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Ces « guerres » d’un nouveau genre qui déchirent l’Europe

Par Philippe Fabry

1 -Angela Merkel et François Hollande commémorent dimanche 29 mai le centenaire de la bataille de Verdun. Après avoir connu deux guerres mondiales sur leur sol, les pays d’Europe ont créé l’Union européenne afin de garantir la paix sur le continent en misant sur la prospérité. Si les conflits militaires entre ses grandes puissances ont été neutralisés, quels conflits sont apparus depuis ? Normes européennes, questions économiques (dette, investissement public…) sur quels sujets les Etats membres s’affrontent-ils ?

Je crois qu’il faut commencer par faire l’état des lieux et comprendre que l’Europe d’aujourd’hui n’est pas simplement l’Europe d’hier dont on aurait simplement banni les conflits armés. La réalité est plus complexe.

En effet, si l’on considère la première phase de l’histoire de l’Union européenne, c’est-à-dire jusqu’à l’adoption du Traité sur l’Union, le fameux traité de Maastricht, en 1994, on observe alors essentiellement le vieux jeu des puissances européennes dans un cadre simplement plus policé qu’auparavant, sans violence, mais avec des intérêts nationaux bien compris, et défendus. Ce modèle est authentiquement celui de l’Europe des nations, une Europe dans laquelle chaque pays est composé de son peuple et de ses élites, qui le représentent face aux autres peuples et leurs élites ; c’est encore le logiciel du XXe siècle. Les vieilles rivalités existaient toujours et étaient fortement présentes dans l’esprit de dirigeants appartenant à des générations qui avaient connu « l’avant », avant la paix européenne, avant la menace soviétique qui contraignait à s’entendre.

Par exemple, François Mitterrand menait la politique étrangère et européenne de la France avec à l’esprit les grandes lignes de la politique française traditionnelle : l’entente avec les anciens ennemis Anglais et Allemand se faisait avec toujours une méfiance en arrière-pensée. Ainsi, après des décennies d’amitié franco-allemande, Mitterrand considérait-il toujours comme un danger la réunification allemande ! Et dans ce contexte, il utilisa l’Euro comme une arme politique pour maintenir l’influence française en Europe. Il disait « j’ai cloué les mains de l’Allemagne sur la table de l’Euro », signifiant par là qu’il était hors de question que l’Allemagne triomphe seule avec son Deutchsmark.

Avec la signature du traité de Maastricht s’est ouverte une nouvelle phase : entre la pratique, durant vingt ans, du marché unique et l’arrivée d’une nouvelle génération n’ayant pas connu l’époque de la guerre, des rivalités violentes, les élites des États européens se sentent de moins en moins nationales et de plus en plus européennes. Ce qui les pousse à défendre encore leurs intérêts nationaux, ce sont leurs échéances électorales nationales, mais plus leur logiciel de pensée, contrairement à leurs aînés qui défendaient l’intérêt national non seulement parce que c’était ce que les électeurs attendaient d’eux, mais parce que, comme je le disais pour Mitterrand, c’était dans leur culture.

Cette modification de l’état d’esprit des élites entraîne des conséquences importantes sur les conflits que l’on observe en Europe, car si demeure, effectivement, le jeu des puissances, il s’efface lentement au profit d’un autre jeu, celui de l’opposition entre les élites et le peuple ; un clivage qui, d’habitude, ne se retrouve qu’à l’intérieur d’une même nation. Et cela est justement un symptôme de ce que l’Europe devient une nation d’Etats fédérés, plus qu’une fédération d’Etats-nations.

Alors, bien sûr, ce processus est encore loin d’être achevé, mais on peut mesurer ses progrès, justement, à travers l’évolution des grandes questions traitées, qui montrent que ces questions s’apparentent de moins en moins à des questions de politique internationale entre Etats-membres de l’Europe qu’à des questions de politique nationale européenne.
Ainsi, et pour reprendre les éléments de votre question, les normes européennes ne sont plus aujourd’hui un sujet de conflits. Elle l’ont fortement été dans les années 1990, qui furent la grande époque des débats sur les dangers d’harmoniser la taille des concombres, et la crainte de voir disparaître les fromages au lait cru en raison de règlementations technocratiques. Aujourd’hui ces débats sont complètement retombés et c’est effectivement sur des questions économiques : politiques monétaires, fiscales, dépense publique, que les discussions sont les plus enflammées.

