Fin juin dernier, négligemment comme parfois, le premier ministre britannique Boris Johnson déclarait qu’en fin de compte, un Brexit dur avec Bruxelles, pourquoi pas ? Vu d’Europe, l’énième épisode d’un divorce complexe – mais pour les nationalistes irlandais, le risque d’un Brexit-rupture, donc d’une frontière intra-irlandaise entre la (catholique) république d’Irlande, capitale Dublin, et l’Ulster britannique protestant en majorité, capitale Belfast, est un brutal casus belli.
Leur parti Sinn Féin (Nous mêmes en Gaélique) milite en effet depuis un siècle pour une Irlande unifiée de 32 comtés souverains ; leur appareil militaire, l’Armée républicaine irlandaise, IRA, combattit les « forces de la Couronne », dernier épisode 1969-1997, jusqu’à une trêve plutôt respectée jusqu’à présent.
Encore aujourd’hui, les camps adverses de l’Ulster, « loyalistes » (pro-britanniques et protestants) et « républicains » nationalistes irlandais, évitent les territoires – connus de tous dès le biberon – de l’ennemi héréditaire. C’est donc à la télévision qu’inquiets, les dirigeants politiques de Londres et loyalistes nord-irlandais voient la menaçante riposte des nationalistes, possible prélude à la reprise d’une guerre éteinte depuis 23 ans.
Le mardi 30 juin, ces nationalistes enterrent Bobby Storey (mort d’un cancer à 64 ans) vingt ans durant le chef du renseignement de l’IRA qui, de Londres à Belfast, fit trembler les forces britanniques (armée, police, renseignement) menant le dur combat nord-Irlandais. Nous revenons plus bas sur ce personnage redouté – d’abord, la démonstration de force du Sinn Féin et de l’IRA.
Le 30 juin donc, les fiefs catholiques de Belfast-ouest, Lower Falls, Ballymurphy, Andersonstown, sont couverts des drapeaux noirs du deuil, mêlés de ceux vert-blanc-orange de la république d’Irlande. Sur le parcours, de la cathédrale au cimetière où l’IRA enterre ses morts, la foule salue un combattant de sa cause : classique. Mais devant la foule, encadrant tout du long la procession funèbre, près de 2 000 hommes en uniforme, pantalon et cravate noire, chemise blanche : sur place, chacun comprend à quel titre ils sont là et ce que signifie cette énorme mobilisation, dans une ville en majorité protestante de 280 000 habitants.
Symboliquement, le plus terrible n’est pas là encore. Car voici qu’avance le cortège. Or qui porte le cercueil de Bobby Storey ? Gerry Adams, Gerry Kelly, Sean Hughes, ‘Spike’ Murray, ‘Duckser’ Lynch et Martin Ferris – des poids-lourds de l’IRA : ex-chefs de brigade, puis chefs d’état-major – le Conseil de l’Armée dont ils sont membres de droit. Conseil de l’armée : instance suprême du nationalisme irlandais formée de sept ex-chefs de l’IRA, il dirige l’IRA et le Sinn Féin à la fois. Instance qui en 1969 déclara la guerre à Londres et valida la trêve de 1997, le 28 juillet 2005. Sous sa forme 1969-1997, l’IRA a été dissoute pour l’essentiel – le Conseil de l’armée, jamais. Si un jour, la guerre de libération doit reprendre, ce conseil en donnera le signal.
Ce 30 juin, la symbolique explosive est dans l’ordre du cortège. Les chefs militaires portent le cercueil ; l’état-major du Sinn Féin suit sagement, sa présidente Mary Lou McDonald en tête. Londres, Belfast, Dublin, tout le monde saisit : le Conseil de l’armée reprend la main. Si la frontière Ulster-Irlande du sud est rétablie, ce sera la guerre. Rituel connu : ce jour là, l’agence de presse irlandaise recevra une lettre déposée à la grand-poste de Dublin, fief de la première IRA dans l’insurrection de 1916. Son en-tête (en gaélique) sera Óglaigh na hÉireann (Volontaires de l’Irlande, ou IRA). Elle sera signée « P. O’Neill », premier chef de la brigade IRA de Dublin en 1916 et porte-parole du Conseil de l’armée – un symbole, encore.
Ce combat, ces symboles, Bobby Storey y avait consacré sa vie. Entre maints séjours en prison, il avait porté à la couronne britannique des coups terribles :
– La grande évasion de 38 cadres de l’IRA de la prison de Maze (Ulster), septembre 83,
– Le plus grand braquage de toute l’histoire britannique, près de 27 millions de livres arrachés à la Northern Bank de Belfast en 2004,
– La nuit de la saint-Patrick 2002 (les symboles, toujours) dans le bâtiment le plus sûr d’Europe (croyait-on), état-major de la fort protestante police nord-irlandaise, vol des archives secrète de la lutte anti IRA. Un cauchemar de plus pour Londres qui paya des millions de livres pour reloger tous ses policiers et indics’ d’Irlande du nord.
Discipliné, Bobby Storey avait suivi la ligne du cessez-le-feu, mais crut à la lutte armée jusqu’à sa mort. Que ses obsèques aient servi à porter la symbolique menace de sa reprise l’aurait ravi.