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21 ans après son discours à l’ONU, Dominique de Villepin remet ça contre l’Empire

C’est un très long article de géopolitique profonde que Dominique de Villepin, ancien Premier ministre, signe dans le numéro du Monde diplomatique de juin 2024. Nous n’allons pas l’analyser comme nous le faisons d’habitude, parce que l’analyse est aussi brillante que cinglante.

 

La « pax americana » s’achève et laisse le monde en grand désordre. Depuis trois décennies, les États-Unis suivis par leurs alliés, seuls en scène, avaient cru pouvoir remodeler le monde à leur image, par l’influence, se croyant des exemples, par la régulation, se présentant en sources de droit, et, de plus en plus, par la force, se sachant les plus puissants. Ce faisant, ils ont perdu de vue leurs propres promesses et suscité une levée de boucliers mondiale dont nous payons tous aujourd’hui le prix.

Le temps n’est pas à regarder en arrière mais à tirer les leçons et regarder en avant, vers le monde qui vient, prisonnier d’une mécanique infernale, un engrenage de la guerre globale, fait de trois processus parallèles.

Tout d’abord, la fragmentation du monde. Elle résulte principalement d’une dérégulation de la force sans précédent. Le consensus de 1945 fondant un ordre international au service du règlement pacifique des crises, poursuivi dans l’intérêt de la désescalade pendant la guerre froide, puis comme « gendarme du monde » par l’hyperpuissance américaine, s’est délité.

D’un côté parce que les puissances occidentales garantes de cet ordre se sont affranchies de leurs propres règles, agissant hors du cadre légal international, au Kosovo en 1999, en Irak en 2003, sans garde-fous, comme en Libye en 2011, et sans perspective politique, comme au Sahel depuis 2013. De l’autre côté, l’effritement du droit est le fait des puissances, comme la Russie ou la Chine, insatisfaites de l’ordre de 1945 qui leur laissait trop peu de place et leur paraît justifier un recours plus décomplexé à la menace et à la force.

La fragmentation naît aussi d’une accélération des crises rendant le monde plus explosif que jamais, après la traînée de poudre des guerres civiles issues des « printemps arabes » de 2011, en Libye, en Syrie, au Yémen. Tous les conflits gelés des années 1990 semblent chauffés à blanc : guerre en Ukraine depuis 2014 et plus encore 2022, double guerre du Haut-Karabakh entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie en 2020 et 2023, ou nouvelle guerre de Gaza en 2023. Partout des acteurs opportunistes, groupes terroristes, hommes forts, mouvements ethno-nationalistes avancent leurs pions sur l’échiquier du dérèglement mondial.

Enfin, cette fragmentation se nourrit d’une polarisation du système international aggravée par la multiplication des sanctions. La rivalité entre Chine et États-Unis oblige peu à peu chaque pays à s’aligner et à choisir son camp. Depuis la guerre froide, nous savons combien la bipolarisation est lourde de courses aux armements, de risques d’escalade, de conflits par procuration sur les marges disputées. Mais celle-ci se produit à une échelle sans précédent et le rapport de forces n’est pas, sur la longue durée, de façon absolue, favorable à Washington, ni démographiquement, en dépit du vieillissement accéléré de la Chine, ni économiquement, en dépit de la crise de la croissance chinoise, ni peut-être politiquement, à l’heure où les États-Unis deviennent moins fiables, plus exigeants, parfois même impérieux (3). S’ils semblent croître insolemment aujourd’hui, c’est que la protection ne va pas sans une tentation de vassalisation, voire de prédation, de leurs alliés. L’avantage comparatif majeur de l’Amérique restera longtemps une armée surpuissante, déployée sur tout le globe, seule dotée de l’arsenal complet de notre époque et aguerrie par un siècle de conflits, quand les militaires chinois n’en ont aucune expérience directe. L’essentiel du poids des guerres repose sur les points d’appui asiatiques — Japon, Corée du Sud et Taïwan — et sur les alliés européens, indirectement, puisque la polarisation facilite un rapprochement et même une complémentarité stratégique de la Chine et de la Russie qui n’avaient auparavant rien d’évident.

Un deuxième processus produit une logique de confrontation totale. Les situations en Ukraine et à Gaza signalent de nouveaux niveaux d’intensité de la guerre. Des parallèles ont été évoqués, ici avec la guerre des tranchées, là avec les bombardements de Dresde. Mais plus profondément, dans ces conflits d’un nouveau type domine la logique du tout ou rien, où tout compromis paraît une compromission. C’est l’air de Munich, chanté à tout-va.

Ce sont non seulement des conflits territoriaux mais aussi existentiels pour chaque belligérant. Les Ukrainiens, face à l’agression russe, affrontent une volonté explicite d’éradication de leur nation, de leur culture et de leur langue. Mais en Russie prévaut également, au sommet, l’idée d’une guerre existentielle pour ses droits en tant que nation, en butte à la pression d’un Occident menaçant à ses portes. En Israël, le 7 octobre a réveillé le sentiment d’une vulnérabilité existentielle, le vacillement de la promesse fondamentale de l’État d’Israël d’offrir un lieu sûr où les Juifs pourraient vivre en sécurité. L’ampleur et l’horreur des attaques sur le territoire israélien même, la défaillance du renseignement et de l’armée ont engendré un doute et une peur indélébiles. À Gaza, l’intensité de bombardements sans relâche, le niveau de destruction, le sentiment d’un ciblage de toutes les infrastructures culturelles, sanitaires, éducatives, d’une identité collective, renforcent le sentiment d’une mise en cause totale.