C’est l’exacte illustration de ce que je disais : il y a vingt ans, on évoluait encore dans le logiciel du XXeme siècle, avec des élites nationales qui dialoguaient entre elles et représentaient leurs peuples respectifs dans les négociations européennes. Et alors les préoccupations étaient centrées autour de l’effacement des particularismes locaux, une résistance au centralisme européen.

Depuis, le paysage institutionnel et politique a beaucoup évolué : les nouveaux grands sujets de débat correspondent plus à ce nouveau clivage : on parle de solidarité économique, d’harmonisation fiscale, de politique économique globale, bref de l’émergence d’un Etat européen.

Et l’évolution « ethnogénétique », de transformation de l’Europe en nation, s’observe non seulement par l’européanisation des élites, mais aussi à travers l’apparition d’un populisme européen, qui diffère du populisme souverainiste d’hier par le fait que, précisément, il est international : les populistes des différents pays s’allient au Parlement européen, ils tiennent des conférences à l’échelle européenne, créent des partenariats, se reçoivent… Bref, jusque chez les plus enclins à défendre des intérêts purement nationaux, qui appellent à retrouver une politique économique, migratoire et monétaire nationale, on constate la naissance d’un véritable esprit européen. Et à l’échelle européenne, cela accouche d’un clivage élites/peuples qui auparavant n’existait que dans le cadre national, et qui tend à opposer deux visions de l’Europe, une « populiste » et une plus « élitiste », et ce clivage, peu à peu, tend à remplacer la poursuite des intérêts nationaux.

Donc, on ne peut plus lire les rapports entre Etats européens aujourd’hui comme on les lisait hier : les élites nationales sont désormais si intriquées que l’on constate l’existence d’une élite européenne qui n’existait pas avant. Cela change nécessairement les règles du jeu.

Pour autant, cette évolution n’est pas parachevée, et comme on est un peu au milieu du gué, on s’aperçoit que les conflits, les rapports de force au sein de l’Europe, tiennent à la fois de l’héritage du jeu des puissances des XIXe-XXe siècles, où l’on voit les Etats-membres utiliser encore les anciens ressorts, et à la fois intègrent les nouveaux paramètres, en tendant à opposer, sur un grand nombre de sujets, non pas tant les Etat-membres les uns aux autres que l’élite européenne dans son ensemble au peuple européen dans son ensemble, ce qui est tout à fait nouveau.


2 – Dans ce système où la guerre ne peut prendre une forme militaire, par qui, quoi, ont été remplacés les canons et le nombre de soldats ?

Permettez-moi tout d’abord d’insister encore sur un point : on ne peut pas raisonner sur l’Europe d’aujourd’hui en considérant qu’elle serait l’Europe des nations du XXe siècle avec cette seule différence que la guerre serait désormais interdite, et que l’on serait donc censés observer exactement les mêmes rapports que jadis entre les nations européennes, simplement remplacés par d’autres moyens.
L’Europe d’aujourd’hui est plus que ça : comme je le disais, elle a désormais ce que l’on peut considérer comme des élites propres, qui évoluent au sein d’institutions communes qui développent un esprit et des intérêts propres. Hier, les élites de tel pays lui étaient attachées, et oeuvraient à défendre essentiellement les intérêts nationaux contre les manœuvres des élites des nations rivales. Aujourd’hui, elles se soucient autant des intérêts globaux de l’Europe que de ceux de leurs nations d’origine.

Pour l’instant, on observe encore les deux types de conflits, voire une synthèse des deux, avec un cadre européen désormais accepté, mais dans lequel s’expriment encore des intérêts nationaux.

Cela conduit chacun à jouer un peu sur les deux tableaux, en cherchant à la fois à promouvoir une certaine vision pour l’Europe dans son ensemble, et à retirer le maximum de bénéfices de l’Europe à l’échelle nationale.

Cette dualité des intérêts laisse donc bien chaque Etat jouer partiellement sa partition dans son coin, et à chercher à tirer le meilleur parti de l’appartenance à l’Europe : cela passe par les diverses formes de dumping (fiscal, social…), et par l’utilisation, pour les pays qui parviennent à s’imposer à la tête de l’Europe, des instruments européens pour servir leurs intérêts nationaux.

Ainsi, durant les dix dernières années, la place de leader a progressivement échu à l’Allemagne, qui a vraisemblablement atteint son apogée dans ce rôle il y a un an : elle a, durant ce temps, bénéficié des effets de l’Euro : les pays voisins ayant une productivité inférieure, notamment la France et l’Italie, ne pouvant plus compenser cette différence par des politiques monétaires, ont vu peu à peu leurs industries les déserter au profit de l’Allemagne, ce qui a accru leurs déficits autant que cela a nourri les excédents commerciaux allemands.



3 – Observe-t-on des alliances d’intérêts selon les sujets ? Comment ces confrontations sont-elles organisées par les Etats ? Dans quelle mesure ces affrontements ont ils pu alimenter des conflits « traditionnels » ?


Oui, on observe de telles alliances d’intérêts, mais il est très intéressant de noter que, la plupart du temps, lesdites alliances sont loin d’être aussi ponctuelles et liées à un intérêt particulier que l’on ne le croit.

Revenons un peu en arrière : depuis le milieu du XIXe siècle, il y a trois grandes puissances et autant de visions de la géopolitique européenne. Ces trois puissances sont l’Angleterre, la France et l’Allemagne.

La France et l’Allemagne sont les deux puissances continentales, dont la préoccupation est, au minimum, de pouvoir faire jeu égal l’une avec l’autre.

Traditionnellement, elles ont des zones d’influence naturelle.
La zone d’influence de la France est la Méditerranée : elle s’est notamment incarnée dans l’Union latine de 1865, qui instaurait une première monnaie commune avec bimétallisme or-argent et réunissant notamment à la France de Napoléon III l’Italie et la Grèce. On peut ajouter à cela la péninsule ibérique, sous influence française durant tout le XVIIIe siècle et qui, au regard de la rivalité franco-allemande, fait figure d’arrière-cour française.

La zone d’influence allemande, c’est l’Europe centrale et de l’Est, soit la zone correspondant à l’ancien empire Austro-hongrois, auquel on doit ajouter la Pologne.

L’Angleterre, puissance du « grand large », n’a pas de zone d’influence en Europe parce que son calcul a toujours été différent : elle ne cherche pas à faire jeu égal avec les grandes puissances continentales mais seulement à s’assurer que celles-ci le font entre elles et que règne un équilibre qui empêche l’une ou l’autre de s’imposer sur le continent et de nuire à l’Angleterre ; c’est pourquoi, depuis qu’elles sont toutes deux démocratiques, l’Angleterre soutient tantôt la France, tantôt l’Allemagne, et toujours le plus faible des deux, pour maintenir l’équilibre ; et lorsque France et Allemagne sont unies, l’Angleterre pousse à la désunion.

De fait, on s’aperçoit bien souvent qu’au sein de l’Union européenne, chacune des trois puissances a continué à jouer son jeu traditionnel en s’appuyant sur sa zone d’influence traditionnelle.

Le meilleur exemple de cela est probablement la position de la France dans la crise de la dette : contre l’Allemagne et les pays « vertueux » de l’Est, la France a pris le parti des pays dont on a craint le défaut total ou partiel : le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Grèce. Les commentateurs ont généralement dit que, la France étant elle-même très endettée, se sentait plus proche des pays du sud de l’Europe, et que là était la raison de son positionnement en prévision du moment éventuel où sa propre dette commencerait à poser problème. Mais en réalité, derrière cela, on voit reparaître la zone d’influence française traditionnelle : la péninsule ibérique et les pays de l’Union latine. La France n’a pas pris leur parti uniquement parce qu’elle se sentait « sœur de dette » avec eux, mais parce qu’ils sont ses soutiens traditionnels ; inversement, les « pays vertueux » se trouvaient être la zone d’influence traditionnelle de l’Allemagne. A travers la crise de la dette, c’est donc une permanence de la rivalité franco-allemande que l’on a vu s’exprimer.

Et cela au moment où le leadership allemand, disais-je, atteignait son apogée. Je parle d’apogée parce que, depuis, cette domination allemande de la politique européenne a pris un coup, et cela s’explique précisément par ce jeu des sphères d’influence : la crise migratoire a placé l’Allemagne en situation de confrontation directe avec la Pologne, la Hongrie, l’Autriche, bref sa sphère d’influence naturelle, ces pays refusant l’accueil massif demandé par Angela Merkel. Dans le même temps, la France avait plutôt réussi, en obtenant une politique accomodante de la BCE, à défendre les intérêts de sa propre sphère d’influence, c’est pourquoi la relation franco-allemande est en train de se rééquilibrer, et cela en dépit du fait que la France n’a nullement amélioré ses propres résultats économiques alors que ceux de l’Allemagne sont toujours aussi bons. Comme quoi l’économie est loin de tout expliquer.

Il faut noter encore que l’on dit souvent que l’Europe ne peut se faire que grâce au moteur de l’entente franco-allemande, que le « couple » franco-allemand est décisif, et cela est vrai, pour la simple et bonne raison que la France, l’Allemagne et leurs zones d’influence traditionnelles constituent l’essentiel de l’Union européenne.

Mais le grand paradoxe est que l’Union européenne, fruit de l’entente franco-allemande, demeure le théâtre de la rivalité franco-allemande.


4 – De quoi ces conflits modernes sont-ils l’échec ? Peut-on attribuer ces tensions à un vice de conception du projet européen, comme le fait d’ériger la « compétition pacifique » entre Etats- membres au rang de projet politique indépassable ?

Je ne dirais pas que ces conflits modernes sont l’échec de quelque chose. Ils sont plutôt le corollaire d’un phénomène : l’évolution européenne vers l’apparition d’une nation européenne. On n’a jamais vu une telle évolution se faire sans les heurts et les tensions que l’on observe.

De la même manière, je ne dirais pas qu’il y a un « vice de conception » du projet européen, dans la mesure où il me semble que la construction européenne est un phénomène naturel. Après le grand siècle de la colonisation, des guerres mondiales, de la perte de la suprématie mondiale et de l’apparition des géants américain et soviétique, les Européens ont subi des contraintes environnementales qui les ont poussés à prendre conscience de leur proximité. Par ailleurs, la démocratie s’étant installée dans tous les grands pays européens après la Seconde guerre mondiale, l’identité de régime a effacé un grand facteur de division idéologique et fait ressortir d’autant la communauté de culture entre les pays européens. Donc, je dirais que cette convergence européenne, et jusqu’à l’émergence d’une nationalité européenne, sont assez naturels. On est même face à un cas assez typique d’apparition d’un « Etat universel » suivant le modèle d’Arnold Toynbee, c’est-à-dire un Etat regroupant toutes les communautés politiques appartenant à une même civilisation.

Cependant, dans la mise en œuvre du projet, il peut effectivement y avoir des vices. Le principal, à mon sens, est dans la relative déconnexion entre la nouvelle élite européenne et les peuples européens. Il est intéressant de noter que ce vice est le même qui affecta dans l’Antiquité les ligues grecques. C’est un thème que j’ai explicité notamment sur mon blog ( http://www.historionomie.com/archives/2015/07/22/32392531.html ) les nations européennes en s’unissant ont reproduit le schéma des cités grecques antiques qui formèrent la Ligue achéenne, avec des institutions communes, une monnaie commune. Mais ce faisant, des cités démocratiques intégrèrent un système qui l’était moins, et si les élites y trouvèrent leur compte, puisqu’elles avaient part aux institutions globales, les peuples avaient le sentiment de perdre des droits, d’où un populisme important qui entraîna de grands troubles, et des guerres.

Avec l’Union européenne, on observe le même phénomène, et les peuples européens, ou du moins une partie, vivent mal le fait de voir émerger un régime européen qui leur semble moins démocratique que les démocraties nationales d’hier.

Toutefois, il faut voir qu’à long terme, en dépit du relatif échec de la ligue achéenne, qui fut dissoute, on vit apparaître une nation grecque, qui existe aujourd’hui, et dans laquelle ont disparu toutes les nations grecques antiques. Je ne saurais pas dire si l’Union européenne vivra, je suis même plutôt enclin à penser qu’elle va entrer des temps de division et que ses institutions actuelles n’y survivront peut-être pas, mais je suis convaincu que, dans mille ans, l’Europe sera beaucoup plus intégrée, unie et homogène qu’elle ne l’est aujourd’hui, sur le modèle de ce qu’ont connu nos ancêtes hellènes.