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Les Etats-Unis sont-ils en train de perdre la bataille pour la domination mondiale ?

Les Etats-Unis sont-ils en train de perdre la bataille pour la domination mondiale ? La question peut paraître étonnante puisque nous soulignions hier combien l’Union Européenne se soumettait à Washington. En réalité, l’un n’exclut pas l’autre: les Européens ne semblent pas voir combien les Etats-Unis sont contestés actuellement sur tous les fronts au point que certains observateurs jugent qu’ils perdent la bataille de la domination mondiale. Surtout, si l’on prend au sérieux l’idée selon laquelle l’affrontement actuel n’est pas limité à un champ de bataille, on comprend mieux pourquoi la Russie n’est pas pressée de conquérir Kharkov ou Odessa: la guerre d’Ukraine n’est qu’une petite partie d’une “guerre hors limites” (pour reprendre le cadre théorique de Qiao Liang et Wang Xiangsu) , menée dans les domaines diplomatiques, économique, financiers, technologique etc…Et plus l’on élargit le champ, plus l’on constate que les Etats-Unis sont en difficulté.

Les Etats-Unis ont encouragé Zelensky à refuser toute négociation avec la Russie parce qu’ils étaient convaincus qu’une guerre userait la Russie. Or il semble que ce soit le contraire qui soit en train de se passer. La guerre d’Ukraine est en train d’user les Etats-Unis.

Il semble avant tout que les USA ne se soient pas rendus compte qu’ils déclenchaient un affrontement véritablement planétaire. Et qu’ils avaient en face d’eux des pays bien mieux préparés à mener ce que Qiao Liang et Wang Xiangsu ont appelé la ‘guerre hors limites”.

La Guerre hors limites

Rappelons sa définition:

Qiao Liang (乔良, 1955-), est un théoricien militaire chinois et général de division à la retraite de l’Armée de l’air populaire de libération. Il est aussi secrétaire général adjoint du Conseil d’études sur la politique de sécurité nationale et membre de l’Association des écrivains chinois.

Qiao est surtout un auteur reconnu pour la publication en 1999 d’un influent ouvrage pour comprendre la stratégie politique chinoise La Guerre hors limites (超限战), coécrit avec Wang Xiangsui. Dans leur œuvre, les deux auteurs proposent une vision nouvelle de la confrontation entre les États-Unis et la Chine qui dépasse désormais le simple champ militaire, en affirmant que ce nouveau « champ de bataille de la guerre hors limites n’est pas le même que par le passé puisqu’il comprend tous les espaces naturels » mais aussi le nouvel horizon de la fin du XXème siècle que représentait « l’espace en pleine croissance de la technologie. Pour les deux auteurs, en attestent leurs travaux publiés subséquemment, cette « guerre hors limites » est toujours d’actualité, et doit signifier pour la Chine l’emploi de moyens non militaires — tous les espaces financiers, juridiques, et technologiques —  pour prendre le dessus sur les États-Unis

Le Grand Continent, 3 juin 2023

Dix exemples des difficultés de Washington et ses alliés dans la nouvelle “guerre hors limites”

Je donnerai dix exemples flagrants des difficultés des Etats-Unis ou de leurs alliés dans cette “guerre hors limites”:

+ La Russie vient de réaliser des exercices militaires à Cuba, avec une simulation de frappes avec des missiles hypersoniques. Les Etats-Unis ont assisté impuissants à cette incursion russe qui comprenait, entre autres, la frégate “Amiral Gorshkov” chargée d’armes hypersoniques, le sous-marin nucléaire polyvalent “Kazan”.

+ Le porte-avion américain Eisenhower a été atteint par des tirs de missiles d’Ansarallah en Mer Rouge. Les Etats-Unis n’ont pas concédé de dégâts publiquement mais le Pentagone a communiqué sur les difficultés de l’opération contre les Houthis. Le trafic en Mer Rouge a baissé de 90%, la marine américaine se révélant incapable de protéger les convois.

+ Plus fondamentalement, la tendance des puissances qui veulent échapper au contrôle des routes maritimes par l’Occident est de leur substituer des routes terrestres eurasiennes. La carte suivante montre comment, à la faveur de la guerre d’Ukraine s’est renforcé et développé le corridor nord-sud, menant de Moscou à Mumbaï en passant par l’Iran:

+ La Chine, en refusant d’y participer, a en pratique fait échouer la conférence de paix qui se tenait en Suisse, amenant les organisateurs à reprendre une partie du plan de paix chinois pour l’Ukraine . Les Etats-Unis ont en particulier échoué à maintenir leur idée absurde d’une conférence de paix sur l’Ukraine qui se tiendrait sans la Russie.

+ Il y a quelques jours, l’accord entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, qui amenait cette dernière à n’effectuer ses transactions pétrolières qu’en dollars, en échange d’une protection militaire américaine pour le royaume, n’a pas été renouvelé. M.K. Bhadrakumar y voit l’annonce d’un déclin du dollar, d’autant plus que l’Arabie Saoudite se joint à titre expérimental à la plateforme chinoise de paiement en monnaie numérique m-Bridge.

+ Une part de la guerre en cours qui n’est jamais mentionnée ou presque, ce sont les cyberattaques. Par exemple, les services publics et les entreprises, en Israêl, sont soumis à des cyberattaques quasi-quotidiennes dont, bien entendu, Tel-Aviv ne fait pas état pour éviter de faire connaître ses vulnérabilités. (J’en ai fait état à piusieurs reprises dans mes bulletins sur la guerre de Gaza).

+ Une guerre d’influence intense est engagée pour savoir si l’ONU restera le principal forum des discussions internationales ou bien si la victoire apparente de son blocage par les Occidentaux – Etats-Unis en tête – débouchera sur une “victoire à la Pyrrhus”, la majorité des pays du monde préférant se tourner vers les BRICS, l’Organisation de la Coopération de Shanghai etc….

+ La justice internationale est devenu un lieu de rivalité intense: des plaintes de l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour Internationale de Justice aux vaines pressions exercées par les Etats-Unis sur la Cour Pénale Internationale, pour éviter des poursuites contre Benjamin Netanyahu et d’autres décideurs israéliens, en passant par les poursuites engagées contre Vladimir Poutine par la même CPI, un affrontement intense a lieu, qui ne tourne pas de manière univoque à l’avantage de l’Occident.

+ De plus en plus, les élections font partie de la “guerre hors limites”. Sans parler des enjeux de la prochaine élection présidentielle américaine, remarquons comme Emmanuel Macron a raté son instrumentalisation des élections européennes, dont il avait espéré faire un référendum en faveur de la guerre contre la Russie.

+ Une guerre de communication intense est menée sur internet et les réseaux sociaux. Les Occidentaux ont été incapables d’imposer leurs narratifs sur la guerre d’Ukraine ou la guerre de Gaza à l’ensemble de la planète.

La Russie et la Chine s’étaient mieux préparées à la “guerre hors limites” que les USA et l’UE

Dès le début de la guerre d’Ukraine j’avais insisté sur l’intensité modérée de l’effort de guerre parce que le pouvoir russe avançait à l’abri de sa révolution militaire (armes hypersoniques en particulier) et qu’il voulait à la fois épargner la vie des soldats russes et des civils ukrainiens.

J’avais aussi, immédiatement, pressenti qu’il existait un lien entre le rythme du basculement géopolitique mondial et celui de la guerre menée en Ukraine.

Depuis que j’ai lu “La Guerre hors limites”, dont je parlais plus haut, je comprends mieux combien Russes, Chinois, Iraniens, s’étaient préparés à un conflit d’un nouveau genre avec les Etats-Unis.

La guerre est menée dans tous les domaines: militaire, bien entendu, mais aussi technologique, économique, financier, psychologique. Ni la Russie ni la Chine ne veulent se laisser entraîner dans un conflit militaire “total” qui les détourne de mener l’affrontement dans d’autres secteurs. A Moscou, à Pékin, à Téhéran, on préfère jouer l’usure en attendant que le monde occidental, avec les Etats-Unis en leur cœur, connaissent des craquements irrémédiables.