Totales, ces guerres le sont aussi parce qu’elles sont mémorielles, emportant le passé dans leurs havresacs. Tous les fantômes de l’histoire semblent convoqués. En Russie, on mobilise la mémoire de la « grande guerre patriotique » (1941-1945), dépeignant l’Ukraine en pays à dénazifier ; en Ukraine, on rappelle le souvenir des famines organisées de l’Holodomor (1932-1933) appelant à déstaliniser la Russie. En Israël, le 7 octobre a évoqué l’écho terrible de la Shoah, et certains considèrent la conquête de Gaza et la destruction du Hamas comme une « dénazification » légitimant le bombardement, l’occupation militaire et, à l’avenir, la rééducation des Gazaouis ; côté palestinien, c’est la mémoire de la Nakba, la catastrophe de 1948, qui est dans tous les esprits, avec la crainte que la stratégie d’Israël soit en définitive de chasser les Palestiniens vers l’Égypte ou ailleurs.

Ne nous y trompons pas, cette spirale identitaire de l’essentialisation de l’Autre à l’œuvre dans les guerres est présente aussi chez nous. Tout le monde a peur. La « logique de l’ennemi », analysée par Carl Schmitt, cristallise les craintes de chacun d’un ennemi acharné à sa destruction. Réduisant l’autre à une caricature, on en fait un diable aux intentions aussi secrètes qu’infernales. Et nous confirmons tragiquement cet adversaire dans sa propre conviction que nous ne rêvons que de l’anéantir. C’est, à l’intérieur, la mécanique de la guerre civile dont on voit les germes ici ou là, et d’abord dans une élection présidentielle américaine hystérisée, et, à l’extérieur, la logique de la guerre totale.

Troisième processus, la mondialisation de la guerre tend vers un point d’aboutissement : la « guerre globale », une guerre sans limites démultipliée par la mondialisation.

La guerre globale n’a pas de limite dans sa contagion et sa transmission. Jadis, la barrière de l’espace, la lenteur des communications, les limites aux échanges créaient une contention naturelle des conflits. Aujourd’hui, au contraire, elle affecte une humanité totalement interdépendante et interconnectée, dans laquelle les chocs économiques, les passions politiques et les mobilisations guerrières sont quasi instantanés. Notre monde devient ainsi plus inflammable qu’aucun système international du passé, à la merci du moindre dérapage, de la moindre manipulation.

La guerre globale s’infiltre dans tous les recoins, les mers, les terres et les airs, bien sûr, mais elle se dessine également dans l’espace et le cyberespace avec, dans les deux cas, des conséquences sans précédent sur les vies quotidiennes de « l’arrière » : disruptions dans la santé, guerre hybride de l’information et de la déstabilisation politique, transformation des conflits internationaux en batailles civiles et identitaires.

La guerre globale est porteuse d’une destruction potentiellement illimitée. Le risque non nul d’un conflit nucléaire, la perturbation des voies commerciales, avec ses risques de pénuries et d’inflation, la menace d’une guerre de l’espace doivent être mesurés par ceux qui, à la légère, pensent parfois que la guerre est le chemin le plus court vers la paix. Cette guerre-là ne mènerait qu’à la paix des cimetières.

 

Villepin, vingt ans plus tard, avec les mêmes mots, lutte contre le même aveuglement des puissances qui veulent la guerre mondiale pour conserver une hégémonie économique et morale qui s’écroule.

Après ce tour d’horizon global, il passe au cas d’une France « déracinée » dans une Europe « hors-jeu ». Il fustige évidemment la fin de notre « indépendance », qui nous permettait de parler d’égal à égal avec les grandes puissances. Le Macron du « tout et son contraire » diplomatique, avec ses déclarations irresponsables et incohérentes, en prend pour son grade. Ce « néoconservatisme » aligné sur l’Empire nous fait perdre un à un tous nos appuis dans le monde, créant une vague géante de « ressentiment antifrançais ».

Économiquement, Villepin propose une sortie du G7 qui « n’a que la légitimité devenue caricaturale d’un gouvernement censitaire global, un dixième de la population mondiale contrôlant la moitié de la richesse mondiale ; un club de l’entre-soi de l’Occident global », pour se tourner vers les BRICS avec une « vision multipolaire ». Macron en est loin, lui qui vient de se faire jeter par le Sud global…

Enfin, Villepin aborde le sujet Gaza, en demandant une conférence sur la sécurité au Proche-Orient, associant Israël et l’Iran, avec bien sûr la reconnaissance de l’État palestinien.

Nous terminerons ce résumé avec la conclusion de DDV, qui suppose l’éviction urgente de notre carré d’as !

Rarement le monde aura été aussi inflammable et dangereux qu’aujourd’hui. Nous assistons jour après jour au face-à-face de deux mondes blessés, de deux camps mondiaux lancés à pleine force l’un contre l’autre : un camp occidental agissant au nom d’un progrès déstabilisant, craignant son déclin et tenté parfois d’en découdre plutôt tôt que tard ; un camp soucieux de réviser l’ordre mondial en sa faveur, au risque d’en faire un pavage de prés carrés impériaux entourés de palissades. Un monde où finalement tout changement serait tué dans l’œuf au nom d’une stabilité étouffante.

Entre ces deux mondes, avec le Sud global laissé en marge de cet affrontement de blocs, il faut inventer un autre monde, dessiner un chemin vers un monde partagé, équilibré et sûr, capable d’éviter la catastrophe annoncée et de recréer un terrain commun en assurant la défense des biens de l’humanité — climat, biodiversité, stabilité financière, recherche fondamentale. Nul n’est mieux placé que la France pour impulser ce nouvel esprit du monde et déployer une autre politique, fondée sur les principes et tournée vers le mouvement. Justice, équilibre, sécurité collective et recherche de la paix doivent être le nouveau cap d’une France consciente qu’aujourd’hui le repli sur soi, c’est la chute.