l’Allemagne, on arrive à un résultat (Allemagne, Pologne et forces américaines en Europe) de moins de 500 000 hommes, 800 aéronefs et 1400 chars. En face, les forces armées russes alignent un peu moins de 300 000 hommes, un peu moins de 2000 aéronefs et quelque chose comme 2300 chars (la Russie en a 18 000 au total mais la plupart ne sont pas opérationnels). C’est-à-dire que quand une télévision russe ricanait, en février dernier, sur le fait que la Russie pourrait être à Varsovie en 24 heures et à Berlin en 48 heures, ce n’était pas tout à fait absurde. Bien sûr, il faudrait plus de temps en réalité, parce qu’il y aurait de la résistance, mais en mobilisant toutes ses forces et en attaquant brutalement sans garder de réserves, comme le firent Napoléon et Hitler, la Russie de Poutine pourrait bien arriver à Berlin en un mois (il faut ajouter que les Russes ont développé des capacités avancées de cyberguerre, qui pourraient faciliter la tâche d’invasion, en désorganisant avant toute attaque les communications ennemies), sans laisser le temps aux Américains de rameuter de quoi contrer cette offensive.
Faisons une parenthèse pour parler de l’arme nucléaire : n’empêche-t-elle pas définitivement la réalisation de ce type de scénario ? Après tout, m’opposera-t-on, il ne s’est pas réalisé durant la Guerre froide, alors pourquoi aujourd’hui ?
Eh bien parce que, précisément, ce n’est plus la Guerre froide : durant la Guerre froide, les Américains avaient des milliers de chars en Allemagne, 800 avions, 200 000 soldats… un assaut conventionnel était voué à l’échec et était inenvisageable sans employer l’arme nucléaire.
Par ailleurs, la doctrine d’emploi des armes nucléaires limitait les possibilités de guerre conventionnelle : jusqu’aux années 1960, la doctrine américaine était celle des représailles massives : toute attaque de l’URSS contre un pays de l’OTAN, même conventionnelle, aurait donné lieu à des représailles nucléaires massives, même contre les villes.
A partir des années 1960, les Russes développant leur propre stock d’armes nucléaires, c’est la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » qui est adoptée : l’idée d’une guerre conventionnelle sans recours à la frappe nucléaire était alors pratiquement écartée, et l’option paraissait se résumer à « pas de guerre, ou la destruction mutuelle nucléaire ».
Or, aujourd’hui, les doctrines nucléaires en vigueur sont bien différentes.
– Les Etats-Unis ont en 2010 réduit nettement les cas d’emplois de l’arme nucléaire, et Obama a failli renoncer à la possibilité d’utilisation « en première frappe ». Cela n’a pas été le cas, mais côté américain, l’emploi de l’arme nucléaire est plutôt une idée en recul.
– A l’inverse pour la Russie, depuis 2010, il est possible d’utiliser des armes nucléaires en cas d’agression contre l’Etat russe, même purement conventionnelle ; plus encore, dans le fameux téléfilm sur l’affaire de Crimée, Vladimir Poutine a expliqué qu‘il était prêt à appuyer sur le bouton.
C’est-à-dire qu’une attaque russe de l’Europe se ferait sous la couverture de la menace implicite d’une frappe nucléaire en cas de riposte trop appuyée, même conventionnelle, contre le territoire russe. Et il est bien peu vraisemblable que, pour secourir les Polonais ou les Allemands, les Américains en viennent à user d’armes nucléaires tactiques (de faible puissance) sur les forces conventionnelles russes évoluant en territoire allemand ou polonais.
Ainsi donc, l’évolution stratégique en Europe rend toujours plus plausible le scénario d’une invasion russe, et du succès d’une telle invasion. C’est-à-dire qu’en quelques semaines, avant que les Etats-Unis n’aient le temps d’acheminer les renforts suffisants à la contrer, la Russie occuperait la Pologne et maîtriserait l’Allemagne. Ce serait le point de départ d’une guerre en Europe qui pourrait durer des années, mais que la Russie finirait par perdre. En attendant, ce serait très meurtrier et pas drôle : contrôlant l’Allemagne et la Pologne, la Russie n’aurait pas de mal à s’imposer à l’ensemble de l’Europe de l’Est – et sans doute faut-il voir comme énième intérêt à son intervention en Syrie une manoeuvre pour se placer dans le dos de la Turquie, et éviter qu’elle ne soit alors un obstacle à cette domination européenne de la Russie. Comme ses prédécesseur Hitler et Napoléon, Poutine pourra donc dominer l’essentiel du continent.
A terme,il ne pourra pas plus gagner que Napoléon et Hitler contre ses adversaires coalisés mais sa position stratégique d’initiative et de coup de force, alors que eux ne seront pas dans cette position psychologique d’agressivité, pourra lui permettre de remporter quelques succès initiaux éclatants qui conforteront sa position et accentueront sa certitude -et celle de ses partisans européens et du peuple russe – illusoire en une victoire possible, ce qui allongera le conflit et provoquera l’engloutissement de dizaines de millions de vies inutiles jusqu’à la victoire finale des Coalisés autour des Américains.
Et la France, dans tout cela ?
Après avoir envahi la Pologne et l’Allemagne, il est peu probable que la Russie ait la capacité et la volonté d’envahir la France, qui, sans être un objectif aussi stratégique que l’Allemagne, a de quoi se défendre avec 300 000 hommes, 500 chars opérationnels, près de 700 aéronefs dont plus de 200 avions de combat, aurait eu le temps de se préparer et serait alors sans nul doute appuyée par le Royaume-Uni. Notre pays pourrait alors servir de tête de pont aux Américains pour reprendre pied en Europe, en leur permettant d’acheminer facilement troupes et matériel.
Mais pour cela, bien sûr, il faudrait que notre pays ne soit pas tombé aux mains des poutinistes d’ici le début de ce conflit, notamment le Front National de Marine Le Pen. Car alors une alliance avec Poutine non seulement faciliterait ses opérations d’invasion en paralysant l’OTAN, mais verrouillerait plus efficacement les prises européennes et allongerait la durée de vie de l’empire poutinien sur l’Europe, et naturellement le bilan humain d’une reprise américaine du continent.
Vladimir Ier d’Europe. Apparemment il y en a que cela fait rêver.
Si Marine Le Pen n’est pas élue en 2017, lorsque la guerre éclatera elle sera probablement internée pour sympathies poutinistes, comme son homologue aîné britannique Oswald Mosley.
Bref, pour revenir au sujet initial de ce billet, Vladimir Poutine est-il une menace militaire pour l’Europe ? Oui. En leur temps, personne n’aurait cru que Napoléon ou Hitler pourraient obtenir, avec ce qu’ils avaient, les résultats qu’ils ont obtenus. Les Coalisés et les Alliés ont payé le prix pour s’être laissés surprendre.
Y a-t-il un moyen d’éviter tout cela ? Il faudrait que les Américains amènent 2000 chars en Europe, ou que l’Allemagne se les fabrique rapidement.
Ils ne le feront pas. Parce que, comme je l’ai dit en commençant, tout ceci est essentiellement une question de psychologie